Bulletin 54 / Août 2016

Chère Uranie

par Marie-Claude Pinguet

Le 8 mars 1806 aux Ponts-de-Martel, naissait une petite fille qui ne connaîtrait jamais son père. Elle fut prénommée Uranie.

Quand il rencontra Julie BRANDT, en 1805, Jean Baptiste BOITEUX demeurait aux Ponts ; il était ouvrier menuisier à Brot-Dessus. Une naissance s’annonçant, les formalités de mariage furent engagées, tant aux Ponts qu’à Laviron (Doubs), village d’origine du père, afin de régulariser la situation. Ils ont « signé leurs annonces qui même ont été publiées une fois », ignorant l’interdiction qui les frappait puisque Julie était protestante et Jean Baptiste catholique. Le père adressa une requête au Conseil d’Etat. En vain ! « Ne sachant que faire, l’âme agitée, il partit chez lui [1]. »

Uranie fut baptisée le 4 avril suivant aux Ponts-de-Martel. Ses parrain et marraine furent Samuel Perrenot, ancien d’église et sa femme Julianne. Pierre Henri fils de feu Abram ROBERT-CHARRUE, oncle de la mère, représentait le père qui avait reconnu la paternité.

Enfance et adolescence chaotiques.

C’est aux Ponts-de-Martel que vécurent Julie et Uranie, la mère gagnant leur vie à force de travail. Mais, le 23 octobre 1811, une dysenterie emporta Julie, âgée de 27 ans et demi. La fillette devint à la charge de sa grand-mère maternelle, Jeanne Marguerite ROBERT-CHARRUE, jusqu’à ce que, les moyens financiers ne permettant pas de subvenir, le pasteur Henri Fabry implorât le procureur général de la Chancellerie de Neuchâtel de prendre pitié de cette orpheline. La petite fille fut alors placée chez Pierre Henri ROBERT-CHARRUE qui s’offrait à la prendre chez lui moyennant rétribution. Il était convenu que son épouse et sa fille lui « enseigneraient tous les ouvrages de leur sexe et lui apprendraient à lire et à écrire. » Le Conseil d’Etat porta Uranie BRANDT « sur le rôle des Enfans illégitimes » tout en demandant des informations sur l’identité du père. Le pasteur Fabry narra la triste histoire, ajoutant qu’on disait que le père « s’était marié, avait deux enfants et était plongé dans la plus grande misère. »

Uranie demeura chez son grand-oncle durant l’année 1812. C’était une « petite fille docile, sage et laborieuse ». A-t-elle vraiment été traitée comme l’enfant de la maison ainsi que le promettait P.-H. ROBERT en signant son engagement ? Toujours est-il qu’à peine 6 mois après, le 8 août 1812, ce dernier se plaignit d’avoir « perdu le double du marché qu’il avait conclu ». De 1813, jusqu’en novembre 1816, ce fut sa grand-mère, Jeanne Marguerite veuve BRANDT, qui prit la fillette en pension, mais « la cherté des tems actuels » la contraignit à se recommander à la Commission des Charités. Ce sont les dossiers d’assistance qui, à travers les « Comptes et dépenses pour pensions concernant les enfants illégitimes » de 1812 à 1823, consultés aux Archives de l’État de Neuchâtel, permirent de mesurer le temps passé chez les uns et les autres. Uranie fut ensuite mise en pension chez Charles Frédéric ROBERT (on ne sait pas s’il était un autre parent), de fin novembre 1816 à novembre 1818. Malade, elle retrouva sa grand-mère avant de rejoindre, le 26 octobre 1819, les Billodes, l’Institut des pauvres du Locle, où elle fut présente jusqu’au 26 octobre 1822 [2] . Cet institut devait sa création à Marie-Anne CALAME, qui, « désolée de voir de jeunes enfants valides courir les rues sans rien faire et demander chaque jour devant les portes de quoi entretenir leur misérable existence [3] » réussit à convaincre quelques amies, et décida de venir en aide à ces déshérités en créant un orphelinat. L’objectif était de soustraire les enfants au mauvais exemple, de les former en les rendant capables de gagner leur vie. Six jeunes filles, prises dans la classe la plus indigente, constituèrent le début, le 1er mars 1815. Le service de maison et l’initiation à la dentelle au fuseau faisaient partie de ces activités enseignées, pouvant devenir rémunératrices.

