Bulletin 19 / Automne 2002

Les Marchandet

Les Marchandet de Valangin

Petite chronique d'une famille disparue

par ✞ Dr Olivier Clottu

Valangin

Vue générale de Valangin, à l’entrée du Val-de-Ruz (lithographie de Charles-Rodolphe Weibel-Comtesse, 1838)

 

Au XIVe siècle, le bourg de Valangin, allongé au pied de la colline du Château, tapi au fond du vallon creusé par le Seyon et la Sorge dans le sol herbeux du Val-de-Ruz, comptait un nombre restreint d’habitants. Ils logeaient tous dans les deux rangs de maisons limitant au levant et au couchant la rue centrale que fermait au nord une porte fortifiée et au sud le château des comtes d’Arberg. La topographie du lieu doit avoir peu changé; seules les habitations étaient beaucoup plus humbles et basses qu’aujourd’hui. Là demeuraient des officiers civils du comte, des serviteurs et quelques marchands et artisans groupés autour de la petite cour seigneuriale. Ceux qui étaient propriétaires d’une maison étaient bourgeois et de franche condition. Valangin ne possédait pas d’église (il n’y avait qu’un oratoire au château) et dépendait de celle d’Engollon. 

C’est dans cette bourgade que résidait en 1374 Perroud Marchandet, receveur de Valangin pour les bourgeois. Nous ne savons d’où il était venu, mais son nom fait supposer que lui ou son père pratiquèrent le négoce. Il avait épousé une héritière de la région : Mermette, fille de Jehan dit Voumard, de Chézard. Le grand-père de sa femme, Voumard de Chézard, bourgeois de La Bonneville, avait été un homme influent, puisque, en compagnie de Jacques de Vaumarcus, il avait arbitré en 1293 un conflit entre le comte Rollin de Neuchâtel et le comte d’Arberg, seigneur de Valangin1. Perroud Marchandet meurt avant 1401, date à laquelle sa veuve fait la reconnaissance de ses biens2; elle possède nombreuses terres autour de Valangin, à la Dame, à Chézard, à Sonvilier au Val de Saint-Imier, à Engollon, village où elle est encore propriétaire de trois maisons dont l’une jouxte celle des religieux de Fontaine-André.

Jehan le Marchandet paraît avoir été le fils de ce couple fortuné. Il s’établit d’abord (comme marchand ?) à Bienne où il épouse Agnès, fille de Pierre Belper, et se fait recevoir bourgeois. Puis il s’installe, du moins temporairement, à La Neuveville où sa femme possède des vignes, acquiert une maison à la rue du Marché, un moulin et de nombreuses censés de vin3. Jehan Marchandet partage son existence entre les villes riveraines du lac de Bienne et le bourg de Valangin. Le jeudi après fête Saint-Martin l’an 1376, il offre l’hospitalité sous le toit de sa maison de Valangin à Isabelle, comtesse de Neuchàtel, et à Jehan d’Arberg, seigneur de Valangin, pour y passer un compromis au sujet de leurs rapports féodaux toujours difficiles4. Il est à bourgeois et conseiller de La Neuveville en 13815. Vingt ans plus tard, il fait devant le commissaire Rolet Bâchiez la déclaration de ses biens6 : maison de Valangin, terres réparties dans tout le Val-de-Ruz jusqu’au Mont-d’Amin. Nous lui connaissons deux enfants : une fille Perisson, femme de Pierre Jaquet, bourgeois de Neuchàtel, et un fils Perroud qui suit.

Perroud II fait fructifier son avoir et prête de l’argent au près et au loin. Ainsi, en 1413, Etienne Hugonot et Jannin Bona Dame, de Novel Cernies, au diocèse de Besançon, lui doivent 40 florins d’or d’Allemagne7; sept ans plus tard, le seigneur de Colombier et son fils Renaud reconnaissent en sa faveur une dette de 50 écus de bon poids au coin du Roi de France8. L’argent ne fait pas le bonheur et la mort implacable n’accorde pas longue vie à Perroud Marchandet.

