Bulletin 57 / Décembre 2017

Sur les traces des réfugiés huguenots à Neuchâtel

par Marc Bridel, secrétaire de l'Association suisse pour l'histoire du Refuge huguenot

Le programme 2017 de la SNG proposait une sortie à Neuchâtel, à la découverte des traces laissées par les réfugiés huguenots, ceci au regard du 500ème anniversaire de la réforme.

Le 21 octobre dernier, près de trente personnes se sont associées à cette journée, guidées par Marc Bridel, qui nous a communiqué un peu de sa passion pour ces époques troublées par les luttes religieuses contre les réformés.

Monsieur Bridel a gracieusement préparé le texte ci-après illustrant ce moment passionnant et convivial.

Pourquoi des réfugiés huguenots ?

On parle de réfugiés huguenots pour désigner les nombreux protestants français qui ont quitté leur pays à partir des années 1660 et durant une bonne partie du XVIIIe siècle. Il faut se souvenir que le mouvement de la Réforme, loin d’être bienvenu dans le royaume de France, a été dès ses origines en butte à de nombreuses oppositions. Ces oppositions ont été plus ou moins fortes suivant les périodes, jusqu’au moment où le mouvement a été formellement interdit par la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685. A cet égard, il est significatif que l’on parle « de ladite Religion Prétendue Réformée » dans des documents officiels comme l’Edit de Nantes et celui de Fontainebleau qui le révoque. Quant au nom « huguenot« , il s’agit d’un sobriquet qui est apparu dans les années 1550 déjà.

Il est possible de distinguer quatre périodes dans l’histoire des protestantes de France avant la Révolution:

  • origines et développement du mouvement de la Réforme jusque vers 1560, moment où il connaît sa plus grande extension;
  • la période des guerres de religion (1562 à 1598);
  • de l’Edit de Nantes à sa révocation (1598 à 1685);
  • de la Révocation à la Révolution française (1685 à 1789).

En France, le mouvement de la Réforme a débuté dans les années 1520 et a vite rencontré des obstacles; certains adhérents ont payé de leur vie, d’autres se sont déjà réfugiés à l’étranger. C’est aussi à cette période que remonte une formule qui sera souvent reprise par la suite: « Un roi, une loi, une foi ». Le mouvement a toutefois continué à se répandre dans tout le royaume, plus particulièrement en Languedoc et dans le sud-ouest; et de nombreuses églises ont été « dressées » selon l’expression consacrée. Vers 1560, à la fin de cette première période, le mouvement de la Réforme a connu sa plus grande extension; on estime que le 10% de la population était protestant.

A suivi une deuxième période très dure marquée par huit guerres civiles dites ordinairement « Guerres de religion ». Et à la fin de cette période, le roi Henri IV, par l’édit qu’il a promulgué à Nantes en avril 1598, a su trouver un compromis acceptable et a ainsi réalisé un apaisement dans un royaume partagé depuis des décennies par la question religieuse.

Mais après la mort de ce roi, son Edit a été progressivement vidé de sa substance et les droits accordés aux protestants ont été de plus en plus réduits. Cette troisième période va de l’Edit de Nantes à sa révocation en 1685.

La quatrième période est caractérisée par le fait qu’à partir de la Révocation, le protestantisme n’aura plus aucune place légitime dans le royaume jusqu’en 1787.

Le « Grand Refuge » ou « Refuge huguenot » a débuté dans les années 1660, lorsque de très nombreuses et dures mesures prises à l’encontre des huguenots ont préludé à la révocation de l’Edit de Nantes en octobre 1685 par le roi Louis XIV. Vexatoires et discriminatoires, ces mesures visaient à éradiquer le protestantisme. Est-il surprenant que de nombreux huguenots ont dans ces conditions pris conscience de ce qui se préparait et ont déjà pris la précaution de quitter la France dans ces années-là ?

De plus, le mouvement migratoire qui avait donc déjà commencé dans les années qui précédaient la Révocation a pris des proportions considérables à la suite de celle-ci. Et comme il était désormais strictement interdit aux protestants de quitter le pays et de partir à l’étranger, leur fuite s’est souvent faite dans des conditions dramatiques. On estime que 200’000 à 250’000 protestants ont fui dans les pays du Refuge, en grand nombre dans les années qui ont immédiatement suivi la Révocation et de manière plus étalée jusque vers le milieu du XVIIIe siècle.

