Bulletin 46 / Mai-Juin 2012

Georges Bourquin, bourgeois de Valangin, échappe à la corde

par Guy Bourquin

Parmi les multiples guerres du XVIIIème siècle, la guerre de sept ans (1756-1763) causa bien des tourments dans les familles neuchâteloises. Beaucoup de jeunes gens furent levés ou s’enrôlèrent sous des bannières prussiennes, autrichiennes ou françaises pour  défendre des causes qui leur étaient étrangères et combattre, sur les nombreux champs de batailles d’Europe ou des Amériques, sans grand espoir de survie ou de retour au pays natal.

Georges Bourquin est né à Valangin en 1739, son père Jean-Georges Bourquin issu des Bourquin de Savagnier où il était né en 1697 était alors Secrétaire et Boursier de la Bourgeoisie de Valangin, en charge notamment des sels à Salins ; sa mère Jeanne Maumary était la fille du Justicier de Dombresson et Valangin : Jean Maumary.

En 1740, son mandat de Secrétaire-Boursier, terminé, Jean Georges Bourquin amodia les Bains d’Yverdon pour deux ans. En 1742 malheureusement, alors qu’il venait de renouveler son amodiation pour trois nouvelles années, il décéda inopinément, laissant une veuve : Jeanne Maumary, un fils de trois ans et beaucoup de dettes. Jeanne Maumary et son fils regagnèrent le comté de Valangin à l’issue du procès en Haute Cour d’Yverdon qui eut à connaître de la succession de Jean Georges Bourquin.

En 1758 Georges Bourquin, qui n’avait que 19 ans, fut levé à Valangin. Je ne sais dans quel régiment et je n’ai retrouvé aucune information claire sur les batailles dans lesquelles il aurait été engagé.

A des centaines de kilomètres de Valangin, le comte Jean Henri de Franckenberg et Schellendorf, était alors doyen de l’Église de Tous-les- Saints à Prague ; en 1758 il fut nommé, Doyen à Alt Bunzlau en Bohême. En 1759, sur proposition « péremptoire » de Marie Thérèse d’Autriche, le Pape Clément XIII nomma le Comte de Franckenberg et Schellendorf, qui n’avait que 33 ans, archevêque de Malines et primat des Pays-Bas Autrichiens et protocolairement parlant, deuxième Prélat de l’Empire après celui de Vienne.

Grâce à une lettre en date du 29 février 1760 dudit Archevêque de Malines à son beau-frère le Comte Schlick résidant à Vienne et très introduit à la Cour, nous apprenons qu’il éprouva une grande joie en visitant à plusieurs reprises, et en convertissant en prison, deux espions hérétiques qui avaient été condamnés à la peine capitale par la Cour militaire des Pays-Bas et qui, en attendant leur supplice, croupissaient en ce début de 1760, dans une cellule de la Porte de Hal à Bruxelles. Le Prélat les baptisa tous deux et les confirma, ils purent ainsi se confesser.

Tous deux étaient accusés d’espionnage en faveur de puissances ennemies et particulièrement de la Prusse et de l’Angleterre. L’Archevêque poursuit son récit en expliquant que malheureusement l’un d’eux fut conduit à l’échafaud pour y être pendu. Le Gouverneur des Pays-Bas : Charles de Lorraine, ne tint en effet aucun compte de la conversion de ce condamné qui se nommait Jean-Louis Maumary et qui n’était autre que l’oncle de Georges Bourquin et le frère de Jeanne Maumary : la mère de Georges et veuve de Jean  Georges Bourquin décédé en 1742 à Yverdon.

La lettre de Franckenberg à son beau-frère Schlick, dépasse de loin, la narration d’un fait divers, il sait fort bien que sa sœur, la Comtesse douairière de Schlick et le Comte Schlick, ont accès à l’Impératrice et que le Comte transmettra les informations, c’est d’ailleurs ce qu’il fera dès réception de la missive en recopiant de sa propre main une partie de la lettre de l’Archevêque. Ce dernier prend donc grand soin de mettre son action en exergue ; il décrit que le nouveau converti qui a été amené à la potence, eut la délicatesse de ne pas réclamer sa présence à l’échafaud, mais qu’il a néanmoins tenu à assister à l’exécution en se tenant à distance dans une maison voisine, pour le cas où le condamné aurait eu besoin de lui dans ses derniers moments.