Il trépasse en 1427 après avoir dicté son testament à Richard le Pic, Franc-comtois, notaire à Neuchâtel9. Il élit sa sépulture « ou moustier et cimetière d’Engollon » là où reposent les seigneurs et dames de Valangin, institue son fils unique, Jehan, son héritier universel. Il fait un don à l’église d’Engollon pour le remède de son âme et de celles de ses prédécesseurs. Ses hoirs sont tenus d’offrir à la dite église un pain et une chandelle chaque année, le jour de son anniversaire; en outre, après le décès de son fils Jehan, ils devront donner 20 florins d’or d’Allemagne pour acheter une messe. Toutes les églises du Val-de-Ruz, celles du Locle et de La Sagne, l’Abbaye de Fontaine-André, bénéficient de ses legs pies. Enfin, il fait présent à Clémence, sa femme, de 80 écus d’or et à sa belle-mère de 10 florins,

Perroud Marchandet avait épousé Clémençon fille d’Ymer de Regnens, écuyer, nièce de Perrin de Regnens, châtelain de Boudry10. Elle supporte mal son veuvage et se remarie en 143011. Perrin de Regnens, donzel, fait en son nom un contrat de mariage avec noble Jehan de Colombier, chevalier, qui agit comme représentant de son neveu Vauthier de Colombier, fils de feu Pierre le bâtard. Vauthier de Colombier se fixe à Valangin dont il devient maire en 1456. Sa descendance, qui habite Cormondrèche, s’éteint au début du XVIIe siècle.

Jehan Marchandet est encore enfant quand son père meurt. Son grand-oncle Perrin de Regnens qui est son tuteur lui fait apprendre à lire et à écrire; il devient clerc. Les quatrains galants que Jehan mêle aux minutes de ses actes conservées aux Archives de l’Etat de Neuchâtel en font un des plus anciens poètes de notre pays12. En 1445, il cautionne Jehan de Colombier et est obligé de payer pour lui 35 florins d’or à Hugoniod de Gomoy13. L’an suivant, il convole en justes noces avec Marguerite, fille de Jordan Favre de Corcelles, sœur d’un de ses confrères, le notaire Pierre Favre14. L’épouse apporte dans son contrat de mariage une maison à Neuchâtel « séant du côté la badstube devers uberre », une vigne à Cormondrèche et cent florins d’or.

L’existence des Marchandet est brève. Jehan, comme son père et comme, plus tard, ses enfants et petits-enfants, quitte jeune la terre. Sa veuve, mère de trois fils en bas-âge, Jehan, Guillaume et Loys, se console en épousant en 1454 Richard Bouhelier, originaire de Cernay-lès-Maîche, en la seigneurie de Saint-Ypolitte au diocèse de Besançon, habile et important marchand habitant Neuchâtel15. C’est lui qui dès lors administre les biens des enfants Marchandet. Les comptes qu’il rend nous donnent des détails intéressants sur la vie d’un ménage de bourgeois de Valangin au milieu du XVe siècle16.

Les Marchandet habitent à Valangin une maison recouverte de tuiles (et non de bardeaux comme cela est habituellement le cas). Il faut payer en 1460 huit florins d’or pour la réparation de la toiture. « Une augelle de pierre taillée pour la grange coûte 40 sols. On dépense 4 livres 8 sols de fer et d’acier pour l’entretien de l’ostel » durant une période de quatre ans. Il faut acheter un cuir de bœuf, un cuir de vache et un cuir de cheval pour des usages divers, chaussures et vêtements probablement. Les gages de la domesticité « tant garsons que donzalles » s’élèvent à 14 florins d’or par an. Les maistres habillent leurs serviteurs: « les chaperons des donzelles et le mantel d’un garson » coûtent 3 florins d’or. Vuillemin Chalvin, de Fontaines, reçoit 30 sols « pour la garde des porcs qui furent es bois de Berne ». La maison de La Neuveville doit être réparée, 4000 clavets sont remplacés sur son toit. Des contestations étant survenues au sujet des biens de Saint-Imier, Richard Bouhelier se fait l’avocat des enfants et touche 3 florins d’or pour son intervention. Il avait dû graisser la patte du chastelain d’Erguel en lui glissant un florin d’or « pour qu’il fut de consent ». Une épidémie ayant éclaté dans le Comté, la famille se réfugie à Morteau et l’on paye un bichot de froment à la grande mesure, valant 5 florins d’or, pour sa pension. Enfin, comme cela se doit, il est pourvu à l’instruction des enfants et, chaque année, il coûte 5 florins d’or « pour le fils de Jehan Marchandet que l’on tenoit à l’escolle à Saint-Ypolitte, tant pour la table que pour la gardance ».
Tous ces frais sont couverts par des revenus divers parmi lesquels, bon an, mal an, le produit de la vente du vin de La Neuveville rapporte 35 florins d’or, et celui de la vente du bétail, t>œufs, vaches, génisses et veaux, 45 florins d’or.
Il semble toutefois que peu à peu les dépenses excèdent les recettes, car Richard Bouhelier « considérant les grandes debtes dont sont créditeurs les enfants moindres d’asge de feu Jehan Marchandet II met une hypothèque de 90 florins de bon or du Rhin sur leurs vignes de La Neuveville17.