Mais tous ne sont pas partis à l’étranger; beaucoup de protestants sont restés sur place et ont vécu leur foi dans la clandestinité. On parle de l’Eglise du Désert en référence au temps où le peuple d’Israël a vécu au désert avec Moïse; on parle aussi d’assemblées du Désert pour les cultes clandestins tenus dans des endroits retirés et de pasteurs du Désert. Cette Eglise du Désert a tant bien que mal été aidée secrètement par des huguenots réfugiés à l’étranger; un seul exemple de cette aide, le cas du « Séminaire de Lausanne », une école secrète dans laquelle de nombreux pasteurs du Désert ont été formés dès 1729. Et c’est peu après la Révocation qu’est apparue la croix huguenote comme signe de ralliement.

Ainsi d’innombrables protestants français ont quitté, ou plus exactement même fui, leur pays pour « cause de religion » et ont cherché refuge dans des pays protestants pour y vivre librement leur foi. Ceux qui sont parvenus en Suisse provenaient en majeure partie du Dauphiné et du Languedoc. Il faut savoir que toutes les couches de la population étaient représentées parmi les réfugiés, comme on a pu s’en rendre compte en dépouillant les « listes de charité » tenues dans les principaux lieux d’accueil. Ces réfugiés ont pu être accueillis et aidés, et ceci d’autant mieux qu’on n’ignorait pas en Suisse ce qui se passait en France et qu’on n’a pas été pris au dépourvu. Mais ces réfugiés étaient si nombreux que les cantons évangéliques ont dû prévoir entre eux une clef de répartition pour les secourir et qu’ils se sont trouvés dans l’impossibilité de tous les accueillir à demeure. C’est ainsi que beaucoup de réfugiés n’ont fait que passer par les cantons évangéliques principalement en direction de l’Allemagne où plusieurs Etats étaient très dépeuplés suite à la Guerre de Trente ans. Ceci correspond donc bien à l’expression qui figure sur le Monument du Refuge placé au Temple-du-Bas: « Aux réfugiés pour cause de religion, Neuchâtel leur fut asile et patrie », asile pour ceux qui ont traversé le pays, patrie pour ceux qui ont pu s’y établir.

Concernant les itinéraires suivais par ces nombreux réfugiés, ils sont multiples et variés et on ne saurait déterminer un unique itinéraire-type. Le plus grand nombre de réfugiés a traversé la Suisse à partir de l’ouest en direction du nord-est, les villes de Bâle et Schaffhouse étant les deux points principaux de sortie du pays. Beaucoup de réfugiés se sont déplacés en groupe puisque les cantons évangéliques se sont arrangés entre eux pour diriger au mieux cet important flux migratoire et pour organiser les transports nécessaires; d’autres réfugiés ont voyagé par petits groupes de familles ou de personnes venant du même village vu que bien des regroupements ont pu se faire après leur arrivée en Suisse; d’autres réfugiés ont longuement erré sans trouver asile à un endroit ou à un autre.

Un axe principal a été organisé par Lausanne, la vallée de la Broye, Morat, Nidau où l’on embarquait sur l’Aar jusqu’à Brugg. Mais en raison d’une grande surcharge, on a ensuite prévu un autre axe par le Nord vaudois et le pied du Jura, raison pour laquelle de nombreux réfugiés ont passé par Neuchâtel, ou ont du moins passé devant Neuchâtel par le lac vu qu’une partie des transports s’est faite par voie d’eau, d’Yverdon à Bienne ou Morat. Et tous les réfugiés qui sont arrivés à Neuchâtel n’ont pas quitté cette ville par le même chemin; certains sont partis par bateau également en direction de Bienne ou de Morat, d’autres sont partis par la route en direction de la Neuveville et de Bienne, d’autres encore sont partis par le Val-de-Ruz et les vallées jurassiennes en direction de Bâle.

