Bulletin 58 / Août 2018

Traces juives dans la ville de la Chaux-de-Fonds

Sortie du samedi 2 juin 2018 sous la conduite de Marc Perrenoud, historien

Compte-rendu de Françoise Favre

28 personnes étaient au rendez-vous, donné Place de l’Hôtel de ville, pour aller à la découverte des traces de la présence des Juifs dans la Métropole horlogère. Après une introduction générale, Marc Perrenoud, notre guide nous emmène au bas de la rue Fritz Courvoisier qui, jusqu’en 1867, s’appelait encore « rue des Juifs ». Non parce que des Juifs y résidaient, mais parce que c’est par là qu’arrivaient les marchands et colporteurs juifs venant d’Alsace et faisant commerce de bestiaux, de toiles et de montres. La première trace que nous voyons ici – qui n’est pas forcément la plus ancienne – c’est un panneau publicitaire délavé par le temps, sur la ramée d’une vieille grange elle-même survivante d’une époque révolue : « Levy & Cie commerce de chevaux et de bestiaux ».

Au début du XIXe siècle, les Juifs sont exclus de la Chaux-de-Fonds et ne peuvent y résider. En 1818 on ne compte que 18 Juifs à la Chaux-de-Fonds. L’opinion générale leur est hostile. On craint une invasion de cette « nation », on redoute les effets néfastes de leur  commerce comme de leur religion. Ainsi par exemple en 1817, « on exclut les enfants des juifs des écoles, vu la gêne qu’impose aux instituteurs la croyance des Juifs (…) et les résultats fâcheux que cette croyance pourrait avoir sur les autres écoliers. [1]»

A partir des années 1830, la ville se développe et s’étend peu à peu vers l’ouest. C’est dans cette direction que nous continuons notre promenade. A chaque halte, notre guide raconte comment l’histoire des juifs et des habitants de la ville s’est peu à peu tissée, avec des hauts et des bas. La communauté israélite est fondée en 1833, et un premier lieu de culte est aménagé dans un appartement loué à la rue Jaquet-Droz. Selon les recensements, les Juifs sont 65 en 1844 et 283 en 1860.

Mais ce n’est qu’en 1857 que le droit d’établissement leur est enfin accordé. En 1862, les fidèles, à l’étroit dans leur oratoire, font construire une première synagogue rue de la Serre. C’est un bâtiment de deux étages peu différent des constructions voisines et dont il ne reste rien aujourd’hui. Profitant de l’essor économique de l’industrie horlogère, les Juifs établis commencent à acheter et à vendre des pièces de montres. Ils s’investissent peu à peu dans la production et demandent aux autorités la permission d’acquérir et de  construire des immeubles. Ce qui, en 1853, fait réagir trois députés plus ou moins hostiles à cette demande : « Ce n’est pas au canton de Neuchâtel à prendre l’initiative de mesures plus larges envers les israélites, sous peine de voir son industrie si florissante compromise par les tendance de cette classe. [2] ». Rue du Rocher, nous nous arrêtons devant un beau bâtiment qui était autrefois la préfecture et la prison de La Chaux-de-Fonds. Là, notre guide nous raconte comment une émeute antisémite est survenue en mai 1861, alors que l’industrie horlogère était en crise. Les leaders de l’émeute avaient été brièvement mis en prison.

Malgré tout, la communauté se renforce et la population juive augmente régulièrement. Les mentalités changent. En 1866, la Constitution fédérale proclame l’égalité des droits et en 1872, la liberté de culte est accordée à tous. Cette même année, la communauté  israélite demande aux autorités le droit d’avoir un cimetière particulier, pour que les juifs ne soient plus contraints d’aller enterrer leurs morts en Alsace. Finalement, c’est la commune voisine des Eplatures qui leur cède un terrain jouxtant leur cimetière et leur  accorde le droit d’enterrer leurs morts selon leurs rites propres. Nous n’irons pas jusque-là ; mais au fil des rues, les traces laissées par la communauté juive nous sont dévoilées. La situation sociale et économique des Juifs s’améliore et ils contribuent à l’urbanisation de la ville en transformant leurs petits ateliers en fabriques dont certaines sont encore aujourd’hui des fleurons de la ville. Des entreprises commerciales sont aussi créées, comme le magasin de meubles Leitenberg dont les débuts remontent à 1895 avec les activités de Caroline Picard (1853-1947) dont une fille épousa Abraham Leyb Lejtenberg (1888-1966). C’est actuellement la quatrième génération qui dirige ce magasin. En 1900 la population juive est à son apogée et compte 1020 personnes.

