Bulletin 52 / Août 2015

Georges et Louisa Naturel
ou les Robinsons Suisses de l’Océanie

par Catherine Régent

C’est le 20 juin 1890 que Georges Naturel épouse à Coffrane Louisa L’Eplattenier. De leur union naissent six enfants, cinq garçons et une fille. Georges est cultivateur aux Geneveys-sur-Coffrane lorsqu’en février 1899 un incendie ravage leur ferme.
Le couple décide alors de s’expatrier, dans l’espoir d’offrir un avenir meilleur à leurs enfants. Leur choix se fixe sur l’Océanie, plus particulièrement sur l’archipel des Nouvelles Hébrides (aujourd’hui Vanuatu). Attirés par la propagande de la Société Française des Nouvelles-Hébrides (SFNH) menée par le sieur John Higginson, fervent défenseur de l’influence française aux Nlles Hébrides, Georges Naturel et son épouse se laissent tenter.
En 1900, toute la famille fait ses adieux à la famille et aux amis et s’embarque sur le « Ville de la Ciotat » pour un long périple de quatre-vingt-seize jours ! En route vers l’Aventure !
A peine débarqué, Georges s’aperçoit que les promesses faites par la SFNH ne correspondent en rien à la réalité. Qu’à cela ne tienne. Il n’est pas homme à se laisser abattre. En parfait accord avec sa femme, il décide de ré-embarquer aussitôt sur le même navire, afin d’aller faire entendre sa voix haut et fort à Paris, au siège de la SFNH. Il prend avec lui les trois plus jeunes enfants dont sa fille Louise Violette, âgée d’à peine deux ans. Dès son arrivée, il les confie à sa belle sœur Berthe L’Eplattenier, installée aux Geneveys.
Louisa, elle, est restée, seule avec ses trois fils aînés, au milieu de nulle part, sur une plage bordée par la forêt vierge et entourée de tribus hostiles. Elle doit lutter jour et nuit contre la venue des cochons sauvages qui peuvent à tout instant faire disparaître la cahutte de fortune qui les abrite. Victime de l’insalubrité du climat (paludisme), elle frôle de peu la mort. Georges, quand à lui, a mis à profit son séjour à Paris.
Pour la troisième fois, il accomplit le long voyage de retour, en compagnie de ses trois enfants, accompagnés cette fois de leur tante Berthe. Il a obtenu une concession de 50 hectares dans la Baie du Diamant à Epi.
Le 8 juin 1901, la famille Naturel au grand complet prend possession de ses nouvelles terres. Le cadre est certes idyllique, mais tout est à faire : défricher, construire, planter…La tâche est énorme, mais pas insurmontable pour ces Robinson suisses. On se partage les rôles : Berthe sera la préceptrice des enfants et assurera également « l’école du dimanche », Louisa et Georges défricheront à la sueur de leurs fronts. Les aînés uniront leurs forces à celles de leurs parents.

Rapidement, ils prennent conscience de la nécessité d’obtenir une main d’œuvre. Pour cela il faut posséder un cotre, afin de pouvoir naviguer dans les îles avoisinantes en vue de recruter quelques natifs. Georges commande à Nouméa une maison de bois en kit et un bateau, et devient capitaine par la force des choses. Après plusieurs jours de navigation il revient avec treize hommes et femmes qui acceptent de travailler pour lui. Il faut aussi apprendre la langue des natifs, le bichlamar, mélange d’espagnol, de français et d’anglais, et lutter contre la néfaste influence des pasteurs anglais presbytériens, installés sur l’archipel depuis plusieurs années, et dont la principale préoccupation est de faire fuir les Français.
Tous les coups sont permis pour empêcher tout Français de s’établir sur une plantation.
Arnold L’Eplattenier, le frère de Louisa et de Berthe, les rejoint à son tour afin de seconder Georges. La plantation Naturel prend fière allure. Louisa et Berthe créent un magnifique jardin tropical et une ferme à proximité de la maison : poules, ânes, verrats font la joie des enfants. Georges et Arnold voient leurs efforts récompensés et en 1902 les cultures de maïs rapportent déjà 800 sacs, on récolte 10 tonnes de coprah, les caféiers et les cacaoyers s’épanouissent… Georges fait alors venir des étalons et des bovins  reproducteurs.
Mais la vie n’est jamais un long fleuve tranquille et le temps des épreuves arrive. Jean, le fils aîné, est victime d’un accident de chasse ; son petit frère Théodore décède à son tour, victime du tétanos. Georges et Louisa ont apporté avec eux des dictionnaires  médicaux. Ils diagnostiquent le mal et doivent se contraindre à étouffer eux-mêmes entre deux matelas le corps tétanisé de leur cher enfant.
Berthe décide de rentrer aux Geneveys, où elle décédera en 1953.
La vie doit continuer coûte que coûte. Georges acquiert plusieurs autres centaines d’hectares. Ses plantations forcent l’admiration des gouverneurs de passage, qui ne tarissent pas d’éloge sur sa personne. Il a appelé une de ses plantations « VALESDIR » contraction de sa propre philosophie « Va, laisse dire ».
Aujourd’hui ce nom est resté sur les cartes géographiques du Vanuatu et un aéroport local porte ce nom.
Désormais on trouve une belle habitation avec le grand kiosque classique, des séchoirs à coprah, une usine à égrener le café, un camp important pour loger la nombreuse main d’œuvre, de magnifiques bateaux qui se balancent sur les flots et qui témoignent de la magnifique réussite de Georges Naturel et de son épouse.
Georges et Louisa se virent autorisés par la Banque de l’Indochine à frapper leur propre monnaie, dont chaque pièce portait la marque Valesdir ! Sentant la fatigue peser sur ses épaules, Georges Naturel lègue ses plantations à ses trois fils survivants sous la raison sociale Société Naturel Frères.

En 1920, Georges et Louisa quittent définitivement les Nouvelles Hébrides pour s’installer à Nouméa afin d’y jouir d’une retraite bien méritée. Georges décède en 1923. Arnold le suivra de peu dans la tombe. Louisa vivra jusqu’en 1931. Tous trois reposent dans le cimetière de Nouméa.
Ils laissent une nombreuse descendance dans ce Pacifique où ils ont tant œuvré. En conclusion nous citerons les écrits du Professeur d’Université Guy Lacam, qui a si bien su bien rendre hommage à ces planteurs hors du commun. (Source : publication de la SEH de NC 1990, n° 45 « Souvenirs des Nlles Hébrides ») : « Nous souhaiterions que ne soit pas totalement englouti dans les ténèbres du temps le souvenir de ces hommes, de ces paysans de la terre de France qui, au prix de leurs efforts, d’une ingéniosité de tous instants, de leur sueur, de leur santé, trop souvent compromise avant l’heure, et parfois de leur sang, ont accompli une incroyable performance. Ils ont donné vie à un Archipel où, moins d’un demi- siècle avant, régnait encore le cannibalisme, sans pour autant porter atteinte aux conditions de vie des populations autochtones quand tel s’exprima leur choix.
Souhaitons que nos petits enfants, s’ils venaient à reprendre goût à l’Histoire de la France, puissent retrouver à travers quelque fichier de la Bibliothèque Nationale sur des pages jaunies par le temps, les traces d’une étonnante épopée. »