Bulletin 2-3 / Avril-Juin 1996

Auguste Fallet

Auguste Fallet (1894 - 1962)

(Travail présenté par Paul Fallet)
 
Mr. Paul Fallet nous parle en premier lieu d’Auguste Fallet, qui fut pendant la Première Guerre mondiale entraîné malgré lui dans une affaire d’espionnage. Sa généalogie se présente ainsi de père en père : Julien (1864-1913), Auguste Henri (né en 1817), David Pierre (1786-entre 1855-1859), Jean Henry (1766-1849), David (1735-1798, célèbre agronome dont nous parlerons ci-dessous), Jean (1652-avant 1697), Jean (mort avant 1694), Siméon (cité dès 1598), Joël (cité en 1595), Guillaume (mort avant 1542), Jean (cité dès 1503), Guillaume (cité dès 1488), petit-fils de Perroud, premier Fallet connu, né vers 1380 à Dombresson.

Auguste est né le 18 août 1894 dans le village qui s’appelait à l’époque Balzenwyl, et qui est devenu depuis Murgenthal. Son père, chef de cuisine, a travaillé comme restaurateur à La Chaux-de-Fonds, avant de s’établir comme hôtelier à Yverdon. Ce père est mort en cette dernière ville, le 3 juillet 1913, sa femme reprenant alors la gestion de l’hôtel familial, l’Hôtel du Paon.

Comme beaucoup de Suisse, le jeune Auguste a fait de nombreux stages à l’étranger pour se perfectionner dans son métier et acquérir l’expérience nécessaire à un futur hôtelier. C’est dans le cadre de cette formation qu’il est engagé comme cuisinier sur le paquebot « Europe » partant en croisière au Congo belge (aujourd’hui Zaïre). De retour d’Afrique, son bateau fait escale à Bordeaux en mars 1917. Auguste, n’obtenant pas le renouvellement de son congé militaire, doit renoncer à se réembarquer sur l’ « Europe » et décide de se rendre à Lyon auprès d’un cousin. Il y arrive le 19 mars.

Pour ne pas écorner son pécule, il se met en quête de travail II ne tarde pas à remarquer qu’il est filé et apprend bientôt que des gens sont venus demander des renseignements sur son compte. Le 5 avril, à 7 heures du matin, on frappe à sa porte. C’est la Sûreté, accompagnée d’un commissaire de police. Après une minutieuse perquisition, Auguste est conduit au bureau de la Police mobile chargée plus spécialement du contre-espionnage.
Il y subit de nombreux interrogatoires au cours desquels on lui fait raconter toute sa vie dès l’âge de 15 ans (il est alors âgé de 22 ans). Il est ensuite inculpé d’espionnage et d’intelligence avec l’ennemi, crime que le Code pénal militaire punit de mort.

L’accusation se base sur les faits suivants : pendant son séjour à Bordeaux, Auguste a reçu une carte postale libellée à son adresse yverdonoise, carte que sa mère lui a réexpédiée avec une de ses propres lettres. En recevant cet envoi, le jeune homme a été intrigué : il ne comprend pas le sens de cette missive, dont il ne connaît même pas l’expéditeur. Elle laisse supposer qu’à son débarquement à Bordeaux, il a écrit à un correspondant à Marseille (ce qu’il n’a pas fait).

Pendant la captivité, de nouvelles cartes arrivent, plus précises : l’une réclame en caractère lisible des plans, éventuellement avec copie ! Tous ces documents sont en outre truqués à l’encre sympathique et contiennent des renseignements de grande valeur, notamment des dates de débarquements de bateaux à Marseille, de leurs départs et sur la situation intérieure.

Pour bien comprendre l’intérêt de ces renseignements, il faut savoir que nous sommes alors en pleine offensive des Dardanelles. Il ne se passe guère de semaines sans que des sous-marins allemands, exactement renseignés, ne parviennent à torpiller plusieurs vaisseaux alliés dans les eaux méditerranéennes. C’est à chaque fois des centaines, voire des milliers d’hommes, qui meurent en mer sans avoir pu soutenir l’offensive menée alors par leurs camarades aux portes de Constantinople.

