Bulletin 56 / Septembre 2017

Que s'est-il passé le 15 août 1530 ?

par Maurice Evard

Dans le droit fil de la visite matinale de Valangin et après le repas, Maurice Evard a évoqué un fait divers : Que s’est-il passé le 15 août 1530 ?

Il s’agit de cinq versions d’une même affaire.

Le premier récit est dû à Antoine Froment (1509-1581), compagnon de Farel, donc un témoin oculaire. Malheureusement il n’indique pas le lieu exact de cette échauffourée entre les tenants de la foi nouvelle et les chanoines de Valangin, appuyés par leurs servantes et les gens de la cour de Guillemette de Vergy. Une septantaine d’années plus tard, un auteur anonyme ajoute des péripéties qui se seraient passé le même jour à Boudevilliers avant la rixe de Valangin. Le ton est celui du prosélytisme.

Deux siècles plus tard, Jonas Boyve (1654-1739) écrit dans les Annales historiques du comté de Neuchâtel et Valangin, au sujet de cet événement, mais il place un personnage fictif de la famille Boyve, prénommé Antoine (sic) qui se substitue à Froment ! Péché d’orgueil du pasteur qui veut montrer les convictions religieuses de ses ascendants, dès les origines.

Deux autres textes confinent au délire des chroniqueurs qui ne cherchent guère la véracité des faits. Le plus tardif est dû à la plume de Jean-Henri Merle d’Aubigné (1794-1872) et qui transforme le récit en une épopée tragique dont l’historicité cadre mal avec les exagérations «romantiques». Mais grâce à Arthur Piaget (1865-1952), historien, archiviste de l’Etat, premier recteur de l’Université (1909-1911), on approche les écrits d’une façon plus scientifique, notamment grâce à la mise au jour du procès-verbal de  l’audience du tribunal de Valangin, chargé d’élucider les faits [1]. Le tout est consigné dans le registre d’Antoine Bretel, conservé aux Archives de l’Etat.

Une raison de plus pour rester prudent dans la lecture des travaux anciens qu’il faut aborder avec un esprit critique. Non, ce n’est pas parce que c’est écrit que c’est juste !

Ci-après voici le Récit des événements, tel qu’il est publié dans la brochure «La Réforme en terre Neuchâteloise- 1530 -1930» publiée pour le 400e anniversaire de la Réforme.

…, Farel, dont on a dit que le repos était antipathique à son caractère, prêchait ça et là «par les villages circonvoisins». Le 15 août, jour de l’Assomption de la Vierge Marie, il s’en alla au Val-de-Ruz avec son clerc Antoine Froment, originaire du Dauphiné, comme son maître, et de vingt ans plus jeune que lui. Farel parla dans la matinée à Cernier, puis, ayant dîné en compagnie de Pierre Pury, bourgeois de Neuchâtel qui avait assisté au sermon, tous trois reprirent le chemin de la ville où le réformateur devait prêcher le même jour encore.

Comme ils passaient à Valangin, près de L’Église, voici qu’ils rencontrèrent six ou sept prêtres qui, ayant sans doute reconnu le réformateur, ou soupçonné son identité, entreprirent de disputer avec lui. Ce fut un échange très vif d’arguments et de citations, de latin et de français. Et comme Farel n’avait point encore acquis cette douceur de la colombe qu’Oecolampade [2] lui souhaitait naguère, et que, d’ailleurs, les esprits étaient fort excités à ce moment dans notre pays, la discussion bientôt s’acheva en échauffourée.

Les trois réformés s’en allaient, ils venaient de passer le pont lorsqu’ils constatèrent qu’ils étaient suivis, tandis que des fenêtres du château, des voix féminines les harcelaient d’injures communes à l’époque: «Juifs, Sarrazins, hérétiques! etc.» Pierre Purry fit presser le pas à Farel qui prit les devants, mais cela n’empêcha pas les poursuivants de les atteindre. Purry, voyant leurs intentions hostiles, tenta de les dissuader, mais ce fut en vain. Farel fut frappé, tiré par les cheveux, bousculé. Des femmes, dont une dame d’honneur de Guillemette et sa fille s’acharnèrent sur le prédicant avec un bâton et une tige de fer, cependant que Purry réussissait à lui épargner et à éviter lui-même un coup d’épée qui aurait pu être fatal. Puis survint un certain Cordier, chanoine de Valangin, qui culbuta le réformateur, sur lequel tous à l’envi cognèrent, de sorte que, dit Pierre Pury, dans la déposition qu’il fit devant le Seigneur de Colombier, «son visage était tout en sang et on ne lui connaissait point face d’homme». Alors ils le traînèrent jusque devant une chapelle
qui se trouvait au pied du château, et ils le firent agenouiller en lui disant: «Adore ton Dieu qui est dans cette chapelle et dis-lui qui te sauve. Crie pardon à Notre-Dame!» et ils heurtaient sa tête contre le mur. Mais Farel répondait invariablement «qu’il voulait «adorer Jesus-Christ, le Sauveur du monde, en demandant justice.»

On ne se fut pas borné à ces mauvais traitements, si l’on n’avait eu peur des conséquences. La crainte de Berne dans notre pays, c’était le commencement de la sagesse. Aussi le réformateur fut-il conduit au château et sommairement lavé avec un peu d’eau ; après quoi il revient à Neuchâtel. Il porta plainte aussitôt, et les agresseurs furent condamnés «pour faire bonne mine» dit une chronique. «Toutefois aucune punition n’en fut faite, et même le prêtre qui avait le mieux battu Farel mangeait tous les jours à la table de la Dame pour sa récompense» …

Notes

  1. Arthur Piaget, « Documents inédits sur Guillaume Farel et sur la Réformation dans le comté de Neuchâtel », Musée neuchâtelois, 1897.
  2. Jean Husschin (ou Johannes Häusgen) dit Œcolampade (1482-1531) est un réformateur, humaniste et prédicateur suisse-allemand, d’origine wurtembergeoise.