D’importants moyens ont été mis en œuvre pour accueillir, héberger, habiller, nourrir, soigner et aider ces réfugiés arrivés en très grand nombre: des collectes ont été organisées, des Bourses françaises créées principalement dans le Pays de Vaud, des églises françaises constituées dans plusieurs villes alémaniques. Mais le nombre des réfugiés était si considérable que les ressources ont été bien souvent épuisées dans les villes d’accueil. Il ne faut pas oublier de mentionner deux autres raisons qui ont rendu encore plus difficile l’accueil de tous ces réfugiés: d’une part, la France exerçait de fortes pressions sur les Confédérés et plus particulièrement sur Genève, pour qu’on expulse ces « séditieux » et, d’autre part, la Suisse a connu des temps de disette et de crise économique vers la fin du XVIIe siècle.

Si ce vaste mouvement migratoire du Refuge huguenot s’est réalisé dans des conditions difficiles, il n’en a pas moins eu des suites positives. Non seulement de très nombreux réfugiés ont pu trouver une nouvelle patrie où ils ont pu vivre librement leur foi, mais encore plusieurs parmi eux ont apporté leur savoir-faire là où ils ont pu s’établir. C’est ce qui s’est produit, par exemple dans les domaines de l’horlogerie, de l’industrie textile et du commerce. Et il y a eu une conséquence aussi inattendue qu’imprévisible de ce vaste mouvement migratoire qui a dispersé les huguenots dans les pays du Refuge: il s’est peu à peu formé tout un réseau de relations familiales, commerciales, littéraires, scientifiques, théologiques entre les réfugiés éparpillés en divers pays, si bien que certains auteurs aiment à parler de « L’Internationale Huguenote ».

 

... et pourquoi au pays de Neuchâtel ?

Intentionnellement, je parle de « pays » afin de mieux tenir compte de ce qu’était Neuchâtel à l’époque. En effet, au cours du Moyen Age, le pays de Neuchâtel s’est progressivement formé; et au moment de la Réforme, il était constitué de deux blocs principaux, le comté de Neuchâtel et la seigneurie de Valangin, qui ont eux-mêmes été réunis en 1592. Si ces domaines ont passé d’un seigneur à l’autre par le jeu des alliances matrimoniales et des héritages, les bourgeois ont toutefois su tirer parti des occasions et autres faiblesses d’un système féodal en perte de vitesse afin d’obtenir davantage de droits. Sans oublier non plus que les Confédérés se sont beaucoup intéressés à Neuchâtel. Très tôt dès le temps du comte Conrad de Fribourg, Berne a eu des traités de combourgeoisie parallèlement entre le comte et avec les bourgeois, ce qui lui permettait implicitement d’exercer une fonction d’arbitre; les Confédérés, redoutant que Neuchâtel ne passe dans le camp français lors des Guerres d’Italie, ont occupé pacifiquement le comté de 1512 à 1529 (ce qui explique la présence des armoiries des cantons sur la façade sud du château); Guillaume Farel a bénéficié de l’appui de Berne lorsqu’il est venu prêcher la Réforme dans le comté. Dans ces conditions, on comprend sans peine que le pays de Neuchâtel comme allié des Suisses se soit associé aux cantons protestants et à Genève pour accueillir des réfugiés huguenots. Et un autre évènement a eu des conséquences très favorables pour l’accueil des huguenots à Neuchâtel: après avoir été près de deux siècles sous la souveraineté de la famille française des Orléans-Longueville, Neuchâtel a eu, par voie d’héritage toujours, un nouveau souverain en la personne de Frédéric Ier, roi en Prusse.

Faisons ici un peu de généalogie: Frédéric Ier (1657-1713) – premier des électeurs de Brandebourg à porter le titre de « roi de Prusse » dès 1701, prince de Neuchâtel à partir de 1707 – a accueilli en 1703-1704 à Berlin les protestants expulsés d’Orange lorsque Louis XIV s’est permis d’annexer cette principauté. Le père de Frédéric Ier, Frédéric-Guillaume (1620-1688), électeur de Brandebourg, est connu pour avoir promulgué son Edit de Postdam par lequel il invitait, quelques jours après la Révocation, tous les protestants de France à venir s’établir dans ses terres. Et la mère de Frédéric Ier, Louise-Henriette de Nassau (1627-1667), était la petite-fille de Guillaume le Taiseux, ou le Taciturne, et de Louise de Coligny.

