Bulletin 10 / Février 1998

Des Républicains chez les Borel - Partie 1

Des républicains chez les Borel, première partie : Jaques Henri Borel

Conférence de Madame Monique Béguin née Borel

Jaques Henri, l’autre fils de Daniel Henry BOREL et de Susanne Madelaine VAUCHER DE LA CROIX naît dans la ferme paternelle de Rochebulon le 7 avril 1779.

En 1797, à l’âge de 18 ans, il se rend à Pontarlier pour y étudier la chirurgie sous la houlette du chirurgien Jean-Baptiste GRESSET, maître en chirurgie, chirurgien-major de l’Hôpital royal de Pontarlier dès 1767. Jaques Henri, à côté de son étude des sciences médicales, prend des leçons d’écriture avec un certain MEYER, instituteur, des cours de chimie auprès de M. ALLEMAND, pharmacien, et de dessin chez un sculpteur nommé MAUGIN.

Une année et demie plus tard, il se rend à Besançon où il résidera deux ans. Là, il profite de l’enseignement de M. LANCHAMP, chirurgien, qui travaille à l’Hôpital Saint-Jacques et à l’Hôpital Bourgeois.

Ses études terminées, il s’engage dans l’année française. Il est affecté à la 89e demi-brigade qui fait partie de l’Armée d’Italie où il sert comme chirurgien de 3e classe dans les ambulances. Après 10 mois, il est fait prisonnier à Aoste. Il reste un mois en détention dans la citadelle de Milan, puis prend du service dans le Régiment des chasseurs commandé par le royaliste prince de Rohan. Cinq mois plus tard, il déserte et rentre chez lui au Val-de-Travers.

Diverses pièces d’archives le qualifient soit de chirurgien, soit d’officier de santé, voire de vétérinaire, c’est dire si ses talents sont multiples. Après être resté quelques temps au pays de Neuchâtel, il s’engage en Prusse où il sert pendant 14 mois. Il obtient ensuite un congé en se faisant remplacer. En août 1802, il revient définitivement au Val-de-Travers.

En 1803, il fait la connaissance d’Anne YERSIN dite Nanette (1781-1845) à l’occasion du mariage de son frère Henry Alexandre BOREL; il s’agit de la soeur de la nouvelle épouse dudit Henry Alexandre. L’union entre Jaques Henri et Nanette est conclue à Boveresse le 30 juillet 1804. Nanette, originaire de Rougemont dans le Pays d’Enhaut, est née le 1er mars 1781 à Villars-sous-Champvent, fille de Jacob et de Marianne Françoise WALTER. Contrairement aux autres épouses de cette lignée BOREL, elle n’apporte aucune dot. De ce couple naissent six enfants: 

  • Charles Frédrich (né en 1804), 
  • Alexandre Virgile (1806-1874), 
  • Auguste Frédrich (né en 1808), 
  • Frédrich Horace (1810-1881), 
  • Charles Aimé (1812-1867) et, 
  • enfin, une fille, Louise Sophie Clémentine (née en 1815), dont nous reparlerons dans la deuxième partie de notre conférence.

En 1811, Jaques Henri s’enrôle comme officier de santé dans le bataillon des Canaris du prince BERTHIER, mais il est rapidement réformé. Il regagne alors son domicile sur le Mont de Boveresse. Au mois d’avril de la même année, il engage un domestique, Samuel ROHRBACH, qui aide à la ferme et travaille comme forgeron, taillandier ou bûcheron. Il est payé deux piécettes par jour, ce qui correspond à 3 batz et demi. Selon la rumeur, cet Allemand avait déjà été impliqué dans une affaire de fausse monnaie.

Quelques mois plus tard, en juillet 1811, des batz au coin de Son Altesse Sérénissime datés de 1809 circulent au Vallon, principalement à Couvet. Ces pièces paraissent suspectes, car rougeâtres. Des gens les rapportent au Grand Sautier. Le sieur ROESSINGER, apothicaire, L’une des personnes grugées, rapporte qu’un nommé HERMANN, homme âgé vivant sur le Mont de Boveresse, vint lui acheter des drogues pour Jaques Henri BOREL. Parmi les 13 batz payés, se trouvent deux pièces rougeâtres.

Trois ou quatre semaines plus tard, Nanette dépose à son tour devant le Grand Sautier: elle déclare qu’il y a environ un mois un homme d’un certain âge et deux femmes d’une quarantaine d’années, paraissant être des paysans français, ont mangé chez elle du lait, du pain et un fromage, denrées qu’ils ont payées 5 batz et demi. Cet argent a ensuite été donné audit Jonas HERMANN pour divers achats à Couvet. Questionné sur son mari, elle déclare qu’il est parti avant-hier à Champagnole acheter des médicaments chez le pharmacien Allemand.
Il résulte de cette enquête secrète que Jaques Henri serait le faux-monnayeur, aidé par son domestique allemand. Le 4 octobre 1811, une perquisition est menée en son domicile, ainsi que chez son père et son frère qui habitent sous le même toit. Les enquêteurs découvrent différentes substances qui leur paraissent suspectes, des outils, des papiers et des lettres peut-être compromettants. Tous les objets saisis sont mis dans un coffre qui est immédiatement scellé.

