Bulletin 4-5 / Décembre 1996

Alliance de Rougemont - de Montmollin

Comment l'alliance de Léopold de ROUGEMONT et de Jeanne de MONTMOLLIN réunit les trois signataires neuchâtelois du Pacte fédéral de 1815 dans le sang de leur descendance

par Pierre de Rougemont

Historique du rattachement de la Principauté de Neuchâtel à la Confédération

En mai 1792, au moment où la France révolutionnaire se disposait à affronter l’Europe monarchique, la Diète fédérale décida d’inclure Neuchâtel dans la zone de la neutralité suisse ; par défaut de l’unanimité des cantons, le Conseil d’Etat de la principauté n’avait pas réussi à l’obtenir jusqu’alors. Notre territoire et nos concitoyens échappèrent de la sorte à l’invasion dont fut victime l’Evêché de Bâle. Le roi de Prusse s’étant retiré de la coalition en 1795, ses sujets neuchâtelois furent pareillement épargnés par le Directoire qui cultivait son amitié, quand la catastrophe s’abattit sur la Confédération des Treize cantons, en 1798. Le Premier consul, puis l’Empereur, observèrent la même ligne de conduite vis-à-vis de Neuchâtel, entre 1799 et la bataille d’Austerlitz (2 décembre 1805).

Au lendemain de cette mémorable journée, le roi Frédéric-Guillaume III, appâté par l’offre du royaume de Hanovre, se résolut à abandonner ses principautés de Clèves et de Neuchâtel à Napoléon et celle d’Anspach à la Bavière. Quelque avantageux que fut pour lui cet échange territorial, définitivement sanctionné par le Traité de Paris du 15 février 1806, il n’en constituait pas moins une flagrante violation des engagements pris en 1707 par son ancêtre Frédéric 1er; le roi avait lui-même renouvelé les engagements lors de son accession au trône en 1797. Aussi bien, tant le Ministre de Prusse Jean-Pierre de Chambrier d’Oleyres que le Conseil d’Etat de Neuchâtel, furent-ils mis en présence du fait accompli.

Comme chacun sait, l’Empereur rétrocéda la principauté de Neuchâtel au maréchal Berthier, major-général de la Grande Armée. Ainsi, notre petit pays entra dans l’orbite de l’Empire français et fut astreint au régime du Blocus continental qui porta à ses industries, naguère si florissantes, des toiles peintes et de la dentelle, un coup dont elles ne devaient jamais se relever. On était là quand, à la suite de la bataille de Leipzig (16-18 octobre 1813), Napoléon se vit contraint d’abandonner l’Allemagne et de faire passer les débris de ses armées sur la rive gauche du Rhin. En présence de cette situation, la Diète fédérale, réunie à Zurich, proclama, le 18 novembre, la neutralité de la Suisse. Mais, dans la nuit du 20 au 21 décembre suivants, les Autrichiens franchirent nos frontières entre Bâle et Schaffhouse, avec l’approbation de leurs alliés russes et prussiens.

Aucune résistance n’étant opposée aux envahisseurs qui se présentaient en libérateurs, qu’allait devenir la principauté que le maréchal Berthier venait de rattacher à la Confédération du Rhin ? Allait-elle de ce fait être considérée comme territoire ennemi par les Autrichiens qui doublaient les étapes ?

Sans attendre le passage du Rhin par les Alliés, le procureur général Georges de Rougemont (1758-1824) espérait conjurer cette menace, en obtenant le «cantonnement» de notre pays qui bénéficierait, de la sorte, de la neutralité suisse. A cet effet, l’Etat prendrait la forme d’une république plus ou moins aristocratique ce qui, par parenthèses, impliquerait la refonte des institutions et, particulièrement, la suppression des bourgeoisies.

Jean-Pierre de Chambrier d’Oleyres (1753-1821), ministre de Prusse en Suisse, puis gouverneur de la principauté et canton de Neuchâtel de 1815 à 1821, ne voyait pas si loin. Une alliance intime avec la Confédération helvétique lui semblait devoir nous fournir autant de garanties que l’« inclusion ». D’autre part, la réforme interne qu’envisageait le procureur général lui semblait utopique. Mais encore, la situation s’aggravant entre Bâle et Schaffhouse, le ministre de Prusse en Suisse ne voyait de salut pour ses concitoyens que dans la restauration de Frédéric-Guillaume III sur son trône de Neuchâtel. Ceci fait, les Autrichiens ne pourraient que ménager les sujets de leurs alliés prussiens.

