Bulletin 14 / Eté 2000

Éditorial

par Philippe Borel

La généalogie : un hobby pour grands-papas et grands-mamans ?

C’est plutôt avec un sentiment de réticence que je saisis ma plume pour écrire le premier éditorial de l’an 2000. Il est aussi, vous l’aurez déjà remarqué, le premier éditorial par une nouvelle équipe de rédaction, dont je suis le « membre junior ». Nous souhaitons, tout d’abord, remercier M. Eric Nusslé pour de nombreuses années de travail fidèle et professionnel à la tête du bulletin de la SNG. C’est sans doute en grande partie grâce à lui que notre Société a pu garder un contact avec un si grand nombre de membres hors du canton. Nous tâcherons de continuer dans le même sens et au même niveau! 

J’aimerais profiter de cette occasion pour me présenter aux membres, qu’ils soient proches ou lointains de notre pays, par le biais d’un éditorial plutôt philosophique. Je suis pleinement conscient que le travail de l’éditeur n’est pas strictement neutre: il jouit d’un certain « pouvoir éditorial ». C’est pourquoi, dans cette première réflexion, il me semble nécessaire de mettre au clair les convictions, les valeurs et peut-être même les partis pris du membre junior de la nouvelle équipe de rédaction qui comprend aussi M. Eric-André Klauser.

En visant ce but, nous revenons à la question centrale de notre Société: pourquoi nous intéressons-nous à la généalogie? Parmi les nombreuses réponses possibles, j’aimerais m’attarder ici sur le concept de la « réversibilité » du sociologue Claude Lévi-Strauss. Lévi-Strauss emprunte le néologisme « réversibilité » pour désigner l’importance de la « routine » du passé chez l’être humain pour donner un sens et une organisation à sa vie quotidienne ainsi qu’une régularité à son avenir. Autrement dit, la reproduction de petites habitudes, apparemment sans importance à titre individuel, prises ensemble nous aident à nous placer dans une plus vaste continuité humaine et temporelle: le passé nous permet d’envisager l’avenir.

Or, la « découverte » de ce phénomène sociologique révèle un paradoxe. L’œuvre sociologique fait partie d’un plus grand courant de modernisme qui a tendance à générer ses propres contre-courants. La science moderne nous permet dans un premier temps de dégager les différents éléments de notre société, mais dans un deuxième temps cette étude scientifique et méticuleuse risque de déraciner le sujet étudié de son milieu et de le déshumaniser. La science dévoile, mais elle démystifie à la fois.

Les différents contre-courants du modernisme, y compris le rejet des routines du passé au profit des formes « modernes » peuvent provoquer (surtout chez les jeunes gens) un vide. Le manque des routines déracine les transactions humaines quotidiennes de leur contexte sociologique naturel. Et Lévi-Strauss souligne que cet enracinement, par le biais de la reproduction des habitudes, est essentiel afin que nous puissions établir des repères cognitifs qui nous permettent de réagir aux événements. Sans routines et sans précédents, sur quoi basons-nous nos actes?

Renforçons notre argumentation avec le propos de !’écrivain argentin Carlos Fuentes: le présent est le fruit de notre passé et le premier pas vers notre avenir; il est le point cardinal entre passé et futur. Les trois sont directement, voire organiquement liés. Nous ne pouvons pas les désarticuler sans nuire à notre besoin cognitif de nous placer dans une plus grande continuité temporelle.

La généalogie est-elle donc un simple « hobby » pour grands-papas et grands-mamans? Décidemment non: l’enjeu, nous semble-t-il, est beaucoup plus important. Nos racines, nos identités, nos routines forment en partie le remède aux maux des contre-courants modernes malfaisants. Elles nous enracinent dans le temps et dans la société. Notre « hobby » est un humble geste d’engagement envers les générations futures de sauvegarder un patrimoine d’anciens modes de vie, de routines et d’idées. Nous contribuons donc à la sauvegarde du noyau de la « réversibilité ». Nos études, nos articles et nos anecdotes servent à garder dans notre esprit collectif les « manies » du passé qui sont essentielles pour nous guider sur le bon chemin dans l’avenir.

Dans cette perspective, nous attendons avec impatience vos propositions pour le prochain fascicule …