Bulletin 16 / Avril 2001

Etude prosopographique

par Hugues Scheurer

En suivant horizontalement et verticalement plusieurs familles de négociants-horlogers, l’intention est d’estimer l’importance des connexions matrimoniales qui s’établissent entre elles et avec d’autres familles actives dans d’autres industries et dans le commerce; apprécier l’hérédité professionnelle qu’elles manifestent; mesurer l’ampleur et la localisation de la « diaspora » des négociants neuchâtelois; préciser les relations qu’entretiennent les négociants-horlogers avec le pouvoir religieux, militaire et politique.

En suivant une dizaine de familles établies au Val-de-Travers ou dans les Montagnes neuchâteloises, l’ensemble des négociants-horlogers de la principauté est loin d’être étudié. Par ailleurs, les négociants les plus modestes, dont les itinéraires marchands sont à tout moment susceptibles de se changer en errances de vagabonds, ne sont pas pris en compte dans notre échantillon. Celui-ci est constitué de l’élite marchande.[1] Néanmoins, à l’intérieur de cette aristocratie, une hiérarchie se fait déjà sentir entre la puissance de la famille DuBois et la faiblesse, certes relative, de la maison Jacot-Guillarmod. Ajoutons encore que les familles étudiées n’ont pas toujours pu être prises dans leur ensemble et qu’il n’a pas été possible de suivre systématiquement toutes les unions conclues. Limité quantitativement et qualitativement, mon échantillon est lui-même recouvert de zones obscures.

Compte tenu de l’osmose qui existe entre les familles et les entreprises, l’étude de celles-là fournit des indications sur celles-ci. La politique matrimoniale constitue un aspect de la stratégie industrielle de ces familles.

Berthoud, Jequier, Bugnon, DuPasquier et Yersin

L’examen synoptique des familles industrielles de Fleurier est très intéressant. Les cinq familles étudiées, à savoir Berthoud, Jequier, DuPasquier, Bugnon et Yersin, constituent un réseau de relations particulièrement dense. Elles ont la caractéristique d’être actives dans les trois principales industries de la principauté: les dentelles, l’horlogerie et les indiennes. Les Bugnon s’occupent essentiellement de dentelles, les Jequier, les Berthoud et les Yersin d’horlogerie et les DuPasquier des indiennes.

Cette division n’est probablement pas le fruit du hasard, tout comme le fait que les Jequier ont l’Allemagne, l’Europe centrale et du nord comme débouchés alors que les Berthoud ont la France et la Grande-Bretagne. Si chaque famille a une activité principale, les liens économiques sont nombreux et peuvent prendre temporairement la forme d’associations entre familles: maisons Bugnon-Jequier, Berthoud-Yersin, Jequier-Berthoud. Toutefois, les liens les plus forts résident dans les unions matrimoniales comme en témoigne le schéma de la page suivante. Ce schéma ne représente qu’une partie d’une constellation bien plus vaste et dont les ramifications se prolongent dans les XIXe et XXe siècles.

S’il est vrai que les gens ont naturellement tendance à se marier dans le milieu social auquel ils appartiennent, la solidité de ce réseau laisse penser qu’une stratégie matrimoniale a présidé à sa construction. Ainsi, dans une lettre adressée à son père, Daniel-Henri Berthoud, établi à Londres, annonce son intention de se marier. Pour obtenir le consentement de son père, il décrit la femme qu’il désire en ces termes: « Le nom de famille est Wisswall, fille unique, âgée de 22 ans, pas bien jolie mais agréable et douée de qualités que l’on peut désirer d’une femme. Elle ressemble beaucoup à mon gré à Madame Jean-Jacques Vaucher. Sa fortune sera toute celle de ses parents que je suppose de mnoo à jooo £ [sic]. Le père, étant dans un bon commerce d’horlogerie, se propose de donner 100 £ par an à sa fille… Je n’aurais pas eu d’objection à la cousine Jeanne-Marie Bovet-Vaucher si le hazard vous l’avait fait trouver digne de remplir cette place. Vous savez mieux ce que vous devez ou ne devez pas faire que moi mais je trouve presque au-dessous [mot illisible] du caractère d’un homme d’en tenir un autre sur parole sur un engagement individuel » [2] . Ce document témoigne admirablement du poids du père dans la décision du fils. A l’aube du Romantisme, ce dernier ose exprimer son incompréhension lorsqu’il écrit que le choix d’une conjointe relève d’une décision personnelle et non d’une volonté paternelle. Il décrit toutefois sa promise en mettant en avant les avantages auxquels il estime que son père sera sensible: dot, fortune, profession du beau-père. Ce choix personnel est encore profondément marqué par l’autorité du père et par le fait qu’un mariage doit contribuer avant toute chose à un renforcement du réseau relationnel et des intérêts financiers de la famille, comprise au sens large.

