Bulletin 48 / Mai 2013

Le mot de la présidente

Après avoir passé cinq semaines sur le nouveau continent, on remarque vite qu’ici comme ailleurs, on cherche à retrouver et à préserver ses racines. Au détour d’une conversation avec ma fille, historienne, on a relevé que le concept de généalogie est en fait aussi vieux, sinon plus, que l’histoire. Les anciens grecs s’y sont adonnés mais ont dû reconnaître qu’ils n’étaient pas les premiers à le faire, même si le terme utilisé aujourd’hui est bien d’origine grecque (genea « génération et logos « étude »).

La rencontre de l’historien grec Hérodote avec les prêtres égyptiens de Thèbes (aujourd’hui Louxor en Haute Egypte), ses principaux interlocuteurs pour écrire son récit sur la culture et l’histoire de l’Egypte, eut lieu aux alentours de 440 avant Jésus-Christ. Il nous raconte l’anecdote de son prédécesseur, le géographe et historien Hécatée de Milet.

Mais laissons parler Hérodote : « L’historien Hécatée, se trouvant autrefois à Thèbes, parlait aux prêtres de Jupiter [c’est-à-dire le dieu égyptien Amon] de sa généalogie, et faisait remonter sa famille à un dieu qu’il comptait pour le seizième de ses ancêtres. Ces prêtres en agirent avec lui comme ils firent depuis à mon égard, quoique je ne leur eusse rien dit de ma famille. Ils me conduisirent dans l’intérieur d’un grand bâtiment du temple, où ils me montrèrent autant de colosses de bois qu’il y avait eu de grands prêtres; car chaque grand prêtre ne manque point, pendant sa vie, d’y placer sa statue. Ils les comptèrent devant moi, et me prouvèrent, par la statue du dernier mort, et en les parcourant ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils me les eussent toutes montrées, que chacun était le fils de son prédécesseur. Hécatée parlait, dis-je, à ces prêtres de sa généalogie, et se faisait remonter à un dieu qu’il regardait comme le seizième de ses ancêtres. Ils lui opposèrent la généalogie de leurs pontifs, dont ils lui firent l’énumération, sans cependant admettre qu’un homme eût été engendré d’un dieu, comme il l’avait avancé ; ils lui dirent que chaque colosse représentait un piromis engendré d’un piromis ; et, parcourant ainsi les trois cent quarante-cinq colosses, depuis le dernier jusqu’au premier, ils lui prouvèrent que tous ces piromis étaient nés l’un de l’autre, et qu’ils ne devaient point leur origine à un dieu ou à un héros. Piromis est un mot égyptien qui signifie bon et vertueux. » (Histoire d’Hérodote, Livre II, 143, traduit du grec par Larcher, Paris, 1920).

Il est bien sûr évident que les prêtres ont exagéré le nombre de générations (une génération à une longueur de trente ans selon Herodote), qui représenterait dix mille ans de leur histoire, alors que la civilisation égyptienne remonte au mieux au quatrième millénaire avant Jésus-Christ. Mais pour les Grecs et leur conception du passé, l’épisode est une petite leçon d’humilité. Ils n’ont de loin pas su conserver la mémoire des générations passées avec autant d’exactitude que les Egyptiens. Les Grecs croyaient donc naïvement que les dieux étaient intervenus dans les affaires des hommes seize générations plutôt, alors que les Egyptiens en comptent 345 ! Les grecs ont donc perdu quelques générations en route, ce que les prêtres égyptiens ont dû rappeler à Hérodote – et à son prédécesseur Hécatée – avec un petit sourire…

Anne-Lise Fischer

Hérodote, historien grec, né vers 484 avant notre ère à Halicarnasse, actuellement Bodrum, mort vers 420 avant notre ère à Thourioi