Bulletin 18 / Printemps 2002

Le Corbusier

Originaire malgré lui du Locle et non du sud de la France

Le CORBUSIER, architecte, urbaniste et peintre née Charles-Edouard JEANNERET-GRIS (1887-1965)

par Éric-André Klauser

Le CorbusierCelui qu’André Malraux considérait comme « le plus grand architecte du monde », Le Courbusier, dit aussi Le Corbu, est né le 6 octobre 1887 au numéro 38 de la rue de la Serre, à La Chaux-de-Fonds. Il s’appelait alors Charles-Edouard Jeanneret-Gris et était originaire du Locle comme tous les porteurs de ce nom de famille composé, en l’occurrence du diminutif du prénom Jean – encore employé comme tel au XVIe siècle – et d’un surnom distinctif dû à la couleur poivre et sel du système pileux et/ou capillaire d’un lointain aïeul, voire à la teinte de ses vêtements habituels ou à son penchant pour l’alcool…

A l’occasion du dixième des articles qu’il a consacrés aux « Familles neuchâteloises » dans l’almanach Le Véritable Message boiteux de Neuchâtel (1), Léon Montandon notait : « Un hameau près du Locle s’appelle Les Jeannerets. C’est de là qu’est originaire l’architecte parisien Le Corbusier, de son nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris. Il a acquis la nationalité française et, pour prouver qu’il n’était pas Français de fraîche date, il a raconté, sans sourciller, que sa famille était venue du Midi de la France aux Jeannerets vers 1350. Il eût été naturellement bien embarrassé d’apporter la moindre preuve à l’appui de ses dires. »

Défenseur et illustrateur de la « machine à habiter » et promoteur du « modulor », Le Corbusier a exprimé lui-même cette fantaisie historico-généalogique dans Croisade ou le Crépuscule des Académies, collection de L’Esprit nouveau, Paris, 1933 (2) : « Je suis citoyen français (de naturalisation) et citoyen suisse de naissance. Je suis né à La Chaux-de-Fonds à 4 km de l’actuelle frontière française. Un peu d’histoire … française : vers 1350, les Français du Nord massacrèrent si copieusement les Français du Sud, parce qu’ils avaient manifesté des idées libertaires sur certains points de doctrine religieuse [les Albigeois, hérétique cathares du midi de la France], que la civilisation de la langue d’Oc fut proprement anéantie. Certains purent se sauver toutefois : des terres d’asile leur étaient ouvertes, dans un pays de loups, par des princes français d’ailleurs. Ces terres étaient les Montagnes neuchâteloises (1000 à 1300 mètres d’altitude) et les princes étaient cuex de Nemours et de Longueville [3]. Ma famille (Jeanneret) inscrit son arrivée dans ce dur pays en un lieu qui s’appelle « Les Jeannerets », construit trois maisons en pur style armagnac, vers 1350. J’ai vu bien souvent ce lieu, dans mon enfance. Tout fut récemment détruit par un incendie. Ces maisons de style armagnac (de la région de Montauban à Bergerac) constituent en Suisse un pur style montagnard parfaitement adapté au climat et aux énormes chutes de neige. Les historiographes suisses, en les décrétant de folklore, se sont mis le doigt dans l’oeil. Car, vers 1650, ces larges maisons à comble aplati, sur lequel s’étale en hiver 1 m. 50 de neige, sont flanquées du voisinage de nouvelles maisons hautes, à comble très raide sur lequel glisse la neige… (la maison bourguignonne). Ne nous emballons donc pas trop sur les pures architectures locales ! (…) Il n’y a pas à rougir et à se cacher de proter dans son sang ce passé de liberté, d’ingéniosité, de libre arbitre, d’obstination et de cran. »

Quant au choix de son pseudonyme de « Le Corbusier », Charles-Edouard Jeanneret-Gris l’a expliqué ainsi (4) : « L’Esprit Nouveau, qui avait un beau titre [titre d’une revue], a pu le motiver par les articles que nous fîmes avec Ozenfant sur la peinture. Et c’est alors l’apparition d’un monsieur dénommée « Le Corbusier », qui tout à coup baptisa Jeanneret – Jeanneret : moi, Charles-Edouard Jeanneret – qui déclarais : l’on doit parler d’architecture, je veux bien le faire, mais je ne veux pas le faire sous le nom de Jeanneret. J’ai dit : Je prendrai le nom d’un ancêtre maternel : Le Corbusier (5), et j’ai signé mes articles d’architecture « Le Corbusier ». Et un jour, je fis le premier article; on m’a dit : mais il faut faire votre article, faut y aller, c’est nécessaire ! et j’avais deux jours pour le faire. Je l’écrivis d’une traite, j’ai signé « Le Corbusier », cela a paru, et ce nom devint un nom de concentration, d’appel à travers le monde entier. C’est très drôle, n’est-ce pas ? »

Le Courbusier, descendant d’une très ancienne famille autochtone du Locle, est décédé par noyade accidentelle le 27 août 1965 à Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes) et ses cendres ont été déposées dans le petit cimetière du village médiéval de Menton.

Notes

(1) Mbx-NE 1942, p. 79.

(2) Voir Léon Montandon, « Généalogies et traditions de familles », dans Musée neuchâtelois, 1936, 171-173.

(3) En réalité, les Orléans-Longueville – dont Marie, duchesse de Nemours – ont été les souverains de Neuchâtel de 1503 à 1707.

(4) Texte d’une interview de juin 1965, publié par Marc Emery, « Faust et Le Corbusier », dans Nouvelle revue neuchâteloise No 3, 1984, 43.

(5) Un « Corbusier » était soit un marchand de corbeilles, soit un cordonnier, soit un tueur de corbeaux; à noter qu’en Gaule, le corbeau symbolisait l’inspirateur des héros qui fondaient les villes.