Le cas de la famille Dubied de Couvet est également intéressant pour illustrer le poids des relations matrimoniales dans la naissance et le développement d’une entreprise.

Rose-Marguerite Duval, fille d’un fabricant de bas français exilé en Suisse suite aux persécutions religieuses, épouse Daniel-Henri Dubied (1758-1844), fabricant et négociant de dentelles et d’absinthe. Des dix enfants qu’ils ont, deux sont envoyés à l’étranger pour trouver des clients. Constant (1787-1873) s’occupe du marché italien et Henri-Edouard (1783-1843) de la France. Henri-Edouard épouse Charlotte-Julie, fille du négociant en horlogerie Louis Courvoisier (1758-1832). Charlotte-Julie et son mari ont dix enfants. Si la plupart meurent en bas âge, deux d’entre eux ont le temps de laisser une marque indélébile sur le Val-de-Travers. Il s’agit de Louis-Gustave (1827-1899), directeur des ciments Portland de Saint-Sulpice et de Henri-Edouard Dubied (1823-1878), fondateur de l’usine de machines à tricoter, appelée à devenir la principale entreprise de la région.

Henri-Edouard Dubied, membre d’une famille d’horlogers par sa mère, de négociant en dentelles par son père, réalise la parfaite synthèse entre ces deux branches en créant ses machines à tricoter, symbiose entre la mécanique et le textile. Par sa famille, Henri-Edouard Dubied dispose d’un capital financier, d’un réseau de relations, d’une culture d’entreprise et des connaissances techniques; quatre éléments à même de favoriser le succès d’un entrepreneur.

Si de toutes les familles étudiées ici, les Dubied ne sont pas seuls à rester actifs dans l’industrie, ils constituent un cas unique en abandonnant les domaines traditionnels de la dentelle et de l’horlogerie pour se lancer dans la production de biens nouveaux. Henri-Edouard innove également en concentrant sa main-d’oeuvre dans une usine. Non seulement ils démentent le principe d’incapacité qui caractérise la troisième génération des familles d’industriels, [3] mais en plus, ils donnent à l’héritage de leur père une expansion prodigieuse grâce à l’amélioration de leurs connaissances techniques et commerciales.

Pour les Montagnes neuchâteloises, j’ai retenu les familles horlogères suivantes: Jacot-Guillarmod, DuBois, Hourriet et Courvoisier

Arbre famille Dupasquier

Les Jacot-Guillarmod

De cette famille, retenons qu’après avoir été entièrement tournée vers le travail de la terre, à l’exception d’un officier mercenaire, elle changea brusquement d’orientation en l’espace d’une génération, celle née dans le premier quart du XVIIIe siècle, en se consacrant à l’horlogerie.

Deux frères Simon-Pierre et Charles-Daniel se lancent dans la production et la vente de montres. Simon-Pierre établit les montres à la Cibourg. Charles-Daniel les vend sur le marché portugais et brésilien. Charles-Daniel pour pouvoir commercer plus librement épouse une Portugaise. Mais dans l’ensemble cette famille ne semble pas avoir conclu d’alliance matrimoniale avec d’autres familles négociantes. Le passage de cette famille dans le commerce horloger n’occupe pas plus d’une génération. Contrairement aux Jequier et surtout aux Berthoud, la descendance de Simon-Pierre ne continue pas dans le négoce ou la banque. Une fois fortune faite, la génération suivante, limitée à un seul mâle, embrasse une carrière politico-militaire. En abandonnant le commerce, Guillaume-Charles participe à un mouvement plus général de repli comme le signale F. Jéquier ou Louis Bergeron. [4]

La famille DuBois

Ancienne famille du Locle, les DuBois sont présents dès la seconde moitié du XVIIe siècle comme négociants en textile aux foires de Lyon, Genève et Zurzach. [5] 

Deuxième génération

Daniel (105) quitte le Locle pour se rendre à Londres et ensuite aux Indes. Leur fils fonde une famille en Angleterre.