Dans ces conditions, on peut comprendre que les réfugiés huguenots aient été bien accueillis dans la Principauté de Neuchâtel au XVIIIe siècle. Quelques familles de réfugiés ont même été anoblies par la suite. Et les rois en Prusse ont choisi quelques réfugiés huguenots à Berlin comme gouverneurs de Neuchâtel.

Sur les traces des réfugiés huguenots et de leurs prédécesseurs à Neuchâtel

A. "Neuchâtel leur fut asile"

Il est évident que les nombreux réfugiés qui ont « simplement » passé par la ville de Neuchâtel n’y ont laissé que peu de traces. Ce que l’on peut savoir à leur sujet, c’est avant tout ce qu’on trouve dans les registres d’aide ou de charité. On peut estimer à plus de 23’000 les réfugiés huguenots et vaudois du Piémont qui ont été assistés à Neuchâtel de 1661 à 1697. Et si l’on compare ce chiffre à celui du nombre total des réfugiés qui ont quitté la France lors du « Grand Refuge », on réalisera qu’environ un dixième d’entre eux ont passé par Neuchâtel.

A relever qu’on conserve à Neuchâtel six registres de « Charité aux Réfugiés » pour les années 1682 à 1697; cela représente quelque 1’200 pages de comptabilité concernant les « passades » ou aides distribuées aux réfugiés de passage; le plus souvent, les noms et l’origine géographique de ces personnes sont indiqués et, en général, est aussi signalé si elles sont accompagnées de membres de leur famille. Une précision encore : au cours des six années qui ont suivi la Révocation, près de 18’000 réfugiés ont été assistés à Neuchâtel, ce qui donne une moyenne de 3’000 réfugiés par année, alors qu’à cette époque, Neuchâtel compte 3’300 habitants environ.

Et il convient de se souvenir que tous les réfugiés n’ont pas suivi un même itinéraire et qu’on pourra découvrir des traces de réfugiés en d’autres endroits du pays de Neuchâtel. Ainsi au Locle qui comptait quelque 2’000 habitants sur son territoire, 5’000 réfugiés environ ont passé de 1685 à 1720. Et à Dombresson, village d’environ 350 habitants, près de 6’000 réfugiés ont passé de 1680 à 1715.

B. "Neuchâtel leur fut [...] patrie"

Commençons par donner les noms de quelques familles de réfugiés qui ont pu s’établir à Neuchâtel. Il est à remarquer que certaines d’entre elles ont été anoblies par la suite.

  • Carbonnier. Jacques Carbonnier a quitté Millaud en compagnie de son ami Paul Coulon.
  • Coulon. Paul Coulon est venu en 1745 de Cornus en Rouergue (à quelque 25 km au sud de Millau). En 1767, la famille Coulon est devenue bourgeoise de Neuchâtel. Existe encore à Cornus une « Fondation Coulon » qui a été mise en œuvre par Paul Coulon âgé afin de créer une école pour « les enfants réformés ».
  • Deluze. Jacques Deluze, venu de la Saintonge, est devenu bourgeois de Neuchâtel en 1691. Avec son fils Jean-Jacques, il fait partie des initiateurs de l’industrie des toiles peintes, ou indiennes, au pays de Neuchâtel.
  • Pourtalès. Deux frères, Louis et Jérémie Pourtalès sont partis de Lasalle en Cévennes (à quelque 12 km à l’ouest d’Anduze). Jérémie est arrivé à Neuchâtel vers 1720, et Jacques-Louis, un des ses fils, est devenu un négociant-banquier très habile en affaires.
  • Reynier. Louis Reynier a quitté avec sa famille Dieulefit (en Dauphiné, à quelque 25 km à l’est de Montélimar) vers 1687-1688; il s’est fixé à Genève vers 1689 et il s’est établi en qualité de drapier dans la Principauté de Neuchâtel à Corcelles vers 1698-1700 probablement. Il fut reçu bourgeois de Neuchâtel en 1719.
  • Suchard. Partis de Combovin en Dauphiné (à quelque 15 km à l’est de Valence), Pierre et Louis Suchard se réfugièrent en 1696 à Boudry et reçurent la naturalisation neuchâteloise en 1708. Bien connu comme confiseur-chocolatier, Philippe Suchard (1797-1884) est un arrière-petit-fils de Louis.

