Bulletin 14 / Eté 2000

Nouvelles structures et dénominations

Nouvelles structures et nouvelles dénominations familiales

L'égalité d'aujourd'hui complexifiera la généalogie de demain

par Eric-André Klauser

Selon le psychiatre lausannois Pierre Bovet, « le nom et le prénom sont les marqueurs symboliques de l’identité. Or, il est important pour l’enfant que les deux parents ne soient pas seuls à décider de ces marqueurs: l’identité passe aussi par une reconnaissance de la part du corps social, incarné par l’Etat. C’est à cette instance extérieure de fixer les règles qui définissent la filiation. Ce n’est qu’avec des repères fixes que l’enfant peut comprendre les enjeux de son histoire familiale et sociale. »

Oui, mais … Car il y a un mais!

Là où, en matière d’état civil et de filiation, la seconde moitié du XIXe siècle et les trois premiers quarts du XXe ont introduit des normes clarifiantes et simplificatrices – en réponse à l’imbroglio de l’Ancien Régime le commencement du XXIe siècle va-t-il derechef semer la pagaille? Concoctée en vertu du droit fondamental de l’égalité des sexes, plébiscité en 1981 par le peuple et les cantons suisses (voir article 8 de la Constitution fédérale du 18 avril 1999), la nouvelle loi sur les noms de famille, approuvée le 1er septembre 1999 par le Conseil national – si elle est aussi avalisée par le Conseil des Etats – pourrait engendrer des effets pervers pour les généalogistes de demain. En paraphrasant la dernière parole prononcée à propos de la liberté par Jeanne Marie ou Manon Phlipon Roland de La Platière, célèbre révolutionnaire girondine, le 8 novembre 1793, avant d’être guillotinée, on serait tenté de s’exclamer: « O égalité, que de crimes on commet en ton nom et pour les noms! »

De plus en plus diversifié et compliqué avec ses familles conjugales (couple légitime sans enfant[s]), nucléaires (parents et enfant[s]), monoparentales (sans conjoint, mais avec enfant[s]), éclatées (à la suite d’un divorce), recomposées (par mariage de divorcés avec ou sans enfant[s]), en union libre (concubinage, couple non marié, avec ou sans enfant[s]), ou interethniques (constituées de conjoints ressortissant à des régimes socio-juridiques différents), le panel lignager actuel se complexifierait encore avec la possibilité laissée à des parents légitimes de choisir, pour leur[s] enfant[s], le nom de père (patronyme, du latin « pater » = père, et du grec « onoma » = nom) ou de la mère (matronyme, du latin « mater » = mère, et du grec « onoma » = nom). D’autant qu’en convolant en justes noces, toute femme a déjà le droit, depuis 1981, de conserver son nom de jeune fille, précédant celui de son mari! En revanche, les enfants continuent pour le moment à porter le nom de leur père légal ou adoptif.

Jusqu’à présent, la majorité des chercheurs ont donc pratiqué en priorité la généalogie ascendante patrilinéaire ou agnatique (du latin « agnatus » = parent du côté paternel, par les mâles), se contentant de suivre la ligne patronymique, remontée de fils en père jusqu’au plus lointain ancêtre connu. Les nouvelles dispositions soumises aux Chambres fédérales les contraindraient, à l’avenir, à conjuguer cette option avec la généalogie ascendante matrilinéaire ou cognatique (du latin « cognatus » = parent du côté maternel, par les femmes). Car, désormais, les parents auraient la liberté de choisir, pour leur [s] enfant[s], le nom du père ou celui de la mère, étant entendu que tous devraient porter le même nom.

Il n’empêche que les investigations des généalogistes de demain – déjà souvent labyrinthiques – risqueraient de plonger dans des sacs d’embrouilles quasi inextricables. Conformément à la nouvelle loi en cours d’examen parlementaire, on pourrait imaginer, pour le début du XXIe siècle, le scénario catastrophe que voici: Mlle Julie A a « fait deux bébés toute seule », Félicie et Damien, qui portent son nom. Quelques années plus tard, elle épouse – en conservant son nom de jeune fille A – Monsieur Gontran de B (appartenant à une famille anoblie au XVIIIe siècle et jusqu’alors sans descendant), qui adopte son fils Damien et lui donne son nom, mais pas sa fille Félicie. Après deux ans de vie commune, le couple divorce. Madame A, qui exerce l’autorité parentale sur sa fille Félicie A et son fils Damien de B, se remarie peu après – en optant pour le nom de son nouveau conjoint – avec Monsieur Georges C, déjà père d’une fille (Pauline) portant, elle, le nom D, celui de son ex-femme. Or, le fils de Madame C, Damien de B, s’éprend de Mlle Pauline D et s’unit à elle pour le meilleur et pour le pire, celle-ci décidant de garder son nom. Toutefois, à la naissance de son premier enfant (Ambroise), le jeune couple opte pour le nom de B.

Bilan lors de cette nativité: en toute légalité, Julie A s’appelle maintenant Julie C, sa fille Félicie est toujours Mlle A et son fils est devenu Damien B; sa belle-fille à double titre est Mme Pauline D, tandis que son petit-fils Ambroise perpétue artificiellement le nom de B, sans avoir seule goutte du sang de cette souche dans les veines!

Question: sous prétexte d’égalité absolue de l’homme et de la femme – ici plus théorique que pratique et peu revalorisant pour la cause du féminisme – est-il vraiment judicieux d’ensemencer d’ivraie la pépinière des futurs arbres généalogiques?