Le second, Moïse (104) développe l’affaire de son père.

Troisième génération

Guillaume (135) se rend à Londres en 1747 et y fait souche.

Abram (136) prend le même chemin que son frère aîné. Il se marie également à une Anglaise. Avec Guillaume, ils font du commerce et semblent expédier de l’acier anglais à leur frère Philippe (140).

Claude-François (138) se voue à la peinture sur émail, art pour lequel il manifeste un talent exceptionnel. Après ses débuts au Locle, il se rend à Bâle, à Genève, à Paris et à Londres, où il prend femme. Sa renommée est telle que la cour d’Espagne lui commande de ses ouvrages. Il revient au Locle avant de finir ses jours à Bevaix.

Philippe (140) transforme l’affaire de négoce de draps en établissage d’horlogerie. Il épouse en 1765 Henriette Sandoz, fille du receveur David et nièce de Claude François Sandoz, (1715-?), général-major en Hollande. [6]

Parallèlement aux affaires traditionnelles d’importation et d’exportation de textile qui avaient procuré l’aisance à sa famille, il fait établir des montres. Modeste à ses débuts, cette nouvelle activité évince rapidement la précédente. En 1785, il s’associe avec son fils aîné, Philippe-Henri (196), qui le seconde avec talent. Quelques années plus tard, son deuxième fils, Charles (201) donne à la maison une extension nouvelle. Enfin, son troisième fils, Jules-Henri (202), se joint à ses frères. Une succursale est fondée à Amsterdam; des relations régulières se nouent avec l’Italie grâce à Henri-François l’Hardy d’Auvernier, gendre de Philippe; l’Allemagne devient progressivement le principal marché et plusieurs descendants de Philippe s’y établissent. Pour sa retraite, Philippe DuBois, achète la maison du patricien de Chambrier à Bevaix. [7] Une telle acquisition, pour qui connaît cette demeure, en dit long sur l’état de fortune et de prestige acquis par ce marchand. Philippe DuBois et sa femme ont dix enfants. Toutefois, une lettre retrouvée dans le fonds Jacot Guillarmod montre que l’arbre généalogique civil des DuBois est fort éloigné de l’arbre généalogique génétique…

La quatrième génération et les suivantes

Philippe-Henri (196) épouse Lydie Courvoisier, fille d’un négociant en horlogerie. Doué en affaires, il effectue pour le compte de la maison fondée par son père plusieurs voyages à l’étranger.

Charles-François (201) est le filleul de David Courvoisier, négociant en horlogerie, et de Lydie Houriet, femme de ce dernier. Associé avec son père, il fonde la succursale en Hollande.

Si les DuBois s’allient assez peu aux autres familles de négociants-horlogers, à l’exception près de Philippe-Henri (196) qui épouse Lydie Courvoisier, fille, sœur et belle-sœur de plusieurs négociants-horlogers, ils mènent, en revanche, une politique d’implantations vers l’extérieur. Une dispersion géographique précoce et importante caractérise la famille DuBois. La présence de Daniel (150) à Londres a dû faciliter la venue Londres des fils de Moïse. La Hollande, avec le général-major Sandoz, est également une terre connue. Vieille tradition commerciale et politique expansionniste donnèrent à cette famille un réseau aux dimensions particulièrement considérables. Ils vendent dans l’Europe entière ainsi qu’aux Etats-Unis. [8] Probablement sous l’effet de la concurrence, les DuBois en viennent toutefois à concentrer leurs ventes sur l’Allemagne. A cet égard, l’absence d’union matrimoniale avec les Jequier n’est peut-être pas fortuite.

Bevaix. La maison Chambrier vue du midi

Houriet et Courvoisier

Les arbres généalogiques des familles Hourriet et Courvoisier montrent là encore l’importance de l’endogamie entre familles de négociants horlogers.

La famille Houriet

Alexandre (1737-1810) est fabricant et négociant de fournitures. Il épouse Charlotte Sandoz. Celle-ci est la nièce du général-major et la sœur de Henriette, femme du négociant en horlogerie Philippe DuBois. Charlotte est également la sœur de Philippine-Elisabeth Sandoz, femme de Pierre-Frédéric Courvoisier.