Le 9 février 1822 [4], Uranie avait obtenu un acte d’origine de l’Etat de Neuchâtel. Sa situation d’enfant illégitime la rendait sujet de l’état alors que les pauvres étaient à la charge de leur commune d’origine. L’Etat avait plus de moyen que la commune des Ponts. C’est cela qui fut, si l’on peut dire, la chance d’Uranie BRANDT-BOITEUX. Elle a été mieux prise en charge.

Elle quitta les Billodes à la fin de l’année 1822, âgée d’un peu plus de seize ans, pour entrer en apprentissage de blanchisseuse. Tout laisse penser que c’était sur le littoral du lac de Neuchâtel, à Serrières-Peseux. Le registre paroissial atteste que la jeune fille y fut reçue catéchumène à Noël 1822 ; elle y a vécu probablement pour la durée de la période préparatoire à sa confirmation.

Deux mois plus tard, le 21 février 1823, aux Ponts-de-Martel, Jeanne Marguerite ROBERT mourait des suites d’une chute. La jeune fille perdit là son seul lien familial. Julie, sa mère, avait bien une sœur Ursule et un frère Philippe. La première était décédée au Locle en 1809, après s’être mariée. On ne sait rien du second. 

Départ pour une autre vie

Le 29 octobre 1824, un passeport fut demandé au nom d’Euranie Brandt. Le lieu de départ était Le Locle, la destination Besançon [5]. Uranie ne se rendit pas à Besançon, mais à … Laviron, village du Doubs, qui avait vu naître son père. Si elle était venue le retrouver, grande fut la désillusion, car il était décédé depuis le 4 février 1810. De son mariage avec Marie Angélique BOUCHARD en 1808, Jean Baptiste avait eu une fille posthume, Suzanne Eléonore. Uranie trouvait là une « belle-mère » remariée ayant 3 autres enfants et  deux oncles, Louis Joseph BOITEUX, maréchal ferrant, et François Xavier, cordonnier, qui furent singulièrement absents des actes de vie d’Uranie à Laviron. Il n’est pas sûr que la jeune fille de religion calviniste, arrivant dans un pays ultra catholique, ait été accueillie à bras ouverts. Comme il semble improbable qu’elle ait pu vivre seule, elle a dû travailler en exerçant un métier qu’elle avait appris : fabricante de dentelles.

La rencontre avec Honoré JACOUTOT, douanier au poste de Laviron [6], fut salvatrice. Le 31 juillet et le 7 août 1825, parurent les publications d’un mariage qu’une naissance annoncée rendit sans doute nécessaire. Cela avait été précédé le 28 juillet de l’abjuration et d’un baptême catholique. A la jeune fille, on attribua les prénoms de Marie Uranie qu’elle s’appliqua à signer en bas de son acte de mariage [7].

Le mariage fut célébré civilement le 7 septembre 1825 et religieusement le lendemain. Dans l’acte religieux, figurait une information corroborant la demande de passeport : « … domiciliée à Laviron depuis l’an dernier… » Cinq mois après, le 10 février 1826, la jeune femme donnait naissance à Alexandre Jean Baptiste. 

