Bulletin 10 / Février 1998

Expression "ALLER (A) GENDRE"

A propos du régime matrilocal et des substitutions patronymiques

Que signifie l'expression "ALLER (A) GENDRE" ?

par Eric-André Klauser, historien

Comme toutes les sciences, la généalogie pose parfois à ses adeptes certains problèmes de terminologie. Ainsi, est-il assez fréquent de rencontrer dans les actes des XVe, XVIe et XVIIe siècles un patronyme suivi de l’adverbe « alias » (=autrement dit) ou de l’adjectif « dictus » (=dit), eux-mêmes suivis d’un second patronyme. Par exempte : CLERC alias VAUCHER, deux noms de famille parmi les plus anciens de Fleurier. A quelles particularités anthroponymiques a-t-on affaire dans un tel cas ? Il peut s’agir de différentes formulations de la mutation progressive d’un patronyme : la substitution au nom originel de celui de la charge ou de la profession exercée par son porteur (par exemple, au XVe siècle, Jehan GIRARDIN, camérier et couturier du comte de Neuchâtel, Rodolphe DE HOCHBERG, est mentionné sous la forme GIRADIN alias CHAMBRIER ; dès le début du XVIe siècle, le patronyme CHAMBRIER l’emporte sur celui de GIRARDIN) ; le remplacement du nom de lieu d’origine par un vrai nom de famille (par exemple, à la fin du XVIIIe siècle, à Cernier, les DE LA CHENAUL alias CARREL deviennent tout simplement les CARREL); la supplantation par un nouveau statut d’état civil d’un patronyme antérieur (par exemple, au tout début du XVe siècle, également à Cernier, un Jaquetus dictus li vevo – le veuf – , fils de feu Jeannin d’Essert, devient le premier VEUVE de la communauté ; voir Jean COURVOISEIR, «Essai sur les habitants de Cemier du XIVe au XVIIIe siècle », dans Musée neuchâtelois, 1969), etc.

Le cas CLERC alias VAUCHER a trait, lui, à un usage coutumier du Pays de Neuchâtel : le régime matrilocal qui, selon l’ethnologue Claude LÉVI-STRAUSS, conduisait les gendres à établir leur résidence avec femme puis, éventuellement, enfants, au foyer de leurs beaux-parents (par opposition au système patrilocal qui fixe le domicile du jeune couple chez les parents du mari). Ce type de regroupement familial se traduisait, dans le Jura franco-suisse, par la locution aller gendre ou aller à gendre ou encore se marier gendre. George-Auguste MATILE, historien et juriste, dans Déclarations et Points de coutume rendus par le Petit-Conseil de la ville de Neuchâtel (1836) en donne la définition, qui observe que cette formule s’appliquait à « un mari qui va demeurer chez son beau-père et se nourrit, lui, sa femme et ses enfants, du bien commun, sous la condition d’exercer son industrie pour l’avantage de la maison ». Dans un autre ouvrage, Histoire de la Seigneurie de Valangin, jusqu’à sa réunion à la Directe en 1592 (1852), le même auteur confère à cette expression un sens un peu différent : « Lorsqu’un bourgeois établi au dehors n’avait que des filles, et que celles-ci épousaient des hommes de franche condition et venaient fixer leur domicile dans la maison paternelle, leurs maris acquéraient les mêmes droits que possédait le beau-père. C’était ce que l’on appelait «aller à gendre». A remarquer aussi qu’aux avantages matériels d’une telle disposition s’ajoutait souvent, pour le beau-fils, le droit de porter le patronyme de la famille de sa femme. Jacques-François BOYVE, avocat, dans son Dictionnaire de définitions et de remarques pour l’intelligence des loix de la Principauté de Neuchâtel (1773), avait déjà noté que « celuy qui épousoit une fille unique que etoit Bourgeoise d’un lieu, et qui alloit à Gendre dans la maison de son beau père, acquerroit par là la condition bourgeoise de sa femme ».

Evoquant l’intervention active de quelques femmes dans les Reconnaissances de 1594 établies par le commissaire Lucas DUMAINE, Jean COURVOISIER, ancien archiviste de l’Etat, dans un « Essai sur les noms des habitants de Fleurier du XIVe siècle au XVIIe siècle » (Musée neuchâtelois, 1968), conclut : « Contrairement à plusieurs cas ci-dessus, c’est Abraham BOREL, de Môtiers, qui reconnaît les biens de sa femme, Guillama VAUCHER. Ceci nous ramène au problème des gendres qui finissent parfois par prendre le nom du beau-père. Bernard Je(h)an CLERC alias VAUCHER, le père de Guillama, était dans la même situation que Guillaume VAUCHER et ses frères, petit-fils de Je(h)an CLERC, de Môtiers, dont un passage du texte dit, de manière fort claire : estant venu gendre en la maison de feu Jaques Vaulchier. Ainsi peut-on saisir la substitution du nom plus nettement que dans un cas semblable de la même souche, concernant Claude, fils de Pierre CLERC alias VAUCHER, lui-même fils de Pierre, gendre en la maison de feu Jacques VAUCHER. En revanche, il existe trois VAUCHER dit CLERC, dont il est précisé un cas : VAUCHER dit et nommé CLERC. »

Grâce aux travaux généalogiques de Pierre-Arnold BOREL et de Pierre-André CLERC, l’exemple cité par Jean COURVOISIER peut être complété par les données suivantes. Vivant à Môtiers dans la première moitié du XVIe siècle et mort avant 1553, Pierre CLERC eut deux fils : Je(h)an et Pierre. Tous deux devinrent gendres en la maison de Jaques VAULCHIER (VAUCHER), de Fleurier, Je(h)an épousant Perrenette VAUCHER et Pierre Clauda VAUCHER, sœur de Perrenette. A la mort de leur beau-père, ils reprirent son nom et ses biens. 