La troisième génération étant composée de quarante-et-un individus, des choix s’imposent. Retenons qu’Alexandre a un fils, Henri (1777-1857), négociant en horlogerie, [9] qui épouse Judith-Ester Courvoisier, et deux filles qui se marient avec des négociants horlogers: Julie Houriet devient la femme de Louis Courvoisier et Henriette celle de Henri Courvoisier. Si la descendance d’Alexandre consolide la position locale de la famille, celle de Jacques-Frédéric (1743-1830) établit une ouverture sur le Danemark: Sophie Henriette (1780-?) se marie avec l’horloger du souverain danois, Urban Jürgensen (1777-1830). Un des enfants de ce couple, Urban, reprendra le poste de son père alors que l’autre, Jules I (1808-1877), reviendra au Locle pour travailler dans la maison de son grand-père avant de fonder la sienne. Les deux fils de Jules I, Jules II (1837-1894) et Jaques-Alfred (1842-1912), poursuivront l’œuvre de leur père.

Comme les DuBois, la famille Houriet, le clan Houriet, forme une dynastie de fabricants-négociants horlogers. De très nombreuses alliances avec la « tribu » Courvoisier assurent probablement les complémentarités de savoir-faire et de relations humaines nécessaires pour la production et la commercialisation des montres tout en évitant une dispersion du « capital-social » de ces maisons. La présence chez les Houriet de Charlotte Sandoz permet ou facilite les relations d’affaires avec la maison DuBois: rappelons que Philippe DuBois, « mari d’Henriette Sandoz et beau-frère de Charlotte Sandoz, expédie des montres de compte à demi avec Alexandre Houriet. Là encore, selon toute apparence, cette famille contrôle sa reproduction sociale.

A travers l’arbre généalogique des Houriet et précédemment des Dubied, nous avons entr’aperçu l’importance des unions matrimoniales que les Courvoisier nouent avec les autres familles négociantes du pays.

Avec cette série de cas, la recherche conduite est très proche des genres historiques classiques que sont la généalogie et la biographie. Le travail mené ici a permis d’accumuler un important matériel, même si celui-ci est encore loin d’être complet. Il faut souligner le fait qu’une partie de la « matière première » a été récoltée dans les « livres de familles » dédaignés des historiens économistes et qui constituent néanmoins une mine de renseignements. Une autre partie du matériel provient de travaux scientifiques et une dernière des sources archivistiques. A ce matériel rassemblé et déjà en partie trié, il m’incombe de donner un sens. En utilisant les « livres de familles » dans une perspective d’histoire sociale et économique, en combinant nos connaissances dispersées autour de thèmes – les unions conjugales, les migrations, l’hérédité professionnelle- et en les complétant par des recherches nouvelles, deux galaxies de négociants, celle des Berthoud, Jequier, Bugnon, Yersin, DuPasquier, d’une part et, d’autre part, celle des Houriet, Courvoisier, DuBois, Dubied, ont pu être partiellement reconstituées. Par rapport à cette cartographie généalogique, matrimoniale et migratoire un peu sèche, il faut prendre du recul et comparer ces deux segments de nébuleuses, dégagés d’un ensemble naturellement plus vaste. L’objectif de cette démarche vise aussi à faire ressortir davantage les stratégies familiales, à voir comment les liens se tissent entre les individus, à l’intérieur des familles comme entre celles-ci, et à examiner les conséquences que peuvent avoir ces relations sur le plan économique.

Bien sûr que de nombreux paramètres échappent aux stratégies familiales. Si ces familles peuvent avoir prise sur la localisation de leurs membres et sur les unions contractées, les autres éléments inhérents à la structure familiale – le nombre d’enfants, les décès prématurés – leur échappent en partie ou complètement. De même, les événements extérieurs sont indépendants de la volonté de ces familles.

Les marges de manœuvre des stratégies familiales étant signalées, examinons quelles tactiques les familles adoptent pour réaliser leurs desseins. Alors que les Courvoisier et les Houriet ne réalisent des mariages qu’entre familles horlogères, les Berthoud et les Jequier étendent leurs relations en dehors de l’horlogerie, d’où, dans le premier cas, des formations de dynasties horlogères et, dans le second, un passage de courte durée, une à deux générations, dans ce secteur. La nébuleuse Berthoud, Jequier, DuPasquier, Bugnon et Yersin rassemble dans un enchevêtrement de relations matrimoniales des familles de Fleurier.

