Bulletin 12 / Février 1999

Procès-verbal du 25 avril 1998

Procès-verbal de notre sortie du 25 avril 1998 au Locle

par Germain Hausmann

Présentes : 25 personnes.

A 10 heures, tout le monde est fidèle au rendez-vous, devant les moulins souterrains du Locle. Une aimable guide qui va nous faire découvrir ces bâtiments peu ordinaires nous accueille à l’entrée.

Historique des moulins souterrains

Le Locle se trouve au milieu de la chaîne du Jura. Cette ville occupe une vallée fermée de tous côtés, qui n’a comme sortie qu’une sorte d’échancrure dans le rocher qui, par sa forme, a reçu le nom évocateur de Cul de Roches (nom changé pudiquement en Col des Roches au XIXe siècle). En temps géologique, cette cuvette formait un lac jusqu’à ce que l’eau trouve un chemin souterrain pour accéder à la vallée du Doubs.

Vers 1150, la région du Locle est donnée aux chanoines de Fontaine-André, de l’ordre de Prémontré, pour y accélérer le défrichement. A l’époque, la région, fort peu peuplée, ne sert sans doute que de pâturage d’été. Cette dépression, pour autant qu’on puisse la décrire, comportait un petit lac (Le Locle signifie petit lac) d’où s’échappait une petite rivière, appelée le Bied, qui, après quelques méandres dans une zone marécageuse, allait se perdre dans une grotte. Dans cette cavité creusée par l’eau furent installés les moulins que nous allons visiter.

Si les premiers aménagements appartiennent aux frères Vuillemin, des Combes, vers 1549, le mérite d’avoir développé la partie souterraine revient à David Sandoz vers 1660. En 1692, les Sandoz font faillite. Le moulin passe de famille en famille jusqu’en 1840. Il appartient en ce temps-là à Jean Georges Eberlé qui fait construire les imposants bâtiments externes actuels. Il installe en outre à l’intérieur des rouages et aménagements modernes et performants pour l’époque. Cette installation doit s’arrêter en 1866, car l’eau est détournée pour produire de l’électricité. Les bâtiments sont réaménagés et serviront dès lors comme abattoir frontière. Quant à la grotte, elle devient un égout malodorant, un lieu où s’entassent détritus et immondices. En 1963, les abattoirs font place à une station de lavage de voitures. L’eau chimique qui s’écoule dans la grotte attaque la pierre, mais permet la décomposition des déchets antérieurs.

Dès les années 1950, des amateurs du passé rêvent de rendre vie à cet exemple de l’ingéniosité humaine. Aussi, le 21 juin 1973, 6 personnes pénètrent dans la cavité. Elles décident peu après de tenter une action de sauvetage. Bien vite, une Confrérie des meuniers du Col des Roches vient les épauler. Dès le 5 juillet suivant, chaque jeudi, un groupe de passionnés s’évertue à extraire de la cavité tous les déchets qu’elle contient, tâche dont on ne mesurait pas l’ampleur au début. Après bien des efforts, en 1987, les moulins sont enfin prêts pour recevoir des visiteurs.

La visite des moulins souterrains

Après cette introduction, notre guide nous invite à pénétrer dans la grotte elle-même. Elle contenait en période de pleine activité une scierie, deux moulins et une rebatte. L’eau, passant d’une roue à l’autre, donnait à chacune son énergie. Au fond, soit 32 mètres plus bas, le ruisseau se perdait dans une fente étroite pour rejoindre son cours naturel.

Au début de notre visite, nous entrons dans une sorte de bâtiment formé de trois étages et surmonté d’un toit. Quelle est l’utilité de ce toit dans une grotte ? Cela est dû à la porosité du calcaire qui laisse filtrer l’eau. Il « pleut » donc à l’intérieur de la cavité. Il faut ainsi protéger de l’humidité les grains et la farine sortant trois étages plus bas.

