Bulletin 8-9 / Août 1997

Epopée des Bourbaki

Un témoin raconte l'épopée des Bourbaki

Par Meinrad Nusslé, trisaïeul d'Eric Nusslé

Venu de Grafenhausen, dans grand-duché de Bade, le 15 juin 1842, Meinrad Nussle a été reçu au nombre des communiers de La Chaux-de-Fonds le 31 août 1869. Négociant en fers et métaux, il est le fondateur du magasin de fers et quincaillerie de la rue du Grenier, commerce aujourd’hui disparu après quatre générations.

Meinrad Nussle entretenait une nombreuse correspondance avec ses frères et sœurs demeurés en Forêt-Noire, laissant ainsi de précieux documents qui, grâce à de nombreux détails, nous renseignent avec précision sur les événements historiques, mais surtout anecdotiques, de la seconde moitié du XIXe siècle. 

Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler le contexte historique de cette lettre, traduite par Marius Fallet, qui relate de façon particulièrement poignante l’entrée aux Verrières de l’Armée française de l’Est, appelée Armée Bourbaki, il y a 126 ans…

La Chaux-de-Fonds, le 21 février 1871 

Chers frères et sœurs,

Cet après-midi, je suis seul au magasin. Je vous adresse quelques lignes, peut-être un peu confuses, car Dieu merci je ne suis pas un politicien mais je vois en toutes ces choses la main de Dieu.

L’Armée Bourbaki a donc pénétré sur le territoire suisse dans le Val de Travers à 7 1/2 heures d’ici; elle a été désarmée et accompagnée dans la direction de Neuchâtel.

D’après les informations officielles, il y avait en tout plus de 85’000 hommes de toutes armes et 9’000 chevaux. Sur la place d’armes de Colombier près Neuchâtel, j’ai vu 230 canons, 24 mitrailleuses et 1’200 fourgons de campagne de toutes sortes et en outre 3’000 chevaux de toutes espèces. Il y avait des soldats appartenant à divers peuples et divers régiments ; il y avait surtout des cuirassiers et chasseurs à cheval qui sont les meilleures troupes de France. Il y avait aussi beaucoup d’artilleurs, des turcos et des zouaves, des francs-tireurs, etc. Les 9/10 des chevaux étaient amaigris et sans résistance. Beaucoup ont péri le long de la route ; j’en ai vu plusieurs. Leur pelage était hérissé et avait une longueur de 2 à 3 pouces. Il fallait s’approcher pour distinguer les chevaux blancs, gris bruns ou noirs. Ils se rongeaient la queue ; ils ont même rongé les jantes des roues des canons, ainsi que les marchepieds des fourgons, les timons des attelages, etc.

Les soldats et les chevaux étaient pêle-mêle, de même que le harnachement. On n’arrivait presque pas à arracher le fourniment des dents des chevaux qui rongeaient les pieux, les poteaux et les jeunes arbres qui se renversaient. 

Les soldats étaient maigres et faibles comme les chevaux, les uniformes très usés, déchirés et rapiécés ; ils étaient mornes et découragés, reconnaissants de recevoir Un peu de nourriture, du tabac, des bas, des souliers. Les officiers supérieurs étaient encore bien équipés. J’ai vu le général Clinchant à Neuchâtel Mais en général, ils paraissaient assez indifférents à l’égard des hommes et des chevaux.

A La Chaux-de-Fonds, il n’y a plus que 30 à 40 Français malades et quelques milices suisses.

Je n ‘ai vu ici qu’une dizaine de Prussiens prisonniers, mais ils sont déjà tous retournés en Allemagne. Un prussien blessé est décédé au Locle où il a été enseveli aujourd’hui II était originaire de Breslau et père de famille. Il y a une quinzaine de jours des francs-tireurs l’attaquèrent, lui et ses camarades, à une demi-heure du Locle alors qu’ils transportaient 1’000 fusils pour les livrer à l’armée suisse. Ils ont été attaqués, à leur retour alors qu’ils portaient le drapeau blanc (non hissé) ; l’un d’eux fut tué, deux autres reçurent une balle dans le ventre, dont celui que l’on a enseveli aujourd’hui.

Dieu soit loué, il semble que la paix est proche ! Après l’armistice, la France devra accepter la paix pour ainsi dire à tout prix. Que Dieu le veuille !

Dieu veuille que les vainqueurs lui attribuent l’honneur, car c’est Lui qui a conduit les événements !

A l’extrémité du Val de Travers la fièvre aphteuse s’est déjà déclarée 4 jours après.

La poste va partir, je dois terminer.

Je souhaite à tous une bonne santé ; nous allons tous bien, Dieu soit loué !

Recevez les cordiales salutations de votre frère dévoué,

Meinrad Nussle

 

 

 

Extrait de Nüsslin – Nusslé, Histoire d’une famille ordinaire, 1379 -1991, aux Editions du Cortil à Lutry