En outre, les services français ont récupéré une lettre adressée à une Mme G. Elle contient à l’encre sympathique des instructions pour la transmission de la correspondance et donne six adresses, la dernière étant celle d’Auguste Fallet à Yverdon.

Ce faisceau de preuves paraît écrasant. Toutes les circonstances, y compris ses nombreux voyages, semblent accuser le malheureux, malgré ses dénégations. Écroué à Saint-Jean, dans la cellule des condamnés à mort, il y souffre du froid, de la faim, du manque d’hygiène et de la solitude.
En effet, dans la prison, le bruit s’est répandu que Fallet est un espion « boche » et les condamnés de droits commun ne manquent pas une occasion de lui marquer leur mépris. Ses accusateurs lui font comprendre qu’il n’a qu’un moyen d’échapper au peloton d’exécution : avouer et dénoncer ses complices. Pour se réconforter, Auguste chante des refrains patriotiques et prie.

L’enquête est close. Le défenseur, Maître Grenier, un lieutenant des chasseurs alpins décoré de la Légion d’honneur et de la croix de guerre avec deux palmes, se laisse convaincre de l’innocence de Fallet, mais ne peut lui promettre qu’une atténuation de la peine, car les charges contre lui sont trop fortes. A la demande de Me Grenier, le Conseil de guerre décide de continuer l’enquête. Désormais les principales recherches se poursuivent en Suisse.

En effet, le chef de la Sûreté neuchâteloise, Ernest Courvoisier (petit-fils de Fritz qui dirigea militairement la Révolution de 1848) est convaincu que Fallet est victime de machinations ténébreuses d’agents allemands. Il fait part de ses impressions aux autorités fédérales qui lui donnent l’autorisation de poursuivre l’affaire. Il prend alors contact avec les milieux militaires français qui accueillent sa démarche avec courtoisie. Pour Auguste, la situation devient plus favorable : extrait du local des condamnés à mort, il est transféré dans une cellule plus confortable, un vrai paradis, avec un lit, une chaise, une table et un porte-manteau. Il peut enfin changer de linge de corps, après trois mois de crasse.

L’enquête sur l’affaire Fallet aboutit aux plus étranges révélations. Les agents allemands se servent du nom de Suisses voyageant à l’étranger pour échanger leur correspondance d’espionnage. Grâce à des complicités diverses, ils réussissent à se procurer des adresses de Romands (réputés moins suspects) qui sont appelés par leurs affaires ou leur profession à circuler en France, en Angleterre ou ailleurs. Le nom d’Auguste Fallet a été ainsi fourni au service allemand par un voyageur et par un employé d’une grande maison de commerce de Zurich.
Au cours d’un voyage d’affaires en Romandie, ces derniers ont pu se procurer des détails sur les déplacements d’Auguste. C’est parce que le service d’espionnage allemand se servait de son nom qu’ Auguste Fallet a été arrêté et a failli être condamné à mort.

Le Conseil de guerre, averti des procédés des services allemands, finit par libérer notre Neuchâtelois, par une ordonnance de non-lieu rendue le 12 avril 1918 par le général Ebener, gouverneur militaire de Lyon.

Voici comment le tribunal militaire est arrivé à ces conclusions : un agent français, le lieutenant Reinal (connu dans les milieux du contre-espionnage sous de nom de code de No 67) vient à Yverdon.
Un espion, pense-t-il, a toujours quelque tare s’il n’agit pas par idéalisme : le jeu, l’alcool ou les femmes, passions qui exigent de l’argent. Il se renseigne donc sur le compte d’Auguste Fallet (dont personne à Yverdon ne connaît alors la terrible situation). C’est un homme parfaitement honorable, lui répond-on, un fils unique, appelé à diriger un hôtel qui marche bien, un jeune homme sympathique, charmant, sans passion.

