Bulletin 17 / Automne 2001

Éditorial

par Eric-André Klauser

Au sommaire de ce bulletin de fin d’année, un article s’intitule « Il ne faut pas prendre le Pirée pour un homme ! » De même, il ne faut pas confondre un généalogiste avec un généraliste, un généticien, un géologue ou un gynécologue. La sagesse des nations est explicite en l’espèce : chacun son métier, les vaches seront bien gardées…

N’empêche, des passerelles peuvent être jetées d’une profession vers l’autre; des emprunts réciproques peuvent être pratiqués entre états différents, apparemment tout à fait étrangers l’un à l’autre; des dénominateurs communs insoupçonnés peuvent les rapprocher.

Par exemple, en tout généalogiste, ne sommeille-t-il pas un grammairien ? Comme ce spécialiste de la morphologie et de la syntaxe qui analyse les formes et les fonctions des éléments constitutifs d’une langue, l’historien des familles étudie les individus et leur filiation pour recomposer des lignées cohérentes et lisibles, des sortes de phrases organisées en paragraphes et chapitres. Comme le linguiste structuraliste, il jongle avec les sujets (ancêtres, aïeux, aïeuls); les compléments d’objet direct (fils, filles) et indirect (petites-nièces, arrière-petits-cousins); les hypothétiques (parents putatifs, enfants adultériens); les relatives (témoins de mariage, marraines et parrains); les coordonnées (conjoints, concubins); les qualificatifs (belles-filles, gendres, grands-oncles, etc.); les appositions (jumeaux, triplés, etc.); les incises ( enfants adoptés, familles recomposées); l’antériorité (ascendants); la postériorité (descendants); la terminologie (agnatique, cognatique, par quartiers, implexe des ancêtres, aller [à} gendre, puîné, collatéraux, matrilocal, patrilocal, endogamie, etc.); la ponctuation (naissance [*ou o], mortinatalité[+* ou +o], baptême [~ou b], première communion [com ou conf], mariage [oo ou x], divorce [o/o ou](], décès [+], inhumation ou incinération [[]], etc.).

De la science grammaticale, le généalogiste est aussi débiteur d’un concept verbal qui en dit long sur son allergie au passéisme et sur sa propension à la contemporanéité. Il ne creuse pas le sol et le sous-sol dans lesquels plonge une souche familiale pour s’y complaire et échapper à son époque. Il n’a rien d’un fossoyeur, d’un croquemort, d’un embaumeur, d’un nécrophile ou d’un nécrophage! Il ne cherche pas non plus à ressusciter les défunts ! Au contraire, sa quête rétrospective a pour unique objectif la mise au jour des racines originelles, persistantes et nourricières de l’arbre – généalogique, bien sûr – dont, aujourd’hui, lui ou ses mandants occupent, sinon le tronc, du moins une branche fructifière ou un rameau prometteur. Il ne fait qu’interroger les trépassés par le biais de
documents archivistiques, privés ou publics, écrits ou iconographiques, et reconstitue les maillons disparus de la chaîne des générations. Adepte de l’«hérédité nécessaire» (si l’on nous permet ce parallèle avec une institution qui, en droit civil, traduisait sous l’Ancien Régime l’impossibilité de se soustraire à la succession de ses parents, même sous bénéfice d’inventaire), il tend ainsi à ancrer chaque individu dans une continuité atavique qui est la négation même du découpage artificiel du temps en «avant», «maintenant» et «après». Il s’efforce de fournir aux vivants les moyens de relativiser leur condition actuelle et, donc, en se référant à leurs devanciers, de mieux la comprendre, de mieux l’expliquer, de mieux l’accepter et de mieux l’assumer. A ce propos, P. Durye, conservateur en chef aux Archives nationales françaises, souligne dans l’article consacré à la généalogie par l’Encyclopaedia universalis (1970) que cette science « peut également aider à comprendre le caractère des personnages historiques ». Et de donner deux exemples: « Il est intéressant de savoir que Turenne et Condé étaient des cousins issus de germains ayant pour ancêtre commun le connétable Anne de Montmorency (1493-1567), favori de François 1er, Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne (1611-1675), maréchal de France, et Louis II de Bourbon, prince de Condé (1621-1686), dit le Grand Condé, homme de guerre, ont été paradoxalement et tour à tour partenaires et adversaires sur les champs de bataille européens. Second cas cité par Durye sous forme de question fort pertinente : « L’incompréhension dont a fait preuve Louis XVI à l’égard du peuple français est-elle due au fait que, sur ses soixante-quatre quadrisaïeuls, huit seulement étaient français, trente-quatre germaniques et seize polonais ? » Cela étant, à l’instar d’un narrateur qui veut donner de la vivacité à son récit, il renonce à l’imparfait, au passé simple, au passé composé et au passé antérieur. Pour recourir au «présent historique». Ce temps que le grammairien belge Maurice Grévisse, dans Le Bon Usage (1936), recommande d’utiliser dans l’évocation d’«un fait qu a eu lieu dans un passé éloigné, mais que l’on présente comme s’il était en train de se produire au moment où l’on parle», et que le linguiste français Arsène Darmesteter, dans son Cours de grammaire historique de la langue française (1891-1897), concède au chroniqueur qui, «se transportant en esprit dans le passé, croit y assister et décrit ce qu’il se rappelle comme s’il l’avait sous les yeux».

Et ce «présent historique» acquiert de plus en plus d’épaisseur humaine depuis que la «nouvelle généalogie» ne se limite plus à une froide énumération de patronymes, de prénoms et de dates, mais s’ouvre au vécu personnel, sanitaire, alimentaire, professionnel, culturel, religieux, social, associatif, anthroponymique, héraldique, voire sentimental des ascendants qu’elle questionne. «Elle permet aussi de mieux se resituer en découvrant ses origines et des réseaux de parenté pouvant venir rompre bien des solitudes nées de la vie moderne» (Jean-Louis Beaucarnot, La généalogie facile, 1992).

Réponse partielle à la mondialisation, à la globalisation, à la standardisation, à la mobilité, à la délocalisation, au brassage social, à l’interethnicité, à la divortialité, à la recomposition, à l’anonymat, à l’incommunicabilité, à la désocialisation et à l’individualisme, l’étude diachronique des familles a donc son avenir à la fois derrière et devant elle. Mes aïeux, quelle chance nous avons que les mythiques Adam et Eve et leurs étranges fils Caïn, Abel et Seth (comment ont-ils pu faire des bébés tout seuls ?) nous aient laissé du pain sur la planche !