Au moment de la fouille, Jaques Henri n’est pas chez lui. Il est parti au matin chercher des lancettes chez son oncle, Jean-Pierre VAUCHER, à la Prise Maurice près de Buttes. En revenant chez lui, le soir, il apprend la perquisition. Sur le champ, il congédie son domestique et, lui-même, s’enfuit peu de temps après en France.

Le 10 octobre 1811, il est décrété de prise de corps par la Cour de justice du Val-de-Travers. Quatre jours plus tard, les Quatre Ministraux donnent leur consentement à ce décret. Son signalement est donné: trente-trois à trente-quatre ans, mesurant 5 pieds 4 pouces, cheveux noirs, front élevé et découvert, sourcils noirs, yeux gris-bleu et grands, nez court et épaté, bouche grande, barbe noire, menton petit et rond, teint haut en couleur, parle français et patois.

Il y a une raison à la fuite de Jaques Henri. En effet, l’hiver approche et les geôles du Val-de-Travers sont réputées pour le froid excessif qui y règne. L’accusé souffre d’un rhumatisme à la cuisse et craint pour sa santé. Le 2 mars 1812, il se constitue prisonnier et, en tant que bourgeois de Neuchâtel, est jugé à Neuchâtel par ses pairs. Le 10 mars, son procès commence.

L’interrogatoire débute: à ses dires, ses rapports avec le pharmacien Allemand de Champagnole (alors accusé de fausse monnaie devant un tribunal français) n’ont pas été fréquents. Il lui a acheté des médicaments qu’il ne lui a pas encore totalement payés. L’accusé doit ensuite expliquer la présence chez lui de diverses substances: le morceau de minerai qui a été découvert à la Clusette, l’arsenic sert à faire mourir les souris, l’antimoine à purger les bestiaux atteints de surlangue, le mercure à traiter les maladies honteuses, le sel ammoniac dissous dans de l’esprit de vin guérit les maux de dents, l’acide nitreux cautérise les dents, le vitriol mélangé à d’autres substances soigne avec succès la maladie de la surlangue.

Confronté à trois morceaux d’un métal blanchâtre et à deux pièces non encore frappées qui avaient été trouvés par la fille du vieux HERMANN sous un buisson de la haie entourant son clos, Jaques Henri ne les reconnaît pas.

Puis c’est au tour des lettres et des papiers à être examinés: on y apprend que Jaques Henri avait fait une épreuve d’alchimie. Le compte-rendu de cet essai est accablant; en effet, cette opération consistait à faire 2 onces et 2 ou 3 gros de bon or avec une once d’or, une d’argent et des drogues. Jaques Henri répond qu’il s’agit de sa seule expérience et qu’il n’a plus jamais essayé depuis lors.

Il  y a enfin une lettre du pharmacien ALLEMAND du 12 décembre 1810, lui demandant de se munir d’effigies du dernier roi de France, ce qui pourrait accréditer la rumeur qui court actuellement au Vallon suivant laquelle des faux-monnayeurs locaux contreferaient des pièces françaises pour des correspondants franc-comtois qui leur fourniraient en échange de la fausse monnaie neuchâteloise.

Le lendemain, M. DE VATTEL, châtelain du Val-de-Travers, rappelle au tribunal les déclarations d’un détenu nommé Charles Abram HUGUENIN-ELIE, emprisonné il y a quelques temps pour avoir volé des trappes de renards. Ce témoin avait déclaré, sous serment, en substance que Jaques Henri BOREL s’était vanté de pouvoir, grâce à un alliage, faire à partir de deux écus neufs (ou de deux onces d’argent) dix écus neufs de monnaie bonne à la touche et au poids, mais non à la coupelle. Il aurait ajouté qu’il avait engagé un Allemand très compétent dans ce genre de travail et qu’il ne pouvait être poursuivi dans la Principauté pour avoir contrefait une monnaie étrangère.
Les juges sont persuadés que les graves charges qui pèsent sur Jaques Henri leur permettent de demander aux Quatre Ministraux de procéder à un complément d’enquête. Cette requête est accordée. Quatre témoins sont convoqués: les dires des trois premiers ne sont guère compromettants pour Jaques Henri. Quant à Charles Abram HUGUENIN-ELIE, le principal accusateur, il n’a pu venir, car il réside en France, à Ville-du-Pont. Interrogé sur ses relations avec lui, l’accusé déclare qu’il le connaît peu, que c’est un mauvais sujet, reconnu comme tel dans tout le pays. Il est prêt à soutenir ses dénégations face à HUGUENIN. Questionné sur ses autres relations, il déclare en connaître quelques-unes qui ont eu affaire à lui en tant que médecin.