Le choc fut vif entre ces deux hommes qu’animaient des conceptions politiques aussi différentes, d’autant plus que leurs personnalités s’opposaient. Chambrier, plus attentif à la conjoncture européenne, Rougemont plus empreint à la tradition du terroir. On n’en ratifiera pas moins le jugement que porte Louis-Edouard Roulet dans «Neuchâtel et la Suisse » (1969) :

« …qu’il y ait eu aussi, des deux côtés, le souci très pur de sauver le pays, c’est l’évidence même ».

Le 23 décembre 1813, l’avant-garde autrichienne était accueillie au Pont de Thielle par les autorités neuchâteloises. Dans ces conditions, le programme de «cantonnement», tel que le concevait Rougemont, fut venu comme grêle après vendanges. Aussi bien Chambrier d’Oleyres, envoyé au-devant des coalisés en mission exploratoire, comme on le dit aujourd’hui, prit sur lui de solliciter du roi de Prusse la reprise de sa principauté. Ce fut fait en vertu d’un rescrit de Frédéric-Guillaume III, en date du 9 janvier 1814, mais, comme le marque opportunément l’auteur, sans que le Conseil d’Etat ni les bourgeoisies eussent été admis à donner leur avis. Le 7 février on érigea au Pont de Thielle, à Vaumarcus et aux Verrières, des poteaux noirs et blancs surmontés de l’aigle prussienne.

Napoléon étant relégué à l’Ile d’Elbe, le traité de Paris du 30 mai 1814 attribua à la Suisse les territoires du Valais, de Genève et de Neuchâtel en incluant dans la principauté la commune du Cerneux-Péquignot. Le maréchal Berthier, qui s’était rallié aux Bourbons, avait renoncé à ses droits sur notre pays en échange d’une pension que lui verserait Frédéric-Guillaume III. Il ne restait plus qu’à régler les conditions auxquelles la principauté deviendrait canton suisse.

Dédale d'intrigues

Ce ne fut pas une petite affaire. Au Congrès de Vienne, le général Knesebeck, qui faisait partie de la délégation prussienne, allait qualifier la Suisse de « coin coassant de l’Europe » et l’on ne saurait lui donner tort en présence du gâchis et de la zizanie qui régnaient à la Diète de Zurich. Cette dernière, à la suite de l’abrogation de l’Acte de médiation, entreprenait de reconstruire une nouvelle Confédération. Berne et les Waldstaetten affrontaient les cantons de 1803 qui refusaient de rentrer sous leur domination. Chacun portait ses griefs devant le concert européen au sein duquel le tzar Alexandre s’érigeait en protecteur des indépendances vaudoise et argovienne, alors que Metternich, en soutenant les revendications bernoises, espérait faire prévaloir en Suisse l’influence de l’Autriche.

Comment s’en sortir, au milieu de ce dédale d’intrigues ? La Prusse voulait une Suisse forte, plus capable que la Confédération précédente de s’opposer à une quelconque récidive de l’impérialisme français, mais elle voulait en même temps se soustraire de l’influence autrichienne. En ce qui concerne la principauté de Neuchâtel, le cabinet de Berlin entendait qu’elle fût mise au bénéfice de la neutralité suisse, ce qui n’allait pas sans son inclusion en qualité de canton à part entière. Chambrier d’Oleyres, en tant que ministre de Prusse en Suisse, fut chargé de négocier l’affaire avec la Diète.

La négociation fut épineuse, car les cantons n’admettaient pas que, par le truchement des députés neuchâtelois à la Diète, le roi de Prusse put avoir son mot à dire dans les affaires fédérales, et pas davantage qu’une décision votée par la Diète dût être soumise à la ratification de Berlin pour devenir exécutoire dans le canton-principauté. D’autre part, si certains cantons catholiques répugnaient à l’admission d’un nouveau confédéré protestant, Neuchâtel semblait bien aristocratique au camp des libéraux.