Il est juste de citer encore un nom, celui de Henri de Mirmand, une grande figure du Refuge huguenot. Depuis qu’il a trouvé refuge à Zurich au printemps 1686, il s’est beaucoup engagé afin de trouver de bonnes solutions pour l’établissement de ses coreligionnaires réfugiés dans divers pays. Il a vécu quelques années de 1712 à 1716 à Neuchâtel avec la famille de sa fille. En 1720, il est revenu à Neuchâtel et y a passé les derniers mois de sa vie. Mais heureusement, il a encore eu la joie de voir son unique petite-fille, Jeanne-Henriette de Cabrol, épouser Josué de Chambrier le 30 janvier 1721. A la rue de l’Hôpital 10, la maison occupée par cette nouvelle famille comportait à côté de l’appartement des maîtres quatre logements destinés aux réfugiés huguenots.

Indiquons quelques traces laissées par ces réfugiés qui ont trouvé une patrie à Neuchâtel.

  • Faubourg de l’Hôpital N° 10 : maison construite par Paul Coulon.
  • Faubourg de l’Hôpital N° 8 : édifice acheté, transformé et agrandi par Jacques-Louis de Pourtalès.
  • Faubourg de l’Hôpital N° 21 : hôtel construit par Frédéric de Pourtalès, fils de Jacques-Louis.
  • Faubourg de l’Hôpital N° 24 : maison construite dès 1836 par Louis-Auguste de Pourtalès, petit-fils de Jacques-Louis; maison devenue en 1927 la maison de la paroisse réformée.
  • En 1811, Jacques-Louis de Pourtalès a inauguré l’hôpital qu’il a fondé en 1808 et qui porte le nom de sa famille.
  • L’Hôtel communal a été construit comme Maison des Orphelins à partir des années 1720. L’immeuble a aussi abrité une école. C’est là que le savant Louis Bourguet a été autorisé en 1732 à donner ses leçons de philosophie et de mathématiques. Son père, réfugié venu de Nîmes, a pu établir à Zurich en 1686 une fabrique de bas de soie; mais Louis Bourguet s’est dirigé très tôt vers les sciences (numismatique, géologie, paléontologie…) et a été longtemps le rédacteur de deux revues scientifiques; il entretenait une correspondance avec plusieurs savants renommés et jouissait d’une grande réputation.
  • La maison à la rue du Trésor N° 11 a été construite en 1711 par Jérémie Pierrot, un armurier français, réfugié devenu bourgeois. Elle est formée de deux corps de bâtiment séparés par une petite cour et elle comptait initialement trois étages seulement.

C. Quelques réfugiés qui ne l'étaient plus vraiment...

Assez paradoxalement, cinq personnages ne sont pas arrivés à Neuchâtel afin d’y chercher un asile ou une patrie. Ils y sont venus pour y exercer une fonction importante et, de ce fait, ils ont même été logés… au château de Neuchâtel! En effet, il s’agit de cinq personnages qui sont nés en France, qui ont tour à tour été choisis par les rois de Prusse parmi les nombreux réfugiés huguenots parvenus à Berlin et qui ont été envoyés à Neuchâtel pour y être gouverneurs de la Principauté. Voici leurs noms :

  • François de Langes, seigneur de Lubières, l’ancien gouverneur de la Principauté d’Orange qui a dirigé l’émigration vers le Brandebourg de quelques 1’600 protestants expulsés en 1703 (né en 1664; gouverneur de 1714 à 1720).
  • Paul de Froment d’Uzès, devenu colonel dans l’armée prussienne (né en 1664; gouverneur de 1720 à 1737).
  • Philippe de Brueys, baron de Bézuc, né près d’Uzès, également colonel (né en 1682; gouverneur de 1737 à 1742).
  • Jean de Natalis, natif de Montauban (né en 1670; gouverneur de 1742 à 1754).
  • Louis-Théophile Le Chenevix de Béville d’origine lorraine (gouverneur de 1779 à 1801).

