Bulletin 18 / Printemps 2002

Patronymes neuchâtelois avec préposition

A propos de patronymes neuchâtelois précédés de "de", "du" ou "des", voire "le" ou "la"

De la préposition roturière à la particule nobiliaire

par Eric-André Klauser

Généalogie et anthroponymie font plus que bon ménage. Elles s’imbriquent l’une dans l’autre et fonctionnent en interface quasi permanente. Elles se nourrissent et s’éclairent mutuellement dans leur quête à travers le temps et l’espace et dans leur recherche de la corrélation et de la signification des noms (patronymes ou matronymes) que, respectivement, elles étudient selon des approches différentes, mais concomitantes. Toutes deux contribuent à une meilleure connaissance de la chaîne humaine et de ses maillons.

Avec raison, dans l’introduction de son Dictionnaire étymologique des noms de famille et prénoms de France (1951), feu Albert Dauzat, professeur à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, écrivait : « Les noms de personnes font partie de notre patrimoine linguistique au même titre que les mots du vocabulaire. (…) Les noms de famille, transmis généralement depuis des siècles, offrent un puissant intérêt psychologique et social : ne portent-ils pas sur leur visage le reflet, l’empreinte des civilisations passées ? » Encore faut-il s’entendre sur le mot « civilisation », à prendre ici dans le sens d’ensemble des caractères propres à la vie religieuse, intellectuelle, morale, politique, esthétique, scientifique, technique et matérielle d’un pays ou d’une société.

Sous l’Ancien Régime, donc avant 1848, le pays de Neuchâtel s’est distingué par une « civilisation » marquée tout particulièrement par l’omniprésence et l’omnipotence d’une oligarchie patricienne, népotiste et même – dans certains cas – dynastique qui, de 1707 et 1806 par exemple, a fourni 76 des 96 conseillers d’Etat qui se sont succédé entre l’avènement des Hohenzollern et l’intermède d’Alexandre Berther. Evoquant « cette noblesse administrative en plein développement aux XVIIe – XVIIIe siècles, qui s’était complètement substituée à l’ancienne noblesse féodale », Philippe Henry (1) observe que « sur les 46 familles nobles recensées en 1806, 37 avaient été anoblies aux XVIIe et XVIIIe siècles, dont 22 au XVIIIe. En outre 8 conseillers furent anoblis au moment de leur désignation ou après. Seuls 9 d’entre eux étaient simplement issus des Bourgeoisies, surtout de Neuchâtel, et ne changèrent pas d’état. La grande faiblesse de la représentation de la bourgeoisie industrielle et commerçante, si active au second XVIIIe siècle, est à souligner. « De même, évidemment, que l’absence totale de la roture pure et simple qui formait l’écrasante majorité d’une population passée de 30’000 et 50’000 habitants…

Dès lors, plusieurs questions se posent : le catalogue diachronique et actuel des patronymes neuchâtelois – d’origine, de domicile, de naturalisation ou d’adoption – reflète-t-il cette bipartition sociale de l’ancienne principauté entre nobles et non nobles (bourgeois, roturiers) ? La présence – en pole position d’un nom de famille – d’un « de », d’un « du », d’un « des », d’une « le » ou d’un « la », traduit-elle toujours une appartenance nobiliaire ? Le poète Gérard de Nerval aurait-il raison, qui affirmait que « la particule n’a jamais été une preuve de noblesse » ? Le philologue Ernest Muret se trompait-il qui affirmait que « l’usage de la préposition de unissant un nom de lieu au nom individuel était jadis aussi fréquent chez les roturiers que chez les nobles » ? Et qui ajoutait non sans malice : « Nos bourgeois gentilshommes sont si entichés de leur particule que, pareils à des enfants qui couchent avec leur poupée, ils ne consentent jamais à s’en séparer, et, contrairement au bon usage, s’en servent, même à la signature, sans la faire précéder du prénom ou d’un titre que seuls en légitiment l’emploi » ?