Déçu, Reinal décide d’aller au coeur de l’affaire. Il prend donc une chambre à l’hôtel du Paon. « Comment va votre fils, Auguste ? – Vous le connaissez ? – Oui, nous avons navigué ensemble. – Depuis plusieurs semaines, je n’ai plus de nouvelles de lui, sauf une petite lettre de quatre lignes qui ne dit pas grand chose. »

Reinal savait que le prisonnier avait écrit cette missive sous dictée du Conseil de guerre pour tranquilliser sa mère et, surtout, pour ne pas donner l’éveil aux espions. L’agent 67 s’étonne du calme de Mme Fallet dont la sincérité et l’ ingénuité ne font aucun doute. Il use d’un autre moyen : la brutalité.
Il avoue qu’il a menti, qu’il sait qu’Auguste est accusé d’intelligence avec l’ennemi et qu’il va être fusillé un de ses prochains matins.

« Ne perdons pas la tête ! Tous les renseignements que j’ai recueillis jusqu’ici semblent confirmer qu’il s’agit d’une erreur monstrueuse. Si vous voulez m’aider à sauver votre fils, ne dites rien à personne, ma situation est ici irrégulière. Puisque la correspondance des Allemands est adressée à votre hôtel, c’est ici qu’il faut chercher le vrai coupable ».

On passe en revue tout le personnel, puis les pensionnaires. Tous paraissent donner des garanties d’honnêteté suffisante, tous sauf un nommé G. Cet individu reçoit parfois d’Allemagne des montants de 500 ou de 1000 marks. Reinal sait que les Teutons payent 500 marks pour « renseignements » et 1000 marks pour « accrochage » (soit pour aider le passage de la frontière française à un agent allemand).

G. a quitté l’hôtel il y a quelques temps. Il vit dans le quartier des Cygnes avec une Française. Reinal, se faisant passer pour un agent allemand, fait parler G. Il apprend ainsi que, lorsqu’il était à l’hôtel du Paon, G. avait remarqué que toute la correspondance adressée à cet établissement était déposée dans une case postale, à la poste d’Yverdon.

Le chasseur de l’hôtel venait l’ouvrir le matin à 8 heures. G. se fabrique une fausse clé et loue une case toute proche pour justifier ses allées et venues. Il passe à la poste une demi heure avant le chasseur et peut ainsi choisir en toute tranquillité les cartes ou lettres qui l’intéressent.

Mais, au printemps 1917, l’office postal remet à neuf ses locaux et change les cases postales. En arrivant un matin, l’agent allemand G. tente en vain d’ouvrir la case de l’hôtel. C’est à cette cause fortuite qu’Auguste doit son arrestation. En effet, ce jour-là, arrive la fameuse carte qu’il reçoit à Bordeaux le 9 mars 1917.Reinal apprend en outre le nom de quelques agents allemands en France, ce qui permet à la police française de démanteler le réseau de Marseille, mais G. a échappé au sort qu’il méritait.

Auguste Fallet introduit après la guerre une action en dommages et intérêts auprès du Tribunal civil de Zurich contre les deux employés qui, en janvier 1917, avaient abusivement donné son nom pour servir de boîte aux lettres à un commerçant de Hambourg. Malheureusement aucune action pénale n’a pu être introduite.

Le 25 août 1937, Auguste Fallet célèbre au milieu de nombreux amis sa miraculeuse délivrance. Il a chargé le Rotary Club d’organiser cette journée. De nombreuses personnalités suisses et françaises y ont pris part, parmi lesquels les divisionnaires Grosselin et Borel, Ernest Courvoisier, et d’autres.
Monsieur Pouillot, président de la Chambre de commerce française de Lausanne, a apporté à Auguste l’expression de l’estime et de l’admiration de ses amis français. Il lui dit sa gratitude du fait qu’il n’ait gardé aucune rancune à ceux qui, égarés par des apparences trompeuses alors que leur pays luttait pour son existence, lui avait causé de si graves tourments.

Par un don généreux, Auguste Fallet a tenu à associer à sa joie reconnaissante les malades et les vieillards de différents établissements yverdonois. Il met en outre à disposition du Rotary une somme de 10000 francs et une fondation Fallet est instituée, dont les intérêts serviront à soulager les misères.