Au sujet de la découverte de minerai d’argent à la Roche du Cerf près de la frontière française, il est sûr de sa trouvaille. D’après ses analyses, Il ajoute même que l’argent récolté contient même de l’or, du soufre et de l’arsenic.

Le 30 mai 1812, le procureur général de la Cour impériale de Besançon annonce au Conseil d’Etat que la procédure instruite à l’occasion de la fabrication de fausse monnaie ne fournit aucun indice contre Jaques Henri BOREL.

Le 3 juin 1812, le maire déclare ne pas s’opposer à sa libération, aucune preuve ne pouvant être retenue contre lui. Après avoir prêté le serment d’urphède (serment de ne pas se venger de ses juges, de ses accusateurs), Jaques Henri est remis en liberté à l’Hôtel de Ville de Neuchâtel à environ 10 heures du matin.

Mais ses ennuis ne sont pas terminés. En août 1814, Jaques Henri est de nouveau accusé de fabriquer de la fausse monnaie. Le 19, il est décrété de prise de corps par la Cour de justice de Colombier. On vient le 20 pour l’arrêter, mais il n’est pas chez lui, car il s’est rendu la veille à la Grande Combe [sic] pour visiter des malades. Prévenu à temps, il se cache quelques jours chez son beau-frère, Joseph Henri PERROUD; puis, il continue de vaquer à ses occupations sans être inquiété.

Le châtelain du Val-de-Travers, M. DE VATTEL, autorise l’ouverture d’une lettre adressée à Jaques Henri qui fournit de nouvelles présomptions contre lui. Un nommé CORNEVAUD, marchand d’eau-de-vie, habitant Geney, y parle de marchandise blanche ou jaune.
L’accusation est encore corroborée par le témoignage de Charles Abram HUGUENIN-ELIE (peut-être le même que celui cité à la page précédente), détenu au château du Val-de-Travers pour vol et fausse monnaie. Dans son interrogatoire du 2 mai 1817, ce personnage déclare avoir hébergé Jaques Henri alors qu’il était décrété de prise de corps et l’avait vu faire de la fausse monnaie.

Jaques Henri finit par se faire arrêter. Le 18 juillet 1817, il est incarcéré dans les prisons de Neuchâtel. Il est également impliqué dans un procès de faux-monnayeurs à Besançon, si bien que son extradition pourrait être prochainement demandée. A partir du 12 août 1817, il est soumis aux interrogatoires d’usage. Il déclare ne s’être jamais caché depuis son décret il y a deux ans et que sa femme et ses parents l’ont empêché de se rendre. Il nie avoir blanchi des métaux, laminé du laiton et du cuivre, coupé des pièces rondes, etc. Depuis sa dernière détention, il n’a plus du tout travaillé sur les métaux.

Il reconnaît avoir emprunté à un certain Charles Frédéric BOREL deux ouvrages, le premier d’Antoine DE BAUME, « Manuel de chimie », le second traitant d’alchimie et d’astrologie judiciaire. Le 23 août 1817, ledit Charles Frédéric BOREL témoigne contre lui: il l’a vu frotter des métaux sur une pierre noirâtre qui pourrait être une pierre de touche. Jaques Henri persiste à nier les faits qui lui sont incriminés. Quant à la lettre de CORNEVAUD, marchand d’eau-de-vie à Geney, il affirme ne pas connaître ce personnage. Beaucoup de Français viennent chez lui pour se soigner et il ne se souvient pas du nom de chacun.

Le 28 août 1817, il est amené à l’Hôtel de Ville et y apprend sa libération. Malgré les fortes présomptions qui pèsent sur lui, aucune preuve n’a été amenée contre lui. Il restera cependant pendant 4 ans sous l’oeil de la justice, pour un plus ample informé.

Jaques Henri est un médecin apprécié. Sa renommée s’étend au loin. Il se rend fréquemment en Franche-Comté jusqu’à Arbois pour soigner des malades. De nombreux patients viennent chez lui. Pourtant sa situation matérielle est précaire. Il a pratiquement dilapidé l’héritage paternel. L’entente avec sa femme n’est pas bonne. Toutes ces tribulations ont entamé son moral. Il met fin à ses jours dans la nuit du 25 au 26 juin 1822. On le trouve pendu dans la forêt du Burcle, près de Couvet. Son corps est conduit sans cérémonie au cimetière dans la nuit du 28 au 29 juin.

Il laisse une veuve âgée de 41 ans, l’aîné de ses enfants a 18 ans, la cadette 7 ans. La famille est pratiquement sans ressources. Nous aborderons lors de notre prochaine séance la destinée de sa femme et de ses enfants.

Fête célébrée à La Chaux-de-Fonds le 3 décembre 1792
La Carmagnole (A. Girardet)

Deuxième partie

Lien sur la deuxième partie de cet article, publié dans le même bulletin n°10

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