Bulletin 13 / Août 1999

PV du 11 juillet 1998

Procès-verbal de la visite de Gorgier effectuée le 11 juillet 1998

par Germain Hausmann

28 membres de notre société se sont réunis en ce samedi matin, à 9 heures 30 à l’entrée du château de Gorgier. A l’heure dite, notre président, M. Junod, prend la parole. Il nous présente tout d’abord M. Bovet, notre hôte, qui a eu l’amabilité de nous recevoir aujourd’hui en ces lieux chargés d’histoire. Sa résidence principale se situe à San Francisco en Californie, mais il revient chaque année dans la maison de ses ancêtres pour y passer l’été.

Commençons d’abord par une présentation générale des lieux. Pour ce faire, M. Junod nous distribue tout d’abord une feuille de papier contenant la liste des familles propriétaires du château de Gorgier et la généalogie de la lignée des Neuchâtel-Vaumarcus qui l’a détenu pendant 316 ans. Il nous lit ensuite un texte daté de 1901 qui nous présente les diverses phases de la construction du magnifique édifice que nous avons devant nos yeux.

Le château de Gorgier est l’un des plus beaux du canton, mais l’un des plus mal connus aussi, car il est situé dans un endroit isolé, éloigné des voies de communications modernes qui traversent la région. Lorsqu’on vient du village de Gorgier, la route le contourne côté lac en empruntant un vallon encaissé, étroit, qu’ un boisement serré a rendu particulièrement sombre et frais, ce qui donne à cette construction un pittoresque et un charme romantique dont nous ne nous serions pas doutés lorsque nous le voyons de loin.

Le château est donc bordé au midi et au levant par une gorge profonde de 15 à 25 mètres creusée par un petit ruisseau. Au couchant, une pente moins accentuée amène à un autre ruisseau. Enfin, côté montagne, un fossé a été creusé qui détache le château des communs, de la ferme, du colombier et de la partie agricole du domaine. Ainsi bâtie sur une petite éminence assez facile à défendre, nous imaginons sans peine que cette construction date du Moyen Age et en faisait une forteresse apte à résister aux assauts de troupes ennemies. L’auteur du texte de 1901 croit pouvoir fixer sa construction à l’époque des invasions sarrasines et hongroises (soit aux IXe-Xe siècles), mais aucun fait ne vient corroborer cette thèse.

Depuis l’aube des temps jusqu’en 1848, le château a été le siège du seigneur de la Béroche. Dès l’an mille jusqu’à la fin du XIIe siècle, il a d’abord été habité par une famille autochtone dont on ne sait rien, sinon qu’elle descend peut-être (par les femmes ?) de ce Rodolphe qui fonda en 998 le prieuré voisin de Bevaix. En effet, les sires de Gorgier sont les avoués de ce monastère, charge que ledit Rodolphe avait réservée à sa descendance. La dernière représentante de cette première lignée, une certaine Sibille, épouse Renault II d’Estavayer (cité de 1187 à 1246). Sa descendance se partagera et le château et la seigneurie de Gorgier de façon souvent compliquée, si bien que nous avons aujourd’hui peine à démêler cette inextricable complexité.

1344 est une date essentielle pour la région, car c’est alors que Pierre d’Estavayer est obligé de reconnaître la suzeraineté des comtes de Neuchâtel sur la Béroche et sur son château. Il le fait d’ailleurs de mauvais cœur et cherche à se défaire au plus vite de cette sujétion embarrassante. Malheureusement, ses démarches souterraines permettent à son suzerain de l’accuser de trahison et d’ôter à lui, à ses frères et à ses cousins leur possession de la Béroche. Ainsi, de 1358 à 1378, les seigneurs de Neuchâtel administrent directement la région. Les Estavayer reviennent en 1378, mais, à la suite de nombreuses tractations de famille, Jacques d’Estavayer finit par vendre sa seigneurie et tous ses droits au fils d’un des bâtards de ses suzerains, Jean de Neuchâtel, seigneur de Vaumarcus
(+ en 1464).

Dorénavant et jusqu’en 1678, cette lignée régnera sur la Béroche. Elle détient cependant de nombreuses autres terres et possessions, si bien qu’elle délaisse notre château qui tombe peu à peu en ruine. Il est relevé par Claude de Neuchâtel(+ 1590) et par son fils, Béat Jacob (1567-1623). En 1678, Jacques François de Neuchâtel meurt, dernier de son nom. Le château passe alors à des branches collatérales issues de lignées féminines (les familles Achey, Grammont et Cheyla), possession qui est l’objet de multiples procès particulièrement longs.