En présentant les faits de la sorte il met en évidence les limites des pouvoirs des uns et des autres et son grand souci de ne pas interférer dans les décisions à caractère temporel. Certes l’Archevêque était dans son rôle en convertissant les deux hérétiques, mais le  Ministre Plénipotentiaire agissait dans le cadre de ses fonctions politiques en persistant à considérer l’accusé comme hérétique pour satisfaire les instincts sanguinaires de la population. La présence de l’Archevêque au pied de l’échafaud eut mis le Ministre Cobenzl et avec lui le Gouverneur, Charles de Lorraine, en porte à faux. Si, tuer un espion hérétique constituait un acte salutaire au plan religieux comme politique, donc parfaitement admissible par la population, en revanche, pendre un espion catholique eut été un  symbole ambigu pouvant être interprété comme une marque supplémentaire de l’oppression autrichienne dans les Pays-Bas. 

Dans un courrier du Comte de Cobenzl, Ministre Plénipotentiaire de Marie Thérèse d’Autriche aux Pays Bas, adressé à Charles de Lorraine, postérieurement à l’exécution du premier condamné, le comte qualifie toujours Jean Louis Maumary d’hérétique, alors qu’objectivement il ne l’était plus aux yeux de l’Église. Par ailleurs dans une dépêche, envoyée à Vienne, le même Ministre Cobenzl confie que l’exécution de Maumary «suffira à contenir la vindicte populaire».

L’archevêque profita d’une maladie, réelle ou feinte, du second condamné, Georges Bourquin le neveu pour intervenir cette fois directement auprès du Ministre Cobenzl et demander un report à exécution de la sentence, à savoir la pendaison en place publique, tant que le condamné n’aurait pas recouvré la santé…. Ce délai permit alors au Comte de Franckenberg d’écrire à nouveau au Comte Cobenzl et à Charles de Lorraine pour réclamer la grâce du condamné. 

Estimant sans doute que l’Archevêque ne laisserait pas pendre un jeune homme qui venait de renier ses croyances hérétiques pour embrasser la foi catholique, conscient des relations que le Comte de Franckenberg avait avec l’Impératrice et peut-être aussi,  convaincu que le rôle de Georges Bourquin dans les faits qui étaient reprochés à son oncle, ne méritaient pas la mort ; Cobenzl envoya une dépêche au Chancelier de Cour et d’Etat à Vienne : il stipulait que le jeune Georges Bourquin n’avait été entraîné dans les agissements de son oncle que parce qu’il dépendait de lui pour sa survie. Cobenzl s’empressa aussi d’écrire à Charles de Lorraine pour l’informer qu’avant même l’intervention de l’Archevêque, il avait déjà décidé de commuer la peine capitale en bannissement.

A l’époque, la technique du bannissement était très courante et frappait non seulement les condamnés mais généralement toute leur famille dont on confisquait les biens et brûlait les maisons. L’Archevêque demanda au Gouverneur des Pays-Bas, la grâce entière pour ce malheureux nommé Georges Bourquin en déclarant qu’il consentirait à le prendre comme domestique s’il était gracié. Il avança que -dans le cas -improbable selon lui- où le bannissement serait maintenu, il prendrait des dispositions pour aller accueillir et protéger le jeune Bourquin dans la contrée où il devrait résider. Il estimait, non sans raison, qu’un jeune homme sans ressources, contraint de s’installer hors de l’Empire (c’est-à-dire en terre prussienne) deviendrait inévitablement un vagabond. Le risque  supplémentaire étant que, converti à la foi catholique, il serait considéré en ces lieux comme apostat, et rapidement arrêté et sans doute exécuté. Le Gouverneur en référa à l’Impératrice Marie-Thérèse, qui convaincue, ordonna qu’un décret de Charles de Lorraine octroyât la faveur demandée. Georges Bourquin fut gracié le 15 mars 1760, il entra au service de l’Archevêque à Malines et y demeura jusqu’à sa mort en 1781.