Dans la cour du collège des Terreaux, sous la passerelle, on peut voir trois épitaphes, celles de François de Langes, de Jean de Natalis et de Paul de Froment, ces trois gouverneurs ayant été inhumés dans l’ancien cimetière des Terreaux. Philippe de Brueys a été enseveli à la collégiale et son épitaphe est placée sur le pilier de gauche à l’entrée du choeur.

Montmirail, c’est le nom que François de Langes a donné au domaine qu’il a acquis en 1716 près de Marin, et ceci en souvenir d’une ancienne seigneurie de sa famille dans le Midi de la France.

Enfin, la trace la plus remarquable laissée par ces cinq personnages se trouve au château de Neuchâtel; leurs armoiries ont été peintes sur une des parois de la salle des Trois-Etats.

D. Sur les traces de réfugiés d'une autre époque

Comme nous l’avons révélé plus haut, le mouvement de la Réforme, loin d’être bienvenu dans le royaume de France, a été combattu dès ses origines. C’est ce qui explique que plusieurs de ses adhérents sont partis se réfugier très tôt dans les pays voisins; parmi ces précurseurs des réfugiés huguenots, on trouve François Lambert, d’Avignon (1522), Guillaume Farel (1524), Olivétan (vers 1528). On parle à ce propos du « Premier Refuge » pour le distinguer du « Refuge huguenot » ou « Grand Refuge ». Ce premier Refuge s’est poursuivi pendant la plus grande partie du XVIe siècle de manière très irrégulière et inégale selon les circonstances, en ordre dispersé et sans qu’il ne devienne un mouvement de masse comme le sera le Refuge huguenot. On nommera simplement trois réfugiés connus : Jean Calvin arrivé à Bâle (fin 1534), Théodore de Bèze arrivé à Genève (1548), Louise de Coligny réfugiée à Genève d’abord, puis à Bâle (1573).

Dès le moment où la ville de Neuchâtel a passé à la Réforme en 1530, elle a été pendant quelques années un centre pour la Réformation dans les pays de langue française, avant que Genève ne reprenne le flambeau. Il n’est pas exagéré de parler de centre puisque plusieurs réfugiés ont été accueillis à Neuchâtel à cette époque, d’une part, et qu’un important travail a pu y être réalisé, d’autre part.

Ainsi les réfugiés huguenots ne furent ni les seuls, ni les premiers à être venus à Neuchâtel; bien avant eux, d’autres réfugiés « pour cause de religion » y sont arrivés lors du « Premier Refuge ». On peut en conclure que, d’une certaine manière, le premier Refuge a préparé le Refuge huguenot et qu’il serait difficile de parler des réfugiés huguenots sans parler de leurs prédécesseurs. Par prédécesseurs, j’entends les réfugiés qui sont parvenus à Neuchâtel dès les débuts de la Réformation, vu que l’appellation de « huguenots » est plus tardive. On connaît les noms de quelques dizaines d’entre eux, à commencer par Guillaume Farel lui-même. D’autres ont suivi, souvent instituteurs ou pasteurs; ils sont restés plus ou moins longtemps soit à Neuchâtel même, soit dans un village du pays. Citons simplement les noms de : Jean de Belly, de Crest en Dauphiné; Christophe Fabri, dit Libertet, de Vienne en Dauphiné; Antoine Froment, de Mens en Trièves (Isère); Hélie Limousin, de La Rochelle; Thomas Malingre, de Normandie; Noël Thorel, de Rouen, dont la sœur, Marie, est devenue l’épouse de Farel; Jacques Veluzat, de Troyes.

Sans oublier le nom de Mathurin Cordier, un éminent pédagogue. En 1532, il a eu au collège de la Marche à Paris un jeune élève du nom de Jean Calvin qui a conservé toute sa vie une grande reconnaissance envers ce maître qui l’a beaucoup marqué. En 1536, ayant adopté les idées de la Réforme Mathurin Cordier a quitté la France et est allé enseigner à Genève; ensuite, pendant son séjour à Neuchâtel de 1539 à 1545, il a enseigné à la « Maison des Classes » (aux N° 6 et 8 de la rue de la Collégiale); après cela, il est parti à Lausanne où il a été nommé principal du collège et, en 1559, il est retourné à Genève.