Au pied de cet édifice se trouvait la scierie. Pour introduire des billes de bois complètes à l’intérieur de la montagne, les « scieurs » durent creuser ex nihilo un conduit à hauteur d’homme menant en pente douce de l’extérieur à la scie. Nous l’emprunterons pour  ressortir à la fin de notre visite.

Tout au fond, se trouvait la plus grande roue de 6 mètres de diamètre. De là, l’eau s’écoulait par une petite faille. Il fallait faire attention à ce que ce passage ne se bouche pas. Une grille empêchait que de trop gros détritus s’y engouffrent. Des enfants, car l’endroit est très étroit, étaient chargés de le curer périodiquement.

On imagine mal dans quelles conditions devaient travailler les meuniers. L’ endroit était froid, humide. Le bruit des chutes d’eau et des rouages était assourdissant. Enfin, les travailleurs disposaient de moyen d’éclairage rudimentaire, les lampes à huile ne jetaient que des ombres fugaces sur les rochers. L’ambiance à l’intérieur de cette cavité devait être dantesque. Ces moulins furent souvent visités par des personnages célèbres. Certains écrivains (par exemple le célèbre conteur Andersen) en gardèrent un si vif souvenir qu’ils
ont décrit les lieux dans quelques-uns de leurs écrits.

Quant à nous, heureux habitants du XXe siècle, un sort favorable nous permet d’accomplir cette visite sans aucun de ces désagréments. Nous pouvons aller dîner en toute tranquillité d’âme dans le restaurant voisin. Cependant, comme il nous reste un peu de temps, en guise d’apéritif, notre président d’honneur, M. Pierre-Arnold Borel, nous emmène de l’autre côté du tunnel pour admirer le « Rocher des écussons » qui marque la frontière entre la Suisse et la France. Voici ce qu’en dit Jean Courvoisier dans son livre sur les Monuments d’art et d’histoire du canton de Neuchâtel : « Des commissaires … en 1704 [y] firent sculpter les armes de Bourgogne et de Neuchâtel. … Lors d’une nouvelle délimitation en 1766, on ajouta de part et d’autre les armes de Neuchâtel (chevrons sans pal) et du roi de France. Ces écus toujours visibles contre le rocher, au-dessus des dates 1766 et 1819, présentent la particularité d’utiliser une représentation archaïque des armes de Bourgogne, et pas celles de la Franche-Comté. »

La bibliothèque municipale

Après le repas, nous nous rendons en ville du Locle. Nous allons y visiter la bibliothèque municipale sous la direction de Pierre-Yves Tissot-Daguette, son bibliothécaire. Il s’agit d’une institution relativement modeste, ce qui ne l’empêche d’être assez ancienne. Sa création suit de peu celle de sa consœur de Neuchâtel.

En 1712, Jean-Pierre Girardet, du Locle et de La Chaux-de-Fonds, s’en va en Prusse-Orientale. Il y restera 25 ans et y aura 6 enfants. Parmi ceux-ci, Samuel, de retour dans nos montagnes, se lance dès 1738 comme libraire-relieur au Locle. Alors que sa famille s’occupe de la boutique, il n’hésite pas à pratiquer le colportage dans les régions proches jusqu’au Jura et en Franche-Comté. Il s’essaie aussi à l’édition. Ces productions ne sont pas toujours d’un grand intérêt. Ainsi, il réunit dans un même volume les gravures bibliques faites par ses enfants, Abraham et Alexandre, alors à peine sortis de l’adolescence, mais ne peut éditer la bible correspondante (1). A côté de l’échoppe de livres, cette famille crée un cabinet littéraire, qui comptera au début du XIXe siècle environ 3000 volumes. Ce fut la première bibliothèque de la région.

Parallèlement, Balthazar Lüthard, premier organiste du Locle, fait paraître dès 1806 une Feuille d’avis des Montagnes sur proposition d’un chapelier qui taquinait la muse, Philippe Courvoisier. Ce périodique ne comporte à l’origine que des avis au service des habitants du lieu, mais, peu à peu, la partie rédactionnelle augmente. Malheureusement, Lüthard est expulsé du canton en 1818. Courvoisier reprend en main l’affaire. Ce journal paraîtra sous sa férule jusqu’en 1867. Il fusionnera par la suite avec l’Impartial, autre création de la famille.