L'admission

Le renforcement des pouvoirs du Conseil d’Etat et la déclaration royale du 18 juin 1814, aux termes de laquelle «l’exécution des engagements que l’Etat de Neuchâtel contractera comme membre de la Confédération, concerne exclusivement le gouvernement du dit lieu», réduisirent la difficulté et désarmèrent la plupart des oppositions. En fin de compte, le 12 septembre 1814, l’admission de Neuchâtel fut votée par 13 voix : Lucerne, Zurich, Glaris, Berne, Soleure, Bâle, Schaffhouse, Appenzell Rhodes Extérieures, Saint-Gall, Grisons, Argovie, Thurgovie et Vaud, sur 17 cantons et 4 demi-cantons présents à la Diète de Zurich.

Le Pacte fédéral du 7 août 1815

Etaient habilités à signer, du côté neuchâtelois, dans l’ordre protocolaire, Georges DE ROUGEMONT, Louis DE POURTALES et Frédéric-Auguste DE MONTMOLLIN, tous conseillers d’Etat.

Ils signèrent pour le canton de Neuchâtel au 21ème rang, entre les deux nouveaux cantons du Valais (20ème) et de Genève (22ème et dernier) ; les 20, 21 et 22èmes sièges étaient déterminés en raison de l’ancienneté des relations des trois nouveaux cantons avec la première confédération.

Copie d'une lettre du procureur Georges de Rougemont à sa femme, Madame Rougemont Osterwald :

« 5 8bre 1815 

(en marge) « Cette lettre a été écrite à ma femme le 12ème août de Zurich, où j’étois alors comme chef de la Députation de Neuchâtel »

«Lorsque j’ai quitté Neuchâtel, ma chère Charlotte, je croyois faire une absence de 10 à 12 jours au plus ; elle sera au moins du double, mes collègues m’ayant manifesté l’un le désir de retourner enfin à sa Chancellerie et à ses affaires et l’autre l’impossibilité après quelques mois de campagne militaire de ne pas donner quelques semaines à ses propres intérêts ; je me suis sacrifié à leurs convenances mais aussi au bien public qui trouvera peut-être son compte au séjour que je fais ici.

« Vous savez ma chère Charlotte que je partis Vendredy matin mais ce que vous n’auriez pas deviné c’est que nous vînmes coucher à Olten et que le lendemain nous arrivâmes de grand jour ici. Monsieur de Pourtalès est un compagnon de voyage agréable et à ressources, comme tous les bons esprits il gagne en vieillissant et son ambition s’est anoblie. Il sentoit et convenoit qu’il lui manquoit surtout de savoir persévérer, il en accusoit son éducation et se déclaroit presqu’incurable. Le jeune G. de Montmollin qui a fait la course avec nous est formé pour son âge, non quant à de certains égards déterminés par la différence des âges et dont on néglige trop de donner l’habitude à la jeunesse, mais quant à la réflexion et aux connaissances.

«Le dimanche nous fîmes une quarantaine de visites, le lundy fut en entier consacré à des fêtes dont je regrette vivement que vous et mes enfants ne fussiez pas spectateurs. Je pensai bien aussi à ma sœur Catou qui avoit manifesté le désir de voir la solennité du serment fédéral. Et c’étoit effectivement une cérémonie imposante. Longtemps avant que la Suisse fut révolutionnée, elle êtoit désunie; si elle ne l’avoit pas été, elle auroit vainement essayé de la bouleverser et jamais elle n’eut vu son territoire ravagé et ses habitants massacrés en partie et désarmés. Après bien des années de désordres et de haines, on est enfin parvenu à faire de nouveau de la Suisse un tout dont les parties sont encore mal liées, mais elles peuvent s’attacher les unes aux autres. C’est dans ce but qu’il a été fait le pacte fédéral, ce traité de société entre les 22 petits Etats Souverains qui forment la Confédération. Lundy 7, à 9 h., les députés de ces 22 cantons signaient ce pacte, ce traité de société. A 10 heures, ils se rendirent à l’Eglise, au bruit de toutes les cloches, du canon et de la musique guerrière, près de mille hommes, les orphelins et une quantité d’enfants de Bourgeois en uniforme et bien armés, ayant une excellente musique d’enfants, bordoient la haye en présentant les armes dès le lieu des séances de la Diète jusqu’à la Cathédrale. Ici une tribune étoit occupée par l’archiduc Jean l’ami des Suisses, et les ministres d’Angleterre, d’Autriche, etc… vis-à-vis une autre tribune étoit destinée aux agents et ministres, entre deux étoit le fauteuil du Président de la Diète sur une estrade peu élevée, plus bas la table du Chancelier, à droite et à gauche les 22 fauteuils pour les Chefs des députations des Cantons et derrière eux des chaises pour leurs Collègues. Le Président prononça avec gravité un discours dont je vous envoyé ici la traduction… après le Chancelier lut l’acte fédéral, enfin le Président prononça le serment le plus fort et le plus solennel répété à haute et intelligible voix par chacun des 22 Députés, mais tous ensemble, la main droite levée vers le Ciel en gage de l’accomplissement du serment qu’on prétoit, C’étoit invoquer la vengeance du Ciel sur l’Etat qui l’enfreindroit. Les députés raccompagnèrent le Président chez lui et se rendirent chez eux.

