Bulletin 13 / Août 1999

Quelques mots sur le Faucigny et l'Abbaye de Melan

Si Taninges fait actuellement partie du département de Haute-Savoie, cette localité a appartenu tout au long de son histoire à une entité qui a toujours su garder le sentiment de sa singularité : le Faucigny. Cette ancienne province tire son nom d’un château dominant la moyenne vallée de l’Arve, à quelque distance d’un modeste village. Cette seigneurie regroupait la majeure partie des bassins de l’Arve et de son affluent, le Giffre; elle s’étendait en gros entre Hermance, au bord du Lac Léman, et Chamonix.

Cette seigneurie apparaît dès l’an mille. Son chef, Aimerard, est le premier membre connu de cette dynastie. Nous ne connaissons pas ses origines, mais l’abbé de Cluny signale son appartenance à la grande noblesse. Les Faucigny sont très probablement des parents ou des vassaux des comtes de Genève. Aimerard a un fils Louis, dont la veuve, Thetberge, épouse vers 1060 le comte Gérold de Genève. Leur fils, Guillaume, vit jusque vers 1125. Lui succède son enfant, Raoul (ou Rodolphe). Ce dernier engendre d’une part Aimon I, qui participe à la Deuxième Croisade (1144-1148), dont descendent les seigneurs de Faucigny, d’autre part Raoul dit l’ Allemand, souche de l’actuelle maison princière des Faucigny-Lucinges. Les fils d’Aimon, Henri et Raoul, se succèdent à la tête de la seigneurie à la fin du XIIe siècle.

Mais, le grand homme de la dynastie est Aimon II (1202-1253). Très entreprenant et ambitieux, sans être véritablement un guerrier, il poursuit une politique tenace d’accroissement territorial pour laquelle il a de sérieux atouts : au départ, il dispose d’un vaste domaine assez regroupé (la seigneurie de Faucigny). Contrairement à tant d’autres grands seigneurs de son époque sérieusement endettés, nous le voyons en maintes occasions payer comptant ses acquisitions. Il semble disposer d’un pactole qui lui permet d’avoir les moyens de son ambition.

Ce sera malheureusement le dernier de sa lignée, car il n’a que deux filles. Il va d’ailleurs favoriser l’une d’entre elles, Agnès, qui avait épousé un cadet de la famille de Savoie, Pierre II. Celui-ci, personnage exceptionnel, mène une carrière très brillante, tant à la cour d’Angleterre qu’en Suisse romande. Ses nombreuses acquisitions et conquêtes au Pays de Vaud lui vaudront le surnom de « Petit Charlemagne ». Succédant à son beau-père en Faucigny en 1253, il devient comte de Savoie en 1263. Ainsi, le Faucigny aurait pu entrer de façon pacifique dans les possessions savoyardes. Cependant, le sort en a décidé autrement : Pierre et sa femme meurent en 1263, ne laissant à la tête du Faucigny qu’une fille Béatrice, épouse de Guigues, dauphin de Viennois. De son côté, la Savoie revient au dernier frère de Pierre, Philippe.

Cet arrangement, parfaitement conforme au droit féodal, se révélera désastreux pour les pays concernés. En effet, de nombreux conflits séparaient déjà la Savoie du Dauphiné; une guerre devient inévitable. Un accord en 1269 maintient une trêve assez fragile. La même année, Guigues meurt et laisse sa veuve, Béatrice, dans une situation assez délicate. Elle doit se rapprocher de ses cousins savoyards; mais la paix reste fragile, alors qu’elle assume la régence de ses Etats au nom de son fils, Jean. Elle a la douleur de perdre en 1282 cet enfant, alors âgé de 16 ans, suite à une chute de cheval. Le Dauphiné et le Faucigny passent alors au mari de sa fille, Anne, épouse d’Humbert de la Tour du Pin. Ce dernier étant déjà en conflit avec la Savoie, la guerre ne fait que prendre de l’ampleur lorsqu’il hérite de ses biens dauphinois. Le Faucigny passe ensuite à Hugues, son fils (+ en 1321), puis à Humbert II (+ 1355). Ce dernier, attiré par la vie contemplative, cède en 1349 toutes ses terres au futur Charles V de France (qui deviendra ainsi le premier dauphin de France, dauphin étant pris au sens de fils aîné de la maison royale). Ainsi, le Faucigny devient « français », enclavé totalement dans les terres des Savoie. Après un bref conflit, cette situation se pacifie par le traité de Paris du 5 janvier 1355, selon lequel les Savoyards cèdent divers fiefs qui leur appartenaient en Dauphiné contre le Faucigny.