Après le repas au Café des Arts, moment convivial et occasion d’échanger nos expériences généalogiques, nous nous rendons à la synagogue, devant laquelle nous attend le rabbin Michel Margulies. En entrant, il nous fait remarquer la date qui figure au-dessus de la
porte : 1896, ou 5566 selon le calendrier hébraïque, date de l’inauguration du bâtiment. Nous entrons dans un lieu de culte magnifique, lumineux et plein de couleurs, étonnant à bien des égards comme le souligne T. Combe « Voyez la synagogue, dont la riche  architecture orientale nous transporte à Constantinople, à Grenade ou à Bagdad. [3]» Pendant près de deux heures – sans qu’on ne voit passer le temps ! – le rabbin nous dévoile toute la symbolique du décor et du mobilier, répondant patiemment à toutes nos questions. La présidente et notre guide ont presque du mal à nous arracher à ce lieu.

Il est temps de continuer notre promenade jusqu’à la « Villa Turque » [4], construite en 1917 par Charles-Edouard Jeanneret, futur Le Corbusier, pour Anatole Schwob (1874-1932), fabricant d’horlogerie. Tout en redescendant en ville, nous admirons encore  quelques lieux emblématiques des familles juives, signe de l’intégration réussie de ces fabricants d’horlogerie qui ont su embellir leur ville d’adoption. On passe notamment devant la villa de Raphy Schwob (1875-1947) et de son épouse Yvonne, née Weill (1889-1982) qui tenait un salon très apprécié par les milieux artistiques. Dans le même quartier, résidait aussi Georges Schwob (1891-1979) qui a joué un rôle considérable dans la Société de musique. Une des familles Schwob a fondé l’entreprise Tavannes Watch qui a été très importante, mais fut « aryanisée » pendant la Seconde Guerre mondiale. A cette époque, les archivistes suisses ont été amenés à dresser des « certificats d’aryanisme » après avoir dressé des généalogies [5]. Plus bas, on passe devant la villa actuellement  occupée par La Chrysalide qui fut construite par Edmond Picard (1853-1914), un des propriétaires de l’entreprise Invicta (le bâtiment construit en 1906 est actuellement le Musée des civilisations de l’islam). Par la suite, le propriétaire de la villa fut Max Elie Brailowsky (1886-1961), une personnalité caractéristique de ces familles juives originaires d’Europe centrale et de Russie qui s’installent difficilement à La Chaux-de-Fonds à partir du début du XXe siècle. On passe aussi devant la fabrique Juvenia, fondée à Saint-Imier en 1860 par Jacques Didisheim (1834-1889), puis la deuxième fabrique construite par l’entreprise fondée par Achille Hirsch (1847-1927). Au fil des générations et des crises, les membres de cette famille s’éloignèrent de l’horlogerie, mais eurent des activités culturelles et politiques.

Pour faire suite à cette visite, nous aurons l’occasion d’entendre Denise Bovet nous présenter le livre « Mémoire de la communauté juive de la Chaux de Fonds » le lundi 13 août à l’hôtel des associations à Neuchâtel.

Françoise Favre, secrétaire de la SNG

Notes

  1. Extrait de La Chaux-de-Fonds. Son passé et son présent, 1844. Chapitre sur l’instruction publique.
  2. Procès-verbal du Grand Conseil du 21.11.1853
  3. Neuchâtel Pittoresque, Philippe Godet et T. Combe, 1902
  4. Aujourd’hui propriété de la société Ebel
  5. Aux AEN, on retrouve des traces de ces recherches, notamment dans les « dossiers particuliers »