En 1749, à l’extinction de ces rameaux, le château revient à la directe et le roi de Prusse le remet à son conseiller intime, Jean-Henri d’Andrié, issu d’une honorable, mais modeste famille du Val-de-Ruz. En 1813, Charles André d’Andrié meurt sans enfants et le fief est racheté par James Alexandre de Pourtalès, le second fils du célèbre et richissime commerçant (Jacques Louis de Pourtalès). Ce fut l’un des grands constructeurs du château. En 1831, les droits de juridiction sont cédés au prince de Neuchâtel et, en 1848, le fief est aboli. Désormais, le château est tenu par les Pourtalès comme un bien patrimonial.

Ils le vendent en 1879 à un riche banquier neuchâtelois fixé à Londres, Alphonse Henri Berthoud, qui fait quelques aménagements au château. En 1895, il le revend à X de Bonstetten qui s’en défait en 1897 au profit d’Auguste Antoine Borel, l’ancêtre des propriétaires actuels.

M. Pierre Arnold Borel prend alors la parole et nous présente ce personnage et sa famille. Tous les Borel descendent d’un certain Valcherius, cité vers 1345 sur un rouleau de parchemin contenant sa reconnaissance de biens, ainsi que dans un rôle de bourgeois de Neuchâtel daté de 1340. La branche qui nous occupe détenait le Moulin de Bevaix. Elle est illustrée particulièrement par Maurice Borel, cartographe qui collabore par exemple à la rédaction du Dictionnaire géographique de la Suisse en 1902. Mécène, il participe au
sauvetage de beaucoup de monuments neuchâtelois, mais exige à chaque fois la discrétion la plus absolue sur ses bienfaits (nous sommes donc bien loin du sponsoring actuel), si bien que ses interventions nous sont restées inconnues pour la plupart. Il s’occupe en outre beaucoup d’archéologie et, selon les mœurs de l’époque, va « à la pêche » d’objets archéologiques aux endroits où se trouvent les stations lacustres. Il a épousé une Reinhart, de la célèbre famille de Winterthur.

L’acheteur de Gorgier, Auguste Antoine Borel, demi-frère de Maurice, est lui aussi, un mécène. En particulier, il participe financièrement à la restauration de la collégiale de Valangin. En remerciement, un vitrail de cet édifice est consacré à Antoine Borel. Une plaque dans l’ancien bâtiment de l’Université rappelle aussi son souvenir. Son soutien financier a également permis le rachat des automates Jaquet-Droz bien connus. Mais l’essentiel de ses activités se situe à San Francisco où il exerce sa profession de banquier. Les célèbres tramways de cette ville ont été par exemple construits grâce aux fonds de sa compagnie. Il a voulu être inhumé à Gorgier, au cimetière où sa tombe est tournée en direction du château. Il laisse un fils, Antoine (1879-1958), mort sans enfants, et une fille, Grace Eleonor, qui épouse Alphonse Bovet, issu des célèbres indienneurs de Boudry et de Grandchamp. L’actuel propriétaire en descend.

Après cet historique, faisons un petit tour du propriétaire. Nous nous dirigeons tout d’abord côté Jura vers les communs, en direction de la tour qui servait de pigeonnier. Cette construction est intéressante, car c’est la seule du canton destinée à cet usage. Elle ressemble à une vraie tour de fortification (mais elle n’a pas été construite à cet effet) sur deux étages. Aux deux tiers de la hauteur, un cordon de pierre largement débordant retient les rats. D’étroites fenêtres assurent l’éclairage. En direction des champs, nous passons sous une poterne, sans grand intérêt d’ailleurs, si ce n’est qu’elle porte des pierres armoriées : en clé de voûte, aux armes de la famille Borel, à droite celles de la commune de Gorgier et, à gauche, celles de la paroisse de la Béroche. 

Revenons sur nos pas et dirigeons-nous vers le château. Ce dernier est l’un des rares en Suisse à avoir conservé l’un des instruments de défense le plus couramment utilisés au Moyen Age : le pont-levis. En fait, il y en a deux, l’un pour les véhicules, l’autre pour les piétons. Pour mieux nous permettre de nous rendre compte de l’effet produit, notre hôte a bien voulu relever pour nous le plus grand. Le château devient bien alors une forteresse imprenable et retrouve, ainsi coupé du monde, un peu de son aspect médiéval. 