« A 2 heures on se réunit au Casino, c’est un joli bâtiment, élégant et construit par un architecte de Zurich, dans le tems où cette ville dénuée de lieux de rassemblements sentoit le besoin d’en avoir un. C’étoit sous le régime de la Médiation, un péristyle de six colonnes forme l’entrée de ce bâtiment. Un grand vestibule est environné de trois ou quatre chambres très grandes pour Zurich et très élevées, la situation est heureuse, l’édifice dégagé, l’appartement bien éclairé. L’archiduc, les ministres, leurs secrétaires, les Députés, nombre d’invités se réunirent, on présenta à l’archiduc quelques-uns d’entre nous puis l’on se mit à table. Le repas fut gay, sans gêne consequemment sans ennuy. C’est à l’archiduc qu’on dût cette heureuse disposition. Il est instruit et a certainement toujours le désir d’apprendre, il est bonhommiquement affable, cependant avec dignité. En lui parlant et en l’écoutant, on sent qu’on l’aime et qu’on l’estime mais on le respecte sans s’en douter. Après le dîner on se sépara pour se réunir de nouveau à 8 heures, on commença un bal nombreux et brillant Une jeune fille déclama, avec trop d’emphase, un compliment en jolis vers, que l’archiduc accueillit, puis il se perdit plusieurs fois dans la foule, se retira pour revenir à 2 heures recevoir une très bonne sérénade.

« Je suis payé pour chanter les louanges de l’archiduc. Je lui avois été présenté avant dîner. Au fort du bal, il m’accoste comme un homme qu’on connoit et commence une conversation qui roula sur divers sujets intéressants et dura au moins une demi-heure. L’avoyer de Mulinen, son correspondant, vint nous joindre et la conversation ne roula plus que sur la littérature et sur le Prince de Ligne dont il nous conta des anecdotes piquantes et unit à la valeur le mérite littéraire.

«Entre nous et mes soeurs : il m’annonça l’intention de voir nos montagnes, je lui dis combien je serois heureux de lui en faire les honneurs, que cela étoit même dans mes fonctions.

« Eh bien, me répondit-il, quand je ferai cette course, je vous écrirai, mais non à l’homme d’office.

« Cette journée fut très fatigante pour moi et quand, à minuit, je quittai le bal, je priai Montmollin de m’accompagner et sans son bras une affreuse suffocation m’aurait arrêté en route et peut-être fait tomber. Il faut convenir au reste que de continuelles pluyes très froides, réunies à un genre de vie laborieusement dissipé ne favorise pas la santé ! La mienne n’est cependant pas mauvaise.

« J’ai cru ma chère Charlotte que ce récit vous feroit plaisir, vous le communiquerez à mes soeurs. Je ne pouvois mieux l’adresser qu’à vous, la mère de mes enfants dont j’aimerois tant que les uns devinssent un jour de vrais suisses, les autres des femmes aimables et bonnes. Je vous embrasse ma chère Charlotte. Dites à mes filles combien je désire qu’elles aient bien employé leur tems à mon retour. »

Léopold Alfred de Rougemont (1873-1941) est l’arrière-petit-fils du procureur Georges de Rougemont (1758-1824), le signataire du Pacte fédéral du 7 août 1815. La femme de Léopold, Jeanne de Montmollin (1873-1913), est l’arrière-petite-fille de Louis, comte de Pourtales (1773-1848), co-signataire avec Frédéric de Montmollin (1776-1836), également arrière-grand-père de Jeanne de Montmollin.

Ce qui précède a été tiré et résumé du texte original paru en 1979 dans l’Annuaire de La Société Suisse d’Etudes Généalogiques.
 

par Pierre de Rougemont