A ouvrir un annuaire téléphonique aux pages réservées, par exemple, à La Chaux-de-Fonds, on constate d’emblée un grand nombre de patronymes d’origine étrangère commençant par « da » (Conceicao, Costa, cruz, mota, Rocha, Silva, etc.), « dalla » (Bona, Palma, Zanna, etc.), « de » (Almeida, Bastos, Biasi, Giorgi, Jesus, Marchi, Nicola, Oliveira, Pietro, Rose, Sousa, etc.), « della » (Casa, Rocca, Santa, etc.), « dos » (Anjos, Reis, Santos, etc.). Cette nomenclature exogène et plébéienne n’a, bien entendu, qu’un lointain rapport avec notre sujet. Mais la multiplication des mariages binationaux et des naturalisations de ressortissants de l’Europe méridionale justifie sa mention dans cette notice.

Par contre, le bottin No 04 de Swisscom – toutes localités neuchâteloises confondues – foisonne en noms de familles indigènes ou intégrées de longue date débutant par un « de », un « des », un « du », un « le », un « la » ou autres particules, accolés ou non au substantif qui suit. En dépit des apparences, leur genèse n’est pas identique. La majorité d’entre eux, d’essence roturière ou bourgeoise (le Pays de Neuchâtel, sous l’Ancien Régime, comptait quatre bourgeoisies : Neuchâtel, Le Landeron, Boudry et Valangin), ne font que rappeler un lien locatif de leurs premiers porteurs avec un site topographique, un cours d’eau, un bâtiment, un ouvrage d’art, une voie de communication, un arbre, etc. :

Debrot (Brot-Dessus ou Brot-Dessous / NE); Degoumois (Goumois / JU); DéjardinDelachaux (haut plateau dénudé); DelacourDelacrétaz (crête, crêt, arête); Delacroix ou Vaucher de la Croix (crucifix, carrefour); Delavy (voie, chemin, route); Deléglise; Matthey de l’Endroit ou de l’Envers(adret ou ubac); Matthey de l’EtangDelafontaineDelormeDemiéville (milieu de l’agglomération); Derivaz (rive, berge); Dessaules (Saules / NE); Desbiolles ou Débieux (bouleau); DesboeufDescoeudres (hameau de La Sagne / NE, noisetiers); Jacot DescombesDesfourneaux (voir Dufour); DesmeulesDessoulavy (au-dessous du chemin, de la vy marchande Neuchâtel-Erguel, à Fenin; voir Delavy); Desvoignes (terrain ensemencé); Devaud ou Devaux (vallon, vallée, canton de Vaud); Devenoges (La Venoge, rivière vaudoise); Divernois (Vernoy, près d’Autun); Dubiedou Dubey (bied, bief, biez, bez = ruisseau, canal de moulin); DuboisDuchêneDucommun (biens communaux); Ducre(s)t; Dufaux (hêtre); Duflon(cours d’eau); Dufour (four à pain, à chaux, à métaux, à poix, haut fourneau); Huguenin Dumittan ou Dumittand(milieu); DumontDumoulinDunant (torrent, ruisseau, vallée encaissée); Dupasquier ou DuPasquier ou Du Pasquier (pâturage, pâture, pâquis, parcours; quartier de Fleurier / NE); Duperrex (endroit pierreux ou poirier); Dupert(h)uis (défilé, passage, excavation, grotte); Duplain (replat, endroit plat); DupontDuportDuprazDeprazDupré ou Delapraz (pré, prairie); Duruz (ruisseau); DutoitDuvalDuvanel (rocher; lieux-dit de Travers / NE); DuvoisinLagardeLapaireLapointeLebel (beau); LecomteLecoultre ou Le Coultre (couturier, tailleur); Lefèvre(forgeron); LemaîtreLemoineL’EpéeL’Eplattenier (charpentier); LenoirLeroyLe Tessier (tisserand); LévêqueL’HardyL’Héritier, etc.