Des trois frères Marchandet, un seul, Guillaume, atteint l’asge adulte; l’aisné Jehan était mort avant 1463 en léguant ses biens à son frère survivant, son cadet Loys, l’ayant précédé dans la tombe.

Guillaume Marchandet pourrait bien avoir été l’écolier de Saint-Ypolitte. Comme son père, il est clerc et s’intitule en 1475 notaire impérial juré de la Cour de Lausanne18. En cette même année, il est témoin avec Monseigneur Anthoine de Colombier et Pierre Gauldet, conseiller de Neuchâtel, au testament de Vauthier de Colombier, mari de sa grand’mère19. Deux ans plus tard, maire20 et receveur de Valangin, il est avoyer du comte d’Arberg-Valangin, son seigneur, dans un conflit avec les habitants du Val-de-Ruz21. Il avait épousé en 146322 Jehanete, fille d’un premier mariage de son beau-père Richard Bouhelier, et avait promis que s’il mourait sans héritier, ses biens, tant au comté de Neuchâtel qu’au Val-de-Ruz ou autre part, iraient à ses demi frères et sœurs, enfants dudit Richard et de sa mère.

Guillaume Marchandet et Richard Bouhelier furent en discussions perpétuelles à propos de leurs biens et intérests communs. Le jour de Sylvestre 1480, la paix est signée et leur accord couché sur papier23. Le beau-père désire l’usufruit des biens Marchandet et le beau-fils et gendre celui des biens de sa mère et d’autres encore. Il réclame en outre 200 florins pour l’entretien des maisons et granges de Valangin ainsi que six bœufs, six vaches, deux chevaux, douze brebis, quatre génisses, deux taureaux et quatre veaux, etc. Après bien des discussions, les arbitres décident que Guillaume Marchandet conservera tous les biens du Val-de-Ruz (dont la Brocardière ou Grange Marchandet), de La Neuveville, de Saint-Imier, de Renan, ainsi que la vigne de Botfontaine à Auvernier; il devra toutefois payer 27 florins d’or à Guillauma, sa fille « procrée au corps de feue Jehanette fut sa femme » et devra la marier et la doter convenablement.

Nous ne trouvons dès lors plus de mention de Guillaume Marchandet. Il semble qu’il soit décédé peu après cette date. Il s’était remarié; sa seconde femme, Henriette, lui avait donné deux enfants dont il sera question plus loin. Dans son testament fait à Berne, cité mais non daté, il avait légué 30 bonnes livres à l’église d’Engollon pour une messe hebdomadaire.

Guillauma Marchandet, fille aînée du maire de Valangin, épouse en 1495 Claude Clottu alias de Layderrier, de Cornaux, bourgeois de Neuchâtel24. Son grand-père, Richard Bouhelier, lui constitue à cette occasion une dot de 60 florins d’or qui avait été celle que la mère de la mariée, Jehanette Bouhelier, avait reçue lors de son mariage. L’an suivant, Claude Clottu, son mari, Perrenette Marchandet, sa demi-soeur, femme de Guillaume Bouhelier (neveu de Richard), et Claude Marchandet son demi-frère, font avec Richard Bouhelier un ultime arrangement à propos de leurs biens25. Nous n’en possédons malheureusement pas la teneur. Claude Marchandet, dernier du nom, n’est plus cité après 1497, nous ignorons sa destinée.

Guillauma avait des parents influents. Elle était la cousine germaine de Jehan Girardin alias Chambrier, chambrier du comte de Neuchâtel, marchand-drapier et conseiller, et de Jehan Barillier, commissaire général. Un autre de ses cousins, Jehan Favre, trésorier romand de Fribourg, était l’un des donateurs du triptyque de l’église des Cordeliers de cette ville, œuvre du Maître à l’œillet, le plus beau retable de Suisse; un dernier, enfin, Pierre Bouhelier, épousera Barbely, sœur de Hans-Franz Naegeli, de Berne, le conquérant du Pays de Vaud. Guillauma vient habiter Cornaux; comme ses aïeux, elle ne parvient pas à un âge avancé; elle dicte son testament le mardi avant le jour fête Saint Jean-Baptiste 1505. Une partie de ses biens personnels (ceux qui venaient des Bouhelier) « se doibvent maintenir sur les siens mesmes suivant par son héritier sans le préjudice des biens de Claude et des siens ». Elle lègue son grand pré sis à Cernier, appelé le Breux Marchandet, à l’église de Valangin, ainsi que 20 sols de rente pour le luminaire de la lampe26.