En 1830 enfin, pour fêter le 300e anniversaire de la Réforme, les deux pasteurs du Locle, Messieurs Jean-François Daniel Andrié et Gélieu, offrent une bibliothèque à leur paroisse. Elle connaît des débuts modestes (120 livres à l’origine), mais se montera petit à petit, en particulier grâce aux dons de personnalités locales dont les collections privées renferment certaines fois des raretés.

La Bibliothèque de Locle, qui comprend environ 43000 ouvrages, occupe depuis environ 15 ans les locaux actuels. Deux étages sont consacrés à la lecture publique, avec livres en libre accès, mais les caves et les greniers renferment de nombreux autres ouvrages rares ou pittoresques, que Monsieur Tissot se fait un plaisir de nous présenter.

Nous montons tout d’abord au troisième. Là se trouve le fonds ancien. Il s’agit pour notre hôte d’y rassembler tout ce qui concerne la Ville et le district du Locle. Sa quête n’est de loin pas terminée et il y emploie une partie de son énergie. Il a d’abord rassemblé pour nous des ouvrages écrits par des Loclois : Jean Gabus, Roger Favre, Louis Albert Zbinden, Bernard Liègme, etc. Ici se trouve aussi le fonds T. Combe, femme de lettres fort connue même en dehors de nos frontières. Toutes ses œuvres majeures sont ici conservées, bien entendu, mais aussi une quantité de brochures (par exemple des pamphlets contre l’alcoolisme, l’un des chevaux de bataille de notre écrivaine) comme sa correspondance (par exemple avec le peintre Paul Robert, le révolutionnaire James Guillaume ou l’écrivain  Adolphe Ribaux, soit plus de 2500 lettres). A ce fonds, appartient aussi sa table de travail, de style Louis XIII.

Au passage, prenons le temps de nous extasier sur un grand ouvrage : les magnifiques lithographies d’Agassiz (2)

Passons maintenant au Fonds des manuscrits : voici le journal de Jacques Sandoz, perruquier et notaire (1693-1711), celui de Pierre Frédéric Droz dit l’Américain (récit de voyages, notes minéralogiques), de Jean-Jacques Huguenin (récit d’un voyage aux Antilles avec dessins).

Sur une autre table, se trouvent divers livres parlant du canton de Neuchâtel et de l’horlogerie. Voyons tout d’abord dans Matile la première mention du Locle (3), puis l’ouvrage de Horace Bénédict de Saussure sur les Alpes (4), enfin celui d’Huguenin sur les clochers neuchâtelois (5).

Au quatrième étage se trouve le fonds d’origine de la bibliothèque, soit environ 8 000 livres : un Don Quichotte illustré (6), traduction de Louis Viardot, avec les dessins de Gustave Doré, Paris 1863, un livre sur les monnaies d’Europe (7), le dictionnaire de Bayle (8), les célèbres gravures de Granville (9).

Plus loin. nous pouvons admirer quelques-uns des livres les plus anciens de cette bibliothèque : un almanach prétendument de 1511 (10), un ouvrage d’Erasme de 1523 (11), un traité du médecin Gabriel Fallope (12), une édition d’Ambroise Paré (13), autre célèbre thérapeute, une Bible allemande de 1530-1531 avec ais en bois et coins ferrés (14). Le XVIIIe siècle n’est non plus pas absent. Prenons par exemple cet ouvrage d’Albert de Haller (15), avec ses gravures originales coloriées par la suite.

Nous descendons ensuite au sous-sol où est entreposée une des collections les plus complètes de la Feuille d’avis des Montagnes. A propos, de ce périodique, Monsieur Tissot nous raconte une anecdote. En 1845, son éditeur, voulant changer de presse, s’en va à Paris. Au cours de ce voyage, il est frappé par l’immense vogue des feuilletons dans les journaux de la capitale française. Pourquoi ne pas faire de même au Locle ? se dit-il. En conséquence, dès le 8 novembre 1845, il commence la publication du célèbre « comte de Monte-Cristo » . Cette édition pirate a paru avant d’autres journaux plus prestigieux et lui a rapporté beaucoup de lecteurs et de nombreux nouveaux abonnements.