Un centre pour la Réformation dans les pays de langue française, Neuchâtel l’a aussi été de la façon suivante : un important travail d’édition a pu y être accompli pour la diffusion des idées nouvelles. Et ceci en particulier grâce à un réfugié, l’imprimeur Pierre de Vingle. Il est né à Lyon vers 1495 d’une famille originaire de Wingles en Picardie (village situé à quelque 15 km à l’est de Béthune). En août 1533, après un court séjour plutôt compliqué et ardu à Genève, Pierre de Vingle est venu, à l’instigation de Farel, s’établir à Neuchâtel avec son matériel d’imprimeur.

Les publications sorties des presses de Pierre de Vingle sont de différentes valeurs et de plusieurs niveaux. Il est presque superflu de préciser qu’aucune de ces publications n’aurai pu être imprimée en France; mais c’est un fait que la situation politique assez particulière de Neuchâtel a rendu possible et même favorisé l’impression de ces nombreuses et diverses publications.

Il y a eu un certain nombre de pamphlets et d’écrits polémiques, dont les trop fameux placards d’Antoine de Marcourt en 1534.

Plus intéressants sont les traités et opuscules, entre autres quelques textes de Farel, dont une petite liturgie « La manière et fasson » ainsi qu’une nouvelle édition de son « Sommaire ».

Dans une autre catégorie de publications, on trouve trois petits recueils de chansons qui ont certainement eu un rôle non-négligeable pour la diffusion des idées et doctrines de la Réforme. Comme la chose est trop peu connue, il convient de citer ici les titres de ces recueils.

  • Le premier recueil « S’ensuyvent plusieurs belles & bonnes chansons, que les chrestiens peuvent chanter en grande affection de cueur: pour & affin de soulager leurs esperitz & de leur donner repos en Dieu, au nom duquel elles sont composées par rithmes, au plus près de l’esperit de Jesus Christ, contenu ès sainctes Escriptures » date de 1533 et comprend 19 chansons.
  • Le deuxième recueil « Noelzs nouveaulx » comprend 24 chansons.
  • Le troisième recueil « Chansons nouvelles démonstrant plusieurs erreurs et faulsetez » daterait peut-être de 1534 et il comprend 5 chansons.

Il s’agit là d’un remarquable travail de pionnier qui n’est probablement pas complètement étranger au projet, élaboré à Genève dans les Articles de 1537, de créer des psaumes qui pourraient être chantés « de bouche et de cœur » par chacun des fidèles lors des cultes.

La Bible d’Olivétan ou Bible de Serrières est certainement la publication de Pierre de Vingle la plus remarquable et heureusement aussi la plus connue. Il s’agit de la première traduction en français faite à partir des textes originaux hébreu et grec, traduction effectuée par Olivétan, un réfugié devenu maître d’école à Neuchâtel. Il a été aidé et accompagné par quelques réfugiés faisant partie de ce que j’appellerais volontiers « l’équipe Farel » pour rédiger quelques textes d’introduction, relire sa traduction, préparer deux index; chez « cette équipe Farel », on trouve aussi un cousin d’Olivétan, réfugié depuis peu à Bâle, Jean Calvin qui a rédigé deux des textes d’introduction. Dans ce petit groupe, Guillaume Farel a été le maître d’oeuvre si bien qu’il serait permis de parler de la « Bible de Farel »; et je suis enclin à penser que la statue de Farel devant la collégiale pourrait évoquer probablement davantage le maître d’oeuvre qu’il a été dans cette entreprise considérable que le prédicateur. Oeuvre de plusieurs réfugiés, la Bible d’Olivétan ou Bible de Serrières, n’est-elle pas la plus belle des traces laissées à Neuchâtel par des réfugiés ? Une trace qui montre bien le rôle essentiel joué par la Bible lors de la Réformation, une trace qui révèle les motivations profondes de beaucoup de réfugiés huguenots et de leurs prédécesseurs.