Quel rôle ont réellement joué Jean Louis Maumary et Georges Bourquin, à Bruxelles avant 1760 ? Et pour qui œuvraient-ils ? Je crains que nous ne le sachions jamais d’autant qu’étant tous deux neuchâtelois et donc réputés réformés donc hérétiques aux yeux des autorités autrichiennes, ils ont été directement catalogués comme étant à la solde de la Prusse et de l’Angleterre, contre lesquelles l’Autriche était alors en guerre. Mais rien ne prouve que l’espionnage auquel ils s’adonnaient, pour autant qu’il ait jamais existé, ne se
faisait pas au profit de la France, même si elle était alors alliée à l’Autriche voire au profit de la Hollande.

L’Archevêque recommandait à son protégé une discrétion toute spéciale et se montrait très vigilant au moins au début, ainsi il écrivit un billet le 21 décembre 1760 au Ministre plénipotentiaire pour l’informer que Georges Bourquin avait reçu une lettre de sa mère (Jeanne Maumary) en provenance de Londres et qu’il n’a pas permis à son domestique d’y répondre avant de connaître les intentions du Ministre, de crainte que pareille correspondance pût causer quelque défiance. Je ne sais pas encore comment et pourquoi  Jeanne Maumary était à Londres en 1760 et, s’il peut paraître normal qu’une mère écrive à son fils et que celui-ci lui réponde, il faut comprendre la prudence de l’Archevêque qui dans un contexte d’espionite qui avait conduit son protégé dans les geôles de Charles de Lorraine, ne pouvait prendre aucun risque personnel, d’autant que la lettre venait d’Angleterre alliée de la Prusse. La réponse du Ministre montre en quelle estime il tenait Monseigneur de Franckenberg :

Votre lettre part de l’effet d’une délicatesse de votre Excellence, il suffit que Bourquin soit attaché à la personne de votre Excellence ; cette seule qualité met et mettra à toujours toute personne à l’abri du moindre soupçon tant de la part du Gouvernement que de la mienne en particulier.

Georges Bourquin épousa Catherine Hanus à Malines, il eut un fils en 1780 qui fut prénommé Jean Henri, Antoine et dont le parrain était le Cardinal Jean Henri de Franckenberg, et la marraine : Marie Antoinette de Franckenberg, sœur du Cardinal et rectrice canonique des Chanoinesses d’Andennes. Une fille posthume, Henriette Joséphine, naquit en 1782 dont le parrain, une nouvelle fois, fut le Cardinal. Enfin, dans son testament rédigé en 1792, le Cardinal stipulait que la rente qu’il versait à Catherine Hanus, la veuve de Georges Bourquin (alors remariée religieusement à Michel Joseph Ruëlle Avocat près la Haute Cour de Mons), devait à sa mort, être reconvertie en un capital à lui verser en une fois.

Le Cardinal Jean Henri de Franckenberg et Schellendorf a sauvé la vie de Georges Bourquin et c’est bien grâce à lui que toute ma lignée issue des Bourquin de Savagnier, a pu voir le jour depuis 1760, puisque sans son intervention courageuse et généreuse, mon ancêtre, Georges Bourquin eût été pendu ou banni. Il faut néanmoins noter que l’action décisive de l’Archevêque fut subséquente à la conversion obtenue par lui alors que le malheureux était à deux doigts de la pendaison et ne pouvait se montrer ni rétif ni exigeant. En revanche ce cadeau inestimable attachait Georges Bourquin à l’Archevêque de manière indéfectible et si ses qualités intrinsèques personnelles lui ont sans doute permis de devenir chambellan de Monseigneur de Franckenberg devenu Cardinal en 1778, il n’a vraisemblablement jamais rien pu lui refuser et Catherine Hanus non plus….