Bulletin 11 / Juillet 1998

Enfants de remplacement célèbres

par Eric Nusslé

Si l’article précédent conclut en parlant du handicap des enfants de remplacement, plusieurs d’entre eux n’en sont pas moins devenus des personnalités de génie. Sans vouloir tirer la moindre conclusion sur le destin de ces personnages qui ont marqué l’art ou l’histoire – tant il existe de nombreuses biographies et ouvrages de référence – nous nous contenterons d’évoquer les plus connus.

François René de Chateaubriand (1768-1848), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Henry Beyle, dit Stendhal (1783-1842), Vincent van Gogh (1853-1890), Camille Claudel (1864-1943), Rainer-Maria Rilke (1875-1926), Hermann Hesse (1877-1962), Salvador Dali (1904-1989), et probablement même Adolf Hitler (1889-1945) étaient des enfants de substitution.

Sur les dix enfants que René-Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg, fit à sa femme, quatre moururent en bas âge et deux furent guillotinés lors de la Révolution. Le célèbre écrivain [1] et homme public naquit dix ans après le premier héritier mâle décédé en bas âge et qui était lui-même né un an après le premier enfant, une fille, également décédée au berceau. Il hérita de l’un des prénoms de son aîné, René, qui signifie né à nouveau et qui était déjà porté par le père. Chateaubriand rejeta toujours ce prénom pour se libérer à la fois d’un père tyrannique et de ce frère mort.

Ludwig van Beethoven hérita du prénom de son frère aîné, décédé un peu plus d’un an auparavant à l’âge de quatre jours, ainsi que du talent pour la musique et du penchant pour l’alcool de ses ancêtres. On sait que, dans cette famille, il n’y eut que deux survivants parmi les sept enfants. En dehors de cet héritage, Beethoven devint rapidement sourd, ce qui paraît être la pire épreuve pour un musicien, et eut sa vie durant des problèmes avec les femmes.

Stendhal ne connut guère un destin plus favorable. Le premier enfant de Chérubin Beyle et d’Henriette Gagnon, son épouse, naquit le 16 janvier 1782 et mourut quatre jours plus tard. Le second, né presque exactement un an après son aîné et, de ce fait, conçu trois mois seulement après son décès, reçut le même prénom que celui-ci : Marie-Henri. Sa mère mourut alors qu’il était âgé de sept ans. L’œuvre de Stendhal nous dévoile la quête pathétique d’une identité à travers les pseudonymes – au nombre de 24 entre 1811 et 1825, soit avant d’écrire ses principaux romans – et les personnages. En outre, dans «La vie d’Henry Brulhard », Stendhal pose les questions : « Qui suis-je ? Qu’ai-je été ? Que suis-je ? » pour conclure « J’ai toujours été ce que je suis ». Selon Wilson [2] , Stendhal a cherché toute sa vie un compromis avec son double, l’enfant mort dont il portait le prénom, pour pouvoir accéder à une vie autonome et personnelle.

Le fait de prénommer les enfants comme leurs aînés disparus relevait d’une tradition courante dans certaines familles, en particulier chez les Van Gogh où l’on relève au moins cinq Vincent parmi les ancêtres du peintre. On sait qu’il avait un frère, Théo, qui joua un très grand rôle tout au long de sa courte existence. On sait aussi qu’il eut un frère aîné, mort-né le 30 mars 1852, soit un an jour pour jour avant sa propre naissance et qu’ils furent l’un comme l’autre inscrits à l’état civil sous le numéro 29. Vincent Willem Van Gogh sera toujours obsédé par la présence de la tombe de son frère où il était gravé : « Vincent Van Gogh, 30 mars 1852 ». Celle-ci se trouvait dans le jardin de la maison, ou plutôt du presbytère, le père étant pasteur calviniste. Vincent « pensait être, au mieux, le remplaçant, au pire le meurtrier [3]» de ce « petit ange monté au Ciel »… Le comble est que Théo, plein de bonnes intentions, appellera plus tard son fils Vincent-Wilhelm ! Outre ses perturbations psychologiques, Vincent Van Gogh souffrait d’épilepsie dont les crises étaient favorisées par l’abus d’alcool. Le célèbre peintre se suicidera en 1890, soit à l’âge de 37 ans, sans avoir vendu une seule toile de son vivant.

Camille et Paul Claudel ont eu, le 1er août 1863, un frère aîné, Charles-Henri, qui mourut deux semaines plus tard, dix-sept mois avant la naissance de Camille, née le 8 décembre 1864. Le père, de dix-huit ans plus âgé que la mère était qualifié par Paul Claudel d’ « espèce de montagnard nerveux, emporté, coléreux, fantasque, imaginatif à l’extrême, ironique, amer ». Très déprimée par la mésentente conjugale et le décès prématuré de son fils, la mère fut très déçue par la naissance de Camille et ne lui pardonna jamais de ne pas être le petit garçon qui aurait remplacé son cher Charles-Henri. Elle ne l’accepta jamais, allant même jusqu’à l’appeler l’« usurpatrice ». Garçon manqué par sa naissance et par l’ambiguïté de son prénom, Camille Claudel le fut par sa conduite et le choix de sa carrière. Seul un homme, à cette époque, pouvait avoir une existence aussi indépendante et devenir sculpteur. Elle n’en était pas moins femme et eut une liaison tumultueuse avec Rodin avant de sombrer dans la mélancolie et d’être internée dans un asile jusqu’à sa mort, à près de quatre-vingts ans.