Entre cette naissance et celle du second enfant le 22 octobre 1827, le couple se retira à Montenois (Doubs), village natal d’Honoré. Celui-ci avait quitté ses fonctions de douanier pour n’être plus que journalier et « pensionné de l’Etat du premier Empire de Napoléon 1er Empereur des français [8] ». S’écoula alors une vie rythmée par la succession des maternités. De 1827 à 1848, 11 enfants virent le jour. Plusieurs ne connurent que quelques printemps… Le destin d’Alexandre fut une singulière répétition de celui de son grand-père. Menuisier, couvreur, il se maria à Montenois en 1851 et mourut l’année suivante, après avoir eu une fillette au début du même mois. Adèle, mon arrière-grand-mère, et sa sœur Xavière quittèrent Montenois pour Besançon et s’y marièrent. Adèle suivit son mari à Quingey (Doubs) puis dans l’Aube et la Meuse. Comme Joseph qui y était domestique, Xavière partit à Paris avec son mari. Les époux décédèrent en 1866 et 1867, laissant 2 fillettes dont l’une, Julie, mourut à Montenois, quelques mois après sa mère. Tout au long de sa vie, la mort fut hélas une fidèle compagne d’Uranie. Seul, François (Jean Baptiste) resta auprès d’elle.

Fin de vie

Le 20 janvier 1870, à 8 heures du matin, Honoré s’éteignit à l’âge de 75 ans. Uranie lui survécut sept ans. Le 20 août 1877, François JACOUTOT et son voisin déclarèrent le décès d’Uranie survenu dans l’après-midi. La mention sur l’acte: « … née aux Ponts-de-Martel (Neuchâtel) Suisse…fille de feus Jean Baptiste Boiteux et de Julie Brandt… » souligne que ses origines n’étaient pas oubliées. 

Elle partit sous son seul premier prénom : Uranie. Le lendemain, pour lui donner la sépulture, le curé oublia lui aussi Marie, pour ne garder qu’Euranie.

La succession fit état d’une maison dont elle était propriétaire et mentionnait ses enfants survivants : François, Joseph domestique à Paris, Adèle femme Langoutte à Quingey, Aline Friedmann représentant Xavière, sa mère décédée.

Uranie aura-t-elle connu bonheur et quiétude dans ce village où elle a passé le plus long temps de sa vie ? Plus de 71 ans d’une vie, qui, sans être ordinaire, n’a probablement pas été une exception en son temps.

Un merci reconnaissant aux correspondants qui, du Locle à Montenois, en passant par Laviron, ont su, pour mon bonheur, faire revivre le passé d’Uranie.

Sources :
Archives de l’Etat de Neuchâtel. Archives départementales et diocésaines du Doubs. Archives des paroisses des Ponts-de-Martel et Peseux-Serrières, des communes de Montenois et de Laviron et des registres de catholicité de ces deux communes.

Notes

  1. Toutes les citations et les informations proviennent des échanges de lettres entre les pasteurs Fabry et Andrié et les autorités statuant sur le cas d’Uranie. Dossiers Assistance Dossier Boiteux et dossier Brandt > Archives de la Chancellerie (cartons bleus)-chapitre « illégitimes », cote AC522/46
  2. « Des solidarités coutumières à la bienfaisance privée : l’Etat et les pauvres à Neuchâtel (1773-1830) » -Thierry CHRIST – note page 1005 – en ligne sur le site de la bibliothèque numérique de Neuchâtel, doc.rero. ch.
  3. « Marie Anne Calame fondatrice de l’Asile des Billodes » – Marguerite EVARD – Ed. Oderbolz Le Locle- 1934
  4. Archives de l’Etat de Neuchâtel : actes de chancellerie, volume 33, p. 390
  5. Archives de l’Etat de Neuchâtel
  6. En France, après la Restauration, un retour du protectionnisme s’est traduit par un renforcement de la douane, avec la surveillance douanière en deçà des frontières à une distance de 20 km. Le poste de Laviron n’était pas le seul de ce type à l’intérieur des terres. Pour l’inspection de Montbéliard, en 1828, on recensait d’autres postes de douanes qui formaient une ligne de démarcation de Sochaux, à Laviron.
  7. Signature extraite de la copie de l’acte de mariage à Laviron (Doubs).
  8. Acte de décès d’Honoré à Montenois (Doubs).