Si on peut parler d’ouverture par rapport à l’horlogerie, l’endogamie professionnelle et géographique reste très forte. Toutes ces familles ont la caractéristique d’être présentes et de détenir un rôle essentiel dans les trois industries du pays: l’indiennage, les dentelles et l’horlogerie. Elles en contrôlent la fabrication aussi bien que la commercialisation. [10]

L’endogamie géographique n’est atténuée que par la nécessité de s’insérer dans une économie de diaspora. Cette politique d’appropriation de nouveaux marchés répond à la nécessité d’assurer un approvisionnement en matières premières et d’écouler les produits fabriqués dans le pays d’origine. Les familles n’y ont pas toujours recours: tous les enfants de Jonas Jequier se marient avec des habitants de Fleurier alors que ceux de Jean-Jacques-Henri Berthoud sont partagés entre des mariages avec des villageois ou des habitants des environs immédiats et des unions avec des étrangères: une Anglaise, une Hollandaise et une Française. Un équilibre entre mariages locaux et unions nouées avec des familles établies dans des places de commerce est également réalisé par la famille DuBois et, dans une moindre mesure, par les Courvoisier et les Houriet. Dans ces deux derniers cas, l’endogamie géographique domine largement et vient s’ajouter à une endogamie professionnelle très marquée. De tous les Courvoisier, un seul épouse la fille d’un marchand de bronze parisien et parmi les Houriet, seule Sophie-Henriette conclut une alliance avec un horloger étranger. Le reste des unions est compris dans un espace extrêmement restreint. Tous les enfants de Jacob et d’Alexandre Houriet épousent des habitants des Montagnes neuchâteloises. Les trois enfants d’Alexandre concentrent même leurs unions sur la seule famille Courvoisier.

Si l’alliance avec une famille marchande établie à Londres, Paris, Amsterdam ou Lisbonne constitue une voie privilégiée pour s’introduire dans ces places de commerce, la diaspora neuchâteloise semble assez importante pour ne pas devoir y recourir systématiquement. La présence des Neuchâtelois Marat et plus encore Perregaux à Paris, [11] Pury à Lisbonne, [12] du général Sandoz ou de Meuron en Hollande, sans compter tous les autres moins illustres, mercenaires, artisans, pasteurs ou négociants, assure un réseau de relations qui peut remplacer ou compléter une alliance matrimoniale. Les correspondances des Berthoud et de Jequier montrent ce lacis de contacts professionnels ou amicaux. [13]

Etudier les entrepreneurs dans leur environnement clanique permet de mieux mesurer l’importance des maisons qu’ils dirigent. Si, comme dans le cas des frères Jacot-Guillarmod, l’entreprise n’a à sa tête qu’un ou deux individus, ses chances de survivre à ses fondateurs sont faibles. En revanche, lorsque derrière Henri-Edouard Dubied, fondateur de la fabrique de machines à tricoter, se cache la constellation des Courvoisier, ou, lorsque Jonas Berthoud bénéficie du réseau parental que l’on sait, il ne s’agit plus de maisons sans fondation. Ancrées dans de tels réseaux relationnels, ces entreprises ne sont plus simplement familiales mais claniques. La puissance et la pérennité des réseaux matrimoniaux trouve son illustration dans la banque Berthoud, devenue Courvoisier-Berthoud et Cie à la fin du XIXe siècle, qui compte parmi ses clients des Bugnon et des DuPasquier.

Pour faire face à l’importante demande en hommes, les familles développent une habile politique en ressources humaines: elles organisent la division des tâches entre générations, entre frères ou encore engagent des beaux-frères, neveux, gendres… L’association des parents, surtout s’ils sont intéressés à l’affaire, renforce le clan et l’entreprise.

L’étude généalogique menée a démontré le rôle primordial qu’exercent les familles larges dans le succès des entreprises. Le chef d’entreprise est la partie visible d’un ensemble beaucoup plus vaste. Cette sociologie patronale est loin d’être achevée. D’autres questions, comme la nature des relations entretenues par les négociants avec le pouvoir politique, militaire et religieux ou l’apprentissage des affaires, devraient encore faire l’objet d’un développement.

En conclusion, par cet exposé, j’ai tenté de montrer l’intérêt que peut avoir une démarche prosopographique en histoire économique. Cette démarche permet d’entrevoir les stratégies adoptées et les réseaux mis en place par les négociants. Je m’en suis tenu ici à des exemples illustratifs mais j’ai acquis la conviction que des recherches biographiques étendues aux individus de plusieurs familles permettent de mieux connaître les motivations des individus et par là même d’expliquer le développement de l’horlogerie.