Rainer Maria Rilke est né prématurément le 4 décembre 1875 à Prague et fut baptisé René – Karl – Wilhelm – Johann – Josef – Maria. René (Re-né) et non Rainer, ce qui n’est probablement pas un hasard lorsque l’on sait que l’année précédente le couple avait perdu, à l’âge de quelques semaines leur premier enfant, une petite fille prénommée Sophie, comme sa mère. La mère du poète reporta toute son affection sur son fils qui écrivit plus tard [4] : « Nous nous rappelâmes qu’il y avait un temps où maman désirait que je fusse une petite fille et non pas ce garçon que, mon Dieu, oui, il fallait bien que je fusse. J’avais deviné cela, je ne sais plus comment, et j’avais eu la pensée de frapper quelquefois l’après-midi à la porte de maman. Quand elle me demandait alors qui était là, j’étais tout heureux de répondre du dehors « Sophie » d’une voix que j’amenuisais si bien qu’elle me chatouillait la gorge. Et lorsque j’entrais ensuite (dans mon petit vêtement d’intérieur aux manches relevées qui ressemblait presque à un déshabillé de fillette), j’étais tout simplement Sophie, la petite Sophie de maman qui s’occupait dans le ménage et à laquelle sa maman devait tresser une natte, pour qu’il n’y eût surtout pas de confusion avec le vilain Malte, si jamais il revenait ».

Hermann Hesse, né en Forêt Noire le 2 juillet 1877, fut non seulement le remplaçant d’un frère aîné, né d’un premier mariage de sa mère, mort au berceau et portant le même prénom, mais dut à nouveau servir d’enfant de remplacement pour deux frères puînés décédés en bas âge. Veuve, Marie épousa Johannes Hesse, missionnaire aux Indes comme son prédécesseur. Elle tenait un journal dans lequel elle relata sa maladie lors de la naissance du second Hermann qui, à son tour, tomba malade. Ils en réchappèrent tous les deux et Marie écrit : « Le bon Dieu nous l’a donné une deuxième fois». Un an après la naissance d’Hermann, elle donna naissance à un fils, Paul, baptisé dix ans après la mort du premier et qui décédera six mois plus tard. Gertrud naquit en juillet 1880 et mourut neuf mois plus tard de pneumopathie aiguë, comme son frère. L’enfance de Hermann Hesse fut continuellement perturbée par ces morts successives. Farell [5] nous dit : « Chargé de culpabilité pour la mort de ses deux cadets qu’il croyait avoir causée magiquement, Hermann de ce fait entre dans la catégorie de ceux qui présentent un syndrome de culpabilité du survivant ».

Dans son autobiographie intitulée « La vie secrète de Salvador Dali », le peintre prétend qu’il avait eu un frère aîné, prénommé aussi Salvador et décédé à l’âge de sept ans avant sa propre naissance. Or, les registres de la mairie de Figueras [6] révèlent que ce frère est en réalité mort à vingt et un mois et vingt jours, soit exactement neuf mois et dix jours avant la naissance de son cadet.,. Le statut d’enfant de remplacement semble donc bien établi. L’artiste déclara en effet lui-même : « Grâce à ce jeu constant de tuer par mes excentricités la mémoire de ce frère mort, j’ai réussi le mythe sublime de Castor et Pollux, un frère mort et un autre immortel ». C’est probablement cela le génie créateur…

Adolf Hitler, enfin, est fortement suspecté d’avoir été un enfant de remplacement [7]. Dernier-né de la famille, il survécut à ses trois frères et sœurs décédés en bas âge. De nombreux spécialistes se sont penchés sur ce cas et il semblerait que : « l’amour maternel excessif [de ce seul enfant survivant] et que cette symbiose étroite entre la mère et l’enfant aient pu engendrer des sentiments d’omnipotence et d’infaillibilité, qu’ils aient provoqué une inflation de son Ego, voilà une hypothèse plus solide ». Mais laissons aux psychiatres la responsabilité de leurs hypothèses, aussi solides soient-elles.

Le généalogiste s’est contenté de relever une situation relativement fréquente que nous avons tous, une fois ou l’autre, rencontrée dans le cadre de nos recherches et parfois dans notre propre ascendance. Un manque d’imagination de la part des parents lui semblait une explication un peu trop simpliste pour qu’il renonce à poursuivre ses investigations. Ses lectures l’ont conduit à découvrir de nombreuses situations analogues. Il est évident que l’on étudie plus volontiers le passé des personnages célèbres que celui d’un simple artisan de la Forêt Noire dont l’entourage avait sans doute d’autres préoccupations que ses états d’âme… La liste ci-dessus est loin d’être exhaustive mais peut certainement contribuer à donner un éclairage différent à votre travail de recherche. Ce qui peut paraître au profane ou même à vos proches qu’une simple liste d’ancêtres, peut souvent cacher des renseignements passionnants ou des secrets, prescrits depuis longtemps, mais qui, avec le recul, n’en sont pas moins émouvants.

Notes

  1. Chateaubriand : « Mémoires d’outre-tombe »… Collection « La Pléiade, Editions Gallimard, Paris »).
  2. E. Wilson : Stendhal as a replacement child. Theme of the dead child in Stendhal writings. Psychoanalytic Inquiry, 1988,1, 8, pages 108-133.
  3. V. Forster : Van Gogh ou l’enterrement dans les blés, Le Seuil, Paris 1983.
  4. Rainer Maria Rilke : Cahiers de Malte Laurids Brigge, récits autobiographiques.
  5. D. Farell : The forgotten childhood of Hermann Hesse. Annual Psyehoanalytic.
  6. C. Chamoula : Le noyau traumatique dans l’activité paranoïaque-critique de Salvador Dali. Psychanalyse à l’Université, mars 1983.
  7. M. Plénat : Cas limites. In A. Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie, Editions Masson, Paris 1984.