Claude Clottu et sa femme avaient fondé vers 1500 une chapelle dans l’église de Cornaux et placé leurs armoiries sur ses arcs de vouste (Marchandet : de gueules au trèfle tige de sinople). Cet édifice forme le transept sud de l’église.

Deux ans après avoir construit leur chapelle, Claude et Guillauma vendent à Claude d’Arberg, seigneur de Valangin, « tous et singuliers les biens, héritages, censés, rentes demeurées et relaissées dudit feu Guillaume Marchandet, … maix, maisons, chesaulx de maisons, champs … pour le prix de huit cent livres lausannoises petite monnoie… »27.

En 1512, Claude Clottu fait « cession pour perpétuité à la fabrique de l’église du dict Cornaux d’un sextier de vin de censé qu’il a heu acquis de feu Guillaume Carissime, et ce estant pour ce que sa feue femme Guillauma lui soit participante et lui et tous ses prédécesseurs et successeurs es bienfaiets de la dicte fabrique »28.

Il semble que les Bouhelier parvinrent à s’approprier une bonne partie des biens Marchandet. Leurs descendants se les disputent encore en 158629. Ainsi Christophe Fabry, pasteur à Neuchâtel, les Lardin et Marquis, héritiers de Janne Bouhelier obtiennent des frères Barillier, de Corcelles, héritiers de Marguerite Bouhelier, leur mère, 500 livres faibles qu’ils estiment dus sur « les biens mouvant des Marchandet, tant légués aux églises qu’autres quels qu’ils soient ». Janne et Marguerite Bouhelier étaient sœurs, filles de Loys et petites-filles de Richard Bouhelier. La Chapelle Barillier, dans le temple de Corcelles, pourrait bien avoir été fondée par Loys Bouhelier, qui était venu se fixer dans ce village ensuite de l’héritage des Favre. Elle est sœur et contemporaine de celle fondée à Cornaux par Claude Clottu, neveu dudit Loys.

Notes

1 Annales de Boyve; vol. I, p. 251.
2 AEN (Archives de l’Etat, Neuchâtel); Reconnaissance de Valangin, par Bâchiez, 1401.
3 Trouillat : Monuments de l’histoire de l’ancien Évêché de Bâle, vol. IV, p. 725; acte de 1372. Fontes rerum Bernensium; vol. 10, actes de 1383 à 1390, pp. 241,460, 471,476,493, 504, 512, 544 et 569.
4 G.A. Matile : Monuments de l’histoire de Neuchâtel, p. 1023.
5 Fontes rerum Bernensium, vol. 10, p. 119.
6 AEN; Reconnaissance de Valangin, par Bâchiez, 1401.
7 AEN; Bourcard de Sonceboz, net., fo 78.
8 AEN; id. , fo 106 verso.
9 AEN; Richard le Pic, not. ; fo IlllxxIX (=89) verso.
10 AEN; Henry Pigaud, not., vol. II. fo IIHxxVI (=86) verso.
11 AEN; id., vol. Il, fo CVII (=107).
12 AEN; Marchandet-Uldry-Fabry, not., fo 78 verso. Clottu, Olivier Chronique de la famille Clottu, 1957, p. 43-51.
13 AEN; Henry Uldry, not. , fo CXLIII (=143).
14 AEN; Jacques de Grad, not., vol. 11, fo VIIxxX (=150). Traité de mariage du 12 décembre 1446.
15 AEN; Jacques de Grad, not., vol. 11, fo VIIxx]X (=149). Traité de mariage du 5 octobre 1454.
16 AEN; Pierre Bergier, not., vol. IV, fo 146.
17 AEN; Jacques de Font, not. , fo LXXVUI (=78).
18 Annales de Boyve, an 1567, acte cité de 1475.
19 AEN; Pierre Bergier, not., vol. I fo VIxxXII (=132) verso.
20 AEN; Pierre de la Haye, not. , fo 1.
21 G. A. Matile : La Seigneurie de Valangin, p. 136.
22 AEN; Pierre Bergier, not. , vol. IV, fo 295. Traité de mariage du 16 janvier 1463.
23 AEN; Pierre Bergier, not. , fo VLXVII (=137) verso.
24 AEN; Biaise Hory, not., fo CCLXIII (=263) verso. Traité de mariage du 4 février 1495.
25 AEN; Pierre Quemyn, not., fo XX]11 (=23).
26 AEN; Audiences générales, vol. ]I1, non folioté, 1558. Porte feuille 230, Acte de 1538 (Liquidation des biens des Eglises).
27 AEN; M 7, n° 20.
28 AEN; Pierre Quemyn, not., vol. II, seconde partie, fo XIII (=13).
29 AEN; Jean Baillods, not., actes des 28 mars 1586 et 30 mai 1587.