Nous entrons ensuite dans les bâtiments, en tournant à gauche. Dans le hall d’entrée, nous disons bonjour à l’armure et au portrait de Béat-Jacob de Neuchâtel. Puis, nous pénétrons dans deux salles qu’il serait trop long (et trop fastidieux pour le lecteur) de décrire en détails. Disons simplement qu’elles sont presque toutes ornées de cheminées portant des armes Berthoud ou Pourtalès. Il s’agit du grand salon construit en 1840 et d’une salle à manger de 1879. A l’étage, se trouvent la bibliothèque et la salle de travail de notre hôte. Depuis cette pièce assez étroite, on jouit d’une vue étendue et magnifique sur les alentours, en particulier sur Gorgier et le lac.

Nous arrivons maintenant à la chapelle que construisit en 1860 Henri de Pourtalès-Gorgier, étonnant pastiche gothique bien réussi. Elle comporte en particulier des vitraux signés L. Lobin, Tours, 1864. On y représente dans la partie supérieure les saints locaux, à droite saint Amédée et saint Aubin, à gauche saint Henri et saint Louis. Les armes des propriétaires successifs, les Estavayer, Neuchâtel, Andrié, Pourtalès, etc., ornent les parties inférieures. Dans la verrière centrale, se trouve une Annonciation faite à Marie de 1864. Plus tardivement, en 1899, la partie basse de celle-ci représente une Tempête composée par Edouard Hosch.

Cette chapelle est flanquée d’un jardin d’hiver dans lequel nos hôtes se font un plaisir de nous offrir un apéritif bienvenu. C’est l’occasion de deviser avec eux sur les sujets les plus divers. L’ambiance devient vite chaleureuse et conviviale.

Mais, il nous reste à visiter des lieux plus redoutables. Les sires de Gorgier étaient hauts justiciers. Ils se devaient donc de posséder en leur château des prisons pour retenir certains mauvais sujets ayant commis quelques crimes. Sous l’Ancien Régime, il n’a jamais été question de considérer l’enfermement comme une peine. On bannissait, on condamnait à mort ou à l’amende, mais jamais à l’emprisonnement. Ces lieux de détention servaient uniquement à retenir des délinquants avant leur procès, en cours d’instruction, pour, comme aujourd’hui, empêcher les collusions ou éviter leur fuite.

Les prisons se trouvent de l’autre côté de la cour intérieure, dans ce qu’il est coutume d’appeler le petit château. Cette construction domine la petite gorge et le petit ruisseau qui borde l’édifice devers lac. Nous descendons tout d’abord par un escalier assez raide en sous-sol (par rapport à la cour). Là, se trouvent les cellules normales, au nombre de trois le long d’un petit couloir. Derrière de lourdes portes, de petites pièces « accueillaient » les prisonniers. S’ils se montraient récalcitrants (c’est-à-dire s’ils ne voulaient pas avouer le crime dont on les accusait), on les mettait à l’étage au-dessous, dans les oubliettes. Là aussi, se trouve un petit couloir, mais les trois portes s’ouvrent sur le vide, le plancher des cellules se situant deux mètres plus bas. Voilà ce qui augmente le sentiment d’enfermement. La pénombre y est augmentée, car seul un petit soupirail éclaire la pièce par le haut. Il faut se souvenir qu’à l’époque la majorité des gens vivait en plein air et évacuait son trop-plein d’énergie par des travaux physiques. Pour ces hommes, l’enfermement dans un espace clos, petit, sans horizon, sans possibilité même de ne faire que quelques pas, leur était particulièrement pénible. Aujourd’hui, ces lieux sont toujours habités, par des squatters volontaires. Profitant du fait que les soupiraux ne sont pas munis de fenêtres, des choucas y ont installé leur nid, à l’abri des prédateurs, des hommes et des intempéries.

Cette réunion doit malheureusement se terminer trop tôt. Après avoir remercié chaleureusement nos hôtes pour cette intéressante visite et pour leur amabilité, nous nous séparons à 11 heures 15 dans la cour intérieure. Il convient encore de jeter un dernier coup d’œil sur une magnifique porte datant de 1576 marquant l’entrée d’une petite tour ronde. Attardons-nous encore quelques instants sur cette terrasse d’où l’on voit si bien le village de Gorgier. Cet espace se termine d’ailleurs par une véranda, construite en 1859 dans un style
mauresque rappelant celui de }’Alhambra. Ce n’est qu’avec regret que nous quittons le château par le pont-levis, pour retrouver nos voitures, bêtement modernes.