Je(h)an CLERC et ses descendants, précise Pierre-André CLERC, jusque vers 1630, furent appelés le plus souvent CLERC dit VAU(L)CHIER tandis que Pierre CLERC (mort avant Noël 1553) et les siens, VAU(L)CHIER dit CLERC, puis VAUCHIER et enfin VAUCHER.

Jehan CLERC, mort entre 1558 et 1568, eut de son mariage avec Perrenette VAUCHER sept enfants putatifs1 , dont Bernard Je(h)an CLERC alias VAUCHER (mort avant 1594) qui, lui, allié N… JEQUIER, eut quatre enfants, dont Guillama, future épouse d’Abraham BOREL, de Môtiers. Quant à « Guillaume et ses frères, petit-fils de Je(h)an CLERC », soit Guillaume dit Guenaud, Jaques, Je(h)an et David, ce sont quatre des dix enfants présumés de Pierre CLERC (maréchal, mort avant le 17.08.1611), lui-même fils de Je(h)an CLERC alias VAUCHER et frère de Bernard Je(h)an précité.

Dans Comment réaliser sa généalogie, Histoire de la famille. Origine des patronymes (1991), l’historien Pierre-Yves Favez, auteur du chapitre «La famille, aperçu historique du Moyen Age à nos jours » constate : Pour nous aujourd’hui, ce qui identifie une famille et constitue sa marque distinctive, c’est son nom, son patronyme. Il convient de se souvenir qu’au haut Moyen Age chaque individu ne portait qu’un nom. C’est à la fin du Xe siècle (…) qu’apparaissent les premiers surnoms – nom du père ou celui d’un lieu. Leur usage va s’étendre et se diversifier graduellement pour tendre à devenir héréditaire dès le XIIIesiècle, l’emploi d’un seul nom disparaissant au XIVe siècle. L’évolution est pratiquement achevée au XVIe siècle. Il faut cependant reconnaître que les patronymes sont encore instables dans bien des cas et que les doublets, nombreux au XVe siècle, soulignés par un alias ou un autrement dit, demeurent assez fréquents. L’hésitation entre deux possibilités durera jusqu’au XVIIe siècle où l’une finira par s’imposer. Pourquoi de tels doublets ? il existe de multiples motifs, liés notamment à la profession, à l’origine, la résidence… sans oublier un aspect pratique : lorsqu’un gendre vient s’établir chez son beau-père, le nom de ce dernier, plus connu que ceux de l’endroit, tiendra naturellement à se substituer au sien2. II peut aussi signifier son affiliation. Car si la famille est d’abord nucléaire, il arrive aussi qu’elle s’élargisse et que les enfants mariés s’installent dans la maison du père (régime patrilocal). Au décès de ce dernier, les indivisions sont relativement fréquentes et durent un certain temps ».

En guise de conclusion, on reprendra encore les recommandations de Pierre CHESSEX dans Origine des noms de personnes (1946) : « Dans les actes en latin du Moyen Age, on rencontre fréquemment certaines formules qui n’ont pas toujours été bien comprises, telles que dictus, « dit, appelé », qui dicitur, «qui est dit, surnommé», appellatus, «appelé, nommé», cognomine, cognomento, «surnommé», alias, «autrement dit», destinées à mettre en vedette le surnom le plus usité, le plus notoire, ou à rappeler un nom tombé en désuétude depuis que l’a emporté le surnom. Alias a surtout prêté à confusion chez certains auteurs. C’est un adverbe latin, qui prend ici le sens d’aliter, « autrement », ou mieux, « autrement dit » ; il ne faut donc pas le traduire par « autrefois » ou par « allié » ! La signification de dictus et d’alias est bien distincte. Alias implique une certaine indifférence dans le choix des termes, dictusmarque la préférence ».

1 Fin XIVe siècle, du latin ecclésiastique putavius, de putare « estimer, supposer », celui qui est supposé être l’enfant, le père de tel ou tel.

2 A tite d’exemple, on peut signaler, au XVe siècle, le cas de Othenin PERRENOUD, de La Sagne, qui épouse Perrenette SAGNE, elle aussi de La Sagne, et qui s’installe chez son beau-père, Jehan SAGNE TOCHENET, dont il reprendra le domaine. Guillaume, le fils d’Othenin, puis ses descendants, porteront désormais le patronyme SAGNE (voir Pierre-Arnold et Jacqueline Borel : Livre de raison & Chronique de famille, Quartiers Perrenoud, p. 43 D 211 et 212).