Nous nous arrêtons encore devant les rayonnages où est conservé le fonds que notre société a déposé à la Bibliothèque du Locle. Là, se trouvent nos archives, nos procès-verbaux et nos livres. Nous enjoignons toutes les  personnes intéressées de venir les consulter ici au Locle. Un inventaire en a été fait et permettra à quiconque d’en connaître la richesse.

Nous remontons ensuite dans la salle de travail, excellente au demeurant : tous les usuels à proximité, des tables pour étudier, des atlas à profusion, et même un endroit de détente pour lire les journaux. Sur une table, est exposée une collection de dédicaces constituée par Charles Chautems. Dans certains volumes, nous remarquons les signatures de Ramuz, de Monique Saint-Hélier, de Marie Mauron. etc. Des discussions s’engagent ensuite entre nous, de petits groupes se forment qui, peu à peu, deviennent de plus en plus clairsemés. Chacun, en retournant dans ses pénates, pourra dire que la « petite » bibliothèque du Locle recèle des richesses insoupçonnées.

Notes

(1) Histoire du Vieux et du Nouveau Testament représentée en 466 figures en taille douce, avec deux cartes, Le Locle chez Samuel Girardet 1781; reprenant les gravures de ses enfants parues dans La Sainte Bible qui contient le Vieux et le Nouveau Testament … par J.-F. Ostervald, Neuchâtel Société typographique 1779, 5e éd.

(2) Louis Agassiz, Histoire naturelle des poissons d’eau douce de l’Europe centrale, Neuchâtel, 1839.

(3) Monuments de l’histoire de Neuchâtel … publiés par Georges Auguste Matile, Neuchâtel 1844, t. I, p. 13 :
« Dazu die Gab Renolds von Wallendis und Wilhelms, sins Suns, … die Tal von dem Locloz ». 

(4) Horace Bénédict de Saussure, Voyages dans les Alpes, précédés d’un essai sur l’histoire naturelle des environs de Genève, Neuchâtel, 1779.

(5) Oscar Huguenin, Les clochers neuchâtelois, Neuchâtel 1891.

(6) Miguel de Cervantes Saavedra, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de La Manche

(7) Jean Michel Benaven, Le caissier italien ou l’art de connoitre toutes les monnaies …, s.1. 1787

(8) Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Amsterdam-Leyde-La Haye-Utrecht 1740, 5e éd.

(9) Vie privée et publique des animaux, vignettes de J.-J. Granville, publié sous la direction de P. J. Stahl, avec la collaboration de Balzac, Benjamin Franklin, Alfred de Musset, George Sand, etc., Paris 1867.

(10) Calendrier et compost des Bergers composé par le Berger de la Grande Montagne fort profitable à gens de tous estats, réformé selon le calandrier de feu nostre SAint Père, le pape Grégoire, année 1510. (NB. : Le pape Grégoire XIII (1502-1585) ayant réformé le calendrier en 1582, cet almanach n’a pu paraître en 1510, une note manuscrite en bas de page datant l’ouvrage de 1612, semble beaucoup plus crédible).

(11) Erasme, D. Erasmi Roterodami paraphrasis in Evangelium secundum Joannem , Bâle 1523

(12) Gabriele Falloppio, Gab rielis Falloppii Montinensis de medicatis aqvis atqve de fossilibus tractatvs pulcherrinmvs, Venise, 1619

(13) Ambroise Paré, Les oeuvres d’Ambroise Paré, Lyon 1641.

(14) L’absence de page de titre ne nous permet pas de donner une description bibliographique de cet ouvrage.

(15) Albert de Haller, Alberti v. Haller historia stirpium indigenarum Helvetiae inchoata, Berne 1768.