Sources

  • « Le patriarcat local va se replier sur ses terres; de nombreux notables quittent le commerce pour se vouer à des tâches politiques. » Jéquier, François, « Industriels, négociants et banquiers neuchâtelois » dans Les grandes heures des banquiers suisses, p. 139.
  • Bergeron, Louis, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens : du Directoire à l’Empire, Paris, 1978, p. 60.
  • Chapuis, Alfred, Histoire de la plus ancienne fabrique d’horlogerie: DuBois, Le Locle, non daté, 56 p.
  • Courvoisier, Jean, Les monuments d’art et d’histoire de la Suisse, canton de Neuchâtel, tome II, 1963, p. 409
  • Barrelet, Jean-Marc, « La situation économique dans les Montagnes neuchâteloises vers 1836, un document inédit de Henri Houriet », Musée Neuchâtelois, 1987, pp. 237-248

Notes

  1. La notion d’élite suppose un ou plusieurs critères pour la définir. L’importance des affaires traitées apparaît en être un.
  2. BPU, cote Ms 2006, janvier 1793. A propos de la fortune du beau-père, il est fréquent que les négociants emploient des codes de dix lettres correspondant le plus souvent à un mot pour exprimer des nombres. Il suffira de retrouver toutes les lettres pour composer le mot et ainsi, en fonction de la place qu’elles occupent dans le mot, en connaître la valeur numérique.
  3. La loi des trois générations consiste à considérer la première comme celle qui crée l’entreprise, la deuxième comme celle qui la développe et la dernière comme celle qui y met un terme.
  4. « Le patriciat local va se replier sur ses terres; de nombreux notables quittent le commerce pour se vouer à des tâches politiques. » Jéquier, François, « Industriels, négociants et banquiers neuchâtelois » dans Les grandes heures des banquiers suisses, p. 139. Bergeron, Louis, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens : du Directoire à l’Empire, Paris, 1978, p. 60.
  5. Chapuis, Alfred, Histoire de la plus ancienne fabrique d’horlogerie : DuBois, Le Locle, non daté, 56 p.
  6. Probablement un des dix principaux officiers neuchâtelois au service étranger pour tout le XVIIIe siècle. Ce général épouse la fille du comte de Chaumont, Henriette-Frédérique-Augustine de Bada.
  7. Courvoisier, Jean, Les Monuments d’art et d’histoires de la Suisse, canton de Neuchâtel, tome II, 1963, p. 409.
  8. Outre l’Angleterre, l’Allemagne, la Hollande et l’Italie, Philippe DuBois entretient en 1779 des relations en Espagne avec Lucas Lanty, marchand horloger. Pierre Jaquet-Droz, horloger chaux-de-Fonnier, auteur d’automates vendus à la cour d’Espagne, avait rencontré Lucas Lanty en 1758. Lors de son voyage en Espagne, Jaquet-Droz est accompagné de Jacques Gevril. Nous retrouvons ce dernier à Séville comme client de DuBois.
  9. Henri Houriet est l’auteur d’un rapport sur la situation économique dans les Montagnes neuchâteloises vers 1836. Ce rapport a fait l’objet d’un article: Barrelet, Jean-Marc, « La situation économique dans les Montagnes Neuchâteloises vers 1836, un document inédit de Henri Houriet », Musée Neuchâtelois, 1987, pp. 237-248.
  10. En fait, en ce qui concerne l’approvisionnement en matières premières des indiennes et la vente de celles-ci, c’est la société Pourtalès qui s’en charge. Toutefois, Jonas Jequier et Jean-Pierre DuPasquier, comme actionnaires, bénéficient des profits réalisés par le négoce des indiennes.
  11. Jean-Frédéric Perregaux (1744-1808) est le premier directeur de la banque de France.
  12. David Pury (1709-1786) est négociant et banquier de la cour du Portugal.
  13. En 1828, un négociant de Buttes (Val-de-Travers) éprouve des difficultés à se faire payer les boîtes à musique qu’il a livrées à un commerçant parisien. Il s’adresse alors à son compatriote Vaucher, homme influent à la banque de France, pour faire le nécessaire. Le négociant achève sa lettre ainsi : « Dans le cas que vous receviez les fonds, veuillez les remettre dans la maison Berthoud. » AEN, LRJ 25