Cette longue période de conflit a forgé une identité régionale. Aussi, à plusieurs reprises, le Faucigny, associé au Genevois, sert d’apanage à l’un ou l’autre des cadets de la maison de Savoie. Ainsi, en 1514, il revient au frère du duc Charles III, Philippe, époux de Charlotte d’Orléans, auteur de la branche des Savoie-Nemours. Nous pouvons établir ainsi un lien entre le Faucigny et notre pays, puisque notre dernière souveraine française, Marie de Nemours, appartenait par mariage à cette famille.

La lignée des Savoie-Nemours s’éteint en 1659 en la personne du duc Henri. Le Faucigny dépend dorénavant directement de Chambéry ou de Turin. En 1792, la région est annexée à la France révolutionnaire et rattachée au département du Léman, avec comme chef-lieu Genève. 1814 la ramène dans le giron du royaume de Sardaigne et la coupe de son exutoire naturel, Genève. Enfin, en 1860, après un plébiscite plus ou moins arrangé, elle se donne à la France. Par décret impérial du 12 juin 1860, elle est intégrée dans la zone
franche, avantage aboli en 1923.

Abbaye de Mélan

Après ces considérations d’ordre général, attardons-nous plus particulièrement au bâtiment qui abrite cette réunion de généalogistes, l’abbaye de Mélan.

En 1262, il existe déjà à cet endroit une chapelle, dans laquelle Agnès de Faucigny, épouse de Pierre II de Savoie, dicte ses dernières volontés. Cet édifice appartient sans doute à l’époque à un domaine princier dont il semble servir de lieu de culte.

C’est la fille de Pierre et d’Agnès, Béatrice, qui va donner toute son importance à Mélan. Après la mort de son fils unique, elle y fonde un couvent de nonnes qui suivront la rude règle des chartreux. L’acte de fondation du 3 juin 1285 y établit 40 moniales et 7 prêtres. Bien que les bâtiments soient inachevés, les religieuses s’y installent en 1288.

Leur église est consacrée le 28 décembre 1290. Ses formes simples, sans aucune fioriture, rappellent le dépouillement de la règle que suivent les chartreux. Le chœur est flanqué de deux chapelles, l’une fondée en 1345 par le bailli de Faucigny, Humbert de Cholay, l’autre en 1374 par Amédée VI de Savoie. Rien ne laisse deviner au visiteur d’aujourd’hui ces adjonctions d’époques différentes, tant le chevet présente de l’extérieur une composition harmonieuse. Malheureusement, à la fin du XVIIIe siècle, un prieur fait modifier
de façon déplorable l’aspect intérieur de l’édifice, ce qui lui enlève une partie de son charme.

Sur le plan spirituel, à la ferveur du début succède une période de relatif relâchement à la fin du Moyen Age. Sur le plan matériel, malgré les donations importantes de la fondatrice, l’abbaye ne connaît jamais l’opulence et souvent sa pauvreté contraint ses  responsables à réduire le nombre des nonnes. Les bâtiments subissent de nombreux incendies qui accroissent les difficultés de la communauté.

C’est à l’un d’entre eux, en 1528, que l’on doit la construction d’un remarquable cloître, ainsi que de la petite porte gothique (de style renaissance) qui donne accès à l’église (cf. photographie page suivante). La date de 1530 est gravée sur un cartouche à l’angle sud-est du cloître. Cette construction donne un exemple du gothique tardif qui caractérise l’art savoyard. Aucun autre décor que des moulures anguleuses ne rehausse ce monument sévère, bien adapté aux rigueurs et à l’humidité du climat.

Cette chartreuse connut aux XVIIe et XVIIIe siècles un redressement spirituel remarquable, contrairement à beaucoup d’autres établissements  religieux. Mais, la Révolution amènera l’expulsion définitive des religieuses en 1792 et la vente, l’année suivante des terres et des bâtiments. En 1803, un abbé transporte au monastère le collège de Sallanches. Après un court passage des Jésuites (1833-1848), Mélan est confié au diocèse, puis aux missionnaires de Saint-François de Salles. Enfin, il devient en 1906 propriété départementale qui y installe un foyer de l’enfance.

Malheureusement, un incendie ravage totalement les bâtiments en 1967, causant la mort de 24 enfants. Seuls, l’église et le cloître peuvent être sauvés. Restaurés remarquablement, ils servent maintenant à accueillir certaines manifestations comme celle qui nous rassemble aujourd’hui.

Sources

Histoire des communes savoyardes, sous la direction de Jean Yves Mariotte, Roanne 1980, t. 2 : Le Faucigny.