Même s’ils comportent en préfixe une préposition ou un article – contracté ou non -, tous ces patronymes échappent donc au nobiliaire neuchâtelois, c’est-à-dire au registre des anciennes familles aristocratiques de notre canton. Au reste, dans le Livre d’or des familles vaudoises, André Kohler ne remarquait-il pas que « la possession d’armoiries – pas plus que la particule – n’implique une filiation nobiliaire  » ? En revanche, à en croire le Dictionnaire des familles nobles subsistantes de Suisse, publié en 1996 sous la plume de Benoît de Diesbach Belleroche, le pays de Neuchâtel compte encore aujourd’hui des représentants de 34 familles à particules d’ex-nobles-se, porteuses de noms dits parfois, avec un brin d’ironie, « à rallonge(s) » ou « à tiroirs »…

Comme nous l’avons vu plus haut, la plupart de ces lignées – hormis les dynasties comtale ou princières qui se sont succédé à la tête des Neuchâtelois du XIe au XIXe siècle : les Fenis, les Neuchâtel, les Fribourg-en-Brisgau, les Hochberg, les Orléans-Lougueville et les Hohenzollern – ont été anoblies aux XVIIe et XVIIIe siècles, quelques-unes aux XIXe et XXe siècles seulement ou, alors, dès le Moyen âge. En voici la liste – y compris les patronymes de quelques familles éteintes ou immigrées – avec, si possible et entre parenthèses, la date du premier anoblissement :

d’Andrié (1787); des Barres (1723); Le Bel (1788); du Bois de Dunilac (1855); de Bondeli (1703); de Bonstetten (Moyen âge); Borel de Bitche(1921); de Bosset (1787); Boy de la Tour (1750); de Boyve (1765); de Brun (milieu du XVIIe siècle); de Bullot (1709); de Büren (1669); de Castella (XVIIe siècle); de Cerjat (Moyen âge); de Chaillet (1670 et 1753); de Chambrier (1531); Le Chevalier de Rochefort (1681); de Coffrane(1836, anc. Favre); de Coulon (1847); de Dardel (1816); de Gaudot (1683); de Gélieu (1736); Guy d’Haudanger (1595); d’Ivernois (1722); de Jeanneret (1695 et 1791); de Luze (1772); de Marval (1648); de Merveilleux (1529); de Meuron (1711); de Mézerac (vieille noblesse haut-languedocienne); de Montmollin (1657 et 1709); d’Ostervald (1673); de Perregaux (1808); de Perrot (1727); de Petitpierre (1538 et 1694); de Pierre (1729); de Pourtalès (1750); Prince die Lahire (1695); de Pury (1589, 1651, 1709 et 1785); de Reynier (1826); de Rive (Moyen âge); de Rognon (1673); de Rougemont (1683); de Roulet (1819); de Roy (1723); de Rutté (Moyen âge); de Salis (XIVe siècle); de Sandol-Roy (1754); de Sandoz (1657); de Tribolet et de Tribolet-Hardy (1593, 1595, 1618, 1639 et 1642); du Terraux (XIVe siècle); de Torrenté (Moyen âge); de Vallier(1524); de Vattel (1727); de Vergy (Moyen âge); de Watteville​ (Moyen âge), etc.

On observe que fort peu de ces failles descendent de nobles féodaux, mais plutôt de nobles d’épée, de robe ou d’office ayant reçu par conséquent leurs « lettres » assez tardivement. Quoi qu’il en soit, le mythe du sang bleu coulant dans leurs veines a fait son temps dès lors que l’on répond sans fard à l’interrogation de La Bruyère : « Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers ? » D’autant qu’en démocratie, « tous les citoyens sont égaux devant la loi. Il n’existe dans le canton aucun privilège de lieu, de naissance, de personne ou de famille. L’Etat ne reconnaît aucune qualification nobiliaire » (article 5 de la Constitution neuchâteloise du 21 novembre 1858). Un commun Monsieur Delarue peut donc y posséder la même noblesse (d’âme !) qu’un rarissime Monsieur du Bois de Dunilac, et les artères et les veines de l’un et l’autre transportent à l’évidence un plasma sanguin homochrome !

Notes

(1) « L’organisation du pouvoir sous le premier « régime prussien » « , in Histoire du Pays de Neuchâtel, de la Réforme à 1815, tome 2, 1991, 66 sqq. Voir aussi Louis-Edouard Roulet, « Du début du XVIIIe siècle à 1848; une affaire de familles », in Histoire du Conseil d’Etat neuchâtelois, des origines à 1945​, 1987

Bibliographie

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