Bulletin 11 / Juillet 1998

Secunda ou l'enfant de remplacement

par Eric Nusslé

Johann Jacob Nüssle, de Laufenbourg, avait épousé, le 7 janvier 1670, Anna Simonin, de Bonndorf dans le grand-duché de Bade. Johann Jacob était le fils de Lienhardt Nüsslin, dont les ancêtres avaient quitté Bâle lors de la Réforme, en 1529, et remonté le Rhin jusque dans le Fricktal, région qui appartenait à cette époque aux Habsbourg et constituait le Vorderösterreich.

Artisan, il s’était rendu dans la Forêt Noire toute proche et s’y était marié. Un premier enfant était né de ce mariage en automne de cette année 1670 : une fille prénommée Elisabeth, comme sa grand-mère paternelle. Lorsque, deux ans plus tard, le couple eut un second enfant, une fille de surcroît, elle se prénomma tout naturellement Secunda. Hélas elle mourut en bas âge, ce qui était courant à cette époque. Mais l’on avait beaucoup d’enfants et, à nouveau deux ans plus tard, en 1674, naquit un garçon à qui l’on attribua fièrement les prénoms du père auxquels on ajouta encore celui du grand-père, afin d’attester des origines de cette nouvelle branche des Nüssle de la Forêt Noire. L’année suivante, le couple donna naissance à une fillette qui fut nommée à nouveau Secunda, en mémoire de sa sœur aînée décédée cinq ans plus tôt. Cette seconde Secunda décéda à son tour dans les premiers jours de son existence et à peine un an plus tard naissait un deuxième garçon, Johann Wilhelm, baptisé à Bonndorf le 25 mai 1676. Ce garçon connut le même destin que son aînée et mourut à son tour dans les mois qui suivirent. Il fut « remplacé », c’est le cas de le dire, par un sixième enfant, à nouveau un garçon, que le Ciel envoyait sans doute pour atténuer la peine de ses parents qui avaient déjà perdu un enfant sur deux. Il fut donc baptisé à Bonndorf le 14 septembre 1677 sous le nom de Johann Wilhelm Nüssle et devint, près de trois siècles plus tard, l’ancêtre de l’auteur de cet article. Le 6 avril 1679 naissait, à Bonndorf en Forêt-Noire, une fillette pleine de santé, Secunda, troisième à porter ce funeste prénom, mais qui connut heureusement un destin plus favorable, puisqu’elle s’éteignit à Bonndorf le 7 mai 1741, soit à l’âge de 62 ans, mère de quatre garçons et d’une fille, grand-mère de nombreux petits-enfants. Le couple donna encore naissance à quatre enfants, trois garçons et une fille qui, à son tour, engendrèrent plusieurs enfants dont une fille illégitime !

Johann Jacob Nüssle et Anna Simonin eurent donc onze enfants en tout, dont trois moururent prématurément et furent rapidement « remplacés » par des enfants puînés portant le même prénom. Freud [1] devait déclarer plus de deux siècles plus tard : « le choix d’un prénom fait de notre enfant un revenant ».

Les psychiatres ont été par la suite nombreux à étudier ce phénomène. Si, dans le contexte de la généalogie de l’auteur, trois enfants morts en bas âge pouvaient être rapidement exclus de l’image que la famille se faisait d’elle-même et probablement oubliés, cet exemple montre néanmoins que, bien avant la naissance de la psychanalyse, « tout enfant né après la mort d’un aîné est un enfant de remplacement dans la mesure où il est investi des expectatives et des fantasmes projetés par les parents sur l’enfant décédé [2]». Cela peut aller aujourd’hui, et de nombreux exemples en témoignent, jusqu’aux « enfants nés après une fausse-couche, si l’enfant existe vraiment dans la tête des parents avant même sa conception [3]». Il en est de même pour l’enfant adoptif qui peut combler le vide laissé par celui qui l’a précédé ou pour les parents qui ont envisagé une adoption avant même de procréer à nouveau et qui « s’adressent d’abord à des agences d’adoption pour demander un garçon de huit ans, mince, blond, aux yeux bleus pour remplacer le petit mort qui avait huit ans, était mince, blond et avait les yeux bleus. Dans ce cas, l’enfant n’est pas biologiquement l’enfant de ses parents. Sa personnalité peut avoir eu le temps de se développer. Mais s’il est très jeune, il pourra néanmoins souffrir du même handicap que les enfants de remplacement [4]». Que penser encore de l’embryon conçu in vitro et implanté après le décès du père biologique ? « Si l’on voulait être strict, on pourrait même peut-être, dans ces cas, parler plutôt d’enfants de substitution [5]». S. Leclaire dit du fantasme de l’enfant mort : « il est le plus secret, le plus sacré, le plus sanctifié et le plus misérable des mythes personnels [6]».

Si l’aspect psychologique des liens entre enfants d’une même fratrie en général et des enfants de remplacement en particulier vous intéresse, vous pourrez lire l’excellent ouvrage de Sylvie Angel : «Des frères et des soeurs – Les liens complexes de la fraternité », paru aux Editions Robert Laffont, à Paris, en 1996.

Notes

  1. Sigmund Freud (1856-1939), neurologue et psychiatre autrichien fondateur de la psychanalyse.
  2. A. Sabbadini : The replacement child. The instance of being someone else, div. bull. psychiatriques, 1986-89
  3. Maurice Porot, Dr en médecine, professeur honoraire de clinique psychiatrique et de psychologie médicale à la Faculté de médecine de Clermont-Ferrand.
  4. A.C. & B.S. Cain : On replacing a child, J. Acad Child. Adolesc Psychiatry, 1964.
  5. Maurice Porot : L’enfant de remplacement, Editions Frison-Roche, Paris 1993, 1996.
  6. S. Leclaire : On tue un enfant, Editions Le Seuil, Paris 1975.