Bulletin 18 / Printemps 2002

Éditorial

par Eric-André Klauser

Généalogie sans frontières

Hormis, et encore ! celles qui, naturellement, établissent une démarcation entre deux territoires étatiques voisins (cours d’eau, lac, ligne de partage des eaux, synclinal, anticlinal, etc.), les frontières sont plus virtuelles que réelles. Comme ce sont des créations humaines, elles sont, par essence, théoriques, artificielles, éphémères, aléatoires et fluctuantes. Avant d’être des lignes sous contrôle, précises, conventionnelles et bornées, elles ont longtemps été des surfaces hésitantes, des aires de proximité, des « marches », des sortes de « no man’s lands ». Si, à certains moments critiques de l’histoire, elles deviennent des zones quasi hermétiques et fermées aux flux migratoires des corps et des biens, voire des idées, elles s’ouvrent, en temps de paix, aux échanges de toutes sortes et retrouvent leur perméabilité intrinsèque; elles privilégient le fondu enchaîné aux dépens d’une juxtaposition différentielle; elles rapprochent alors comme un trait d’union plus qu’elles ne coupent comme un tiret de séparation; elles favorisent l’interpénétration et l’acculturation plutôt que l’isolationnisme et le nationalisme; elles fonctionnent comme des rassembleurs davantage que comme des diviseurs, comme des ponts davantage que comme des barrières; elles jouent un rôle d’aimants plutôt que de repoussoirs et finissent (presque) par se faire oublier par celles et ceux qui vivent quotidiennement à leur proximité et les franchissent régulièrement …

Quand bien même la politique est parvenue au fil des siècles à lui conférer le « grade » de douanier en faction aux confins de la Suisse, de la France et de l’Allemagne, et à affubler de son nom un canton helvétique et un département hexagonal, l’Arc jurassien, entre Genève et Schaffhouse, entre le Rhône et le Rhin, n’en a pas moins été jadis et naguère et restera toujours un espace de transit et d’osmose privilégié entre Etats mitoyens, grâce à sa moyenne altitude, à ses cols et ses cluses aisés à franchir, à ses vallées qui coupent ou couplent ses plis, à son long passé convergent, à l’apparentement ancestral – ethnique, linguistique et anthroponymique – de ses habitants et à son analogie économique et socioculturelle.

Qui a oublié, par exemple, que le second royaume de Bourgogne, de 888 à 1032, chevauchait allègrement les monts et les vaux du Jura, sa partie « française » ou Basse-Bourgogne portant aussi le nom de Bourgogne cisjurane, et sa partie « suisse » ou Haute-Bourgogne, celui de Bourgogne transjurane, deux qualificatifs qui traduisent bien l’internationalité génétique et géographique de cette chaîne de montagnes, longue de 230 km et large de 60 km ? Qui ne se souvient pas que « depuis le règne de Louis (1343-1373) jusqu’à celui de Philippe de Hochberg (1487-1503). nos comtes [ceux de Neuchâtel] prirent femme en Franche-Comté et s’allièrent de la sorte aux plus illustres maisons de cette province : les Chalon, les Montfaucon, les Vienne, les Vergy, les Neufchâtel-Bourgogne. Ces mariages leur assurèrent la possession de nombreuses seigneuries de l’autre côté du Doubs, parmi lesquelles on citera Vercel, le val d’Usier et le val de Vennes, Orchamps, Flangebouche, la garde du prieuré bénédictin du val de Morteau et le château de Vuillafans-le-Neuf; tous ces biens se situaient dans l’actuel département du Doubs, entre Morteau et Besançon. Mentionnons encore Champlitte dans le département de la Haute-Saône avec les terres toutes voisines de Roulans et de Bouclans. Dans le duché de Bourgogne leur vinrent par la suite les fiefs de Seurre, de Saint-Georges, de Louhans, de Salmaise, d’Epoisses et de Montbard. Comme on le voit, le tout constituait un beau morceau de terre, dont les parcelles comtoises, jouxtant au comté de Neuchâtel, auraient pu facilement se confondre avec lui, pour élargir son pré carré, si les circonstances de l’histoire politique et religieuse n’en avaient pas disposé autrement » (Eddy Bauer) ? Qui ne se rappelle pas que le château et la seigneurie de Joux, entre Pontarlier et Les Verrières, ont été donnés en 1480 par le roi Louis XI au comte neuchâtelois Rodolphe de Hochberg, qui s’y maintint – par son fils Philippe, puis sa fille Jeanne interposés – jusqu’en 1507 ? Qui n’a pas retenu qu’en 1819, à la suite du premier traité de Paris, une rectification de la frontière « helvétisa » le village du  Cerneux-Péquignot, jusqu’alors français ? Et qui ne connaît pas, de nos jours, la CTJ, soit la Communauté de travail du Jura, dite aussi Conférence transjurassienne, une institution binationale francosuisse chargée de développer toutes les synergies possibles dans l’aire  limitrophe inscrite de part et d’autre de ce « croissant fertile » montagneux ?

Aussi, à la veille de la tenue à Couvet (NE), les 22, 23 et 24 mars 2002, d’une exposition transfrontalière organisée par notre Société neuchâteloise de généalogie (SNG), la Société suisse d’études généalogiques (SSEG) – dont notre président, Eric Nusslé, est le vice-président – et la Chambre des généalogistes professionnels de Suisse romande (CGPSR) – dont notre même président est membre -, ne peut-on qu’applaudir des deux mains à une telle manifestation placée à l’enseigne de la « Généalogie à travers le Jura » et réunissant des hôtes alsaciens, lorrains, franc-comtois, savoyards, jurassiens, vaudois et, bien sûr, neuchâtelois !

Image forte et vivante de la relativité du concept frontalier, ce rendez-vous « familial » et « parental » franco-suisse a par ailleurs lieu au cœur même de la seule vallée du Jura qui relie vraiment, par sa position topographique, comme un isthme en creux, le plateau suisse et la Franche-Comté. D’où le nom de ce sillon communicateur : Val-de-Travers (à l’origine vallis traversis ou transverse), val transversal, val à travers et non de travers … Un val franchi par l’ancienne « route de France » qu’utilisaient entre autres les diplomates de Sa Majesté en poste à l’ambassade royale de Soleure et dont l’entrée orientale, au-dessus du littoral neuchâtelois, est surnommée avec réalisme « trou » ou « trouée de Bourgogne » : tout un symbole!

Eric-André Klauser
Vice-président de la SNG et corédacteur du bulletin

Voir :

  • Eddy Bauer « Histoire de nos frontières », in Musée neuchâtelois, 1949, 33-46;
  • Robert Comtesse, « 1814 : la nouvelle frontière et le Cerneux-Péquignot », in Musée neuchâtelois, 1899, 229 sqq;
  • Jean Courvoisier « La formation du territoire neuchâtelois« , in La formation territoriale des cantons romands, 1989, 41-51;
  • Suzanne Daveau, « Déclin des rapports frontaliers avec la France aux limites du canton de Neuchâtel », in Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie, 1956-1959, 305-313;
  • Philippe Jeanneret, Les effets économiques régionaux des frontières internationales : l’exemple de la frontière franco-suisse de Genève à Bâle, 1984;
  • Fernand Loew, Les Verrières : la vie rurale d’une communauté du Haut-Jura au Moyen Age« , 1954, notamment 54-93;
  • Fernand Loew, « La frontière aux Verrières », in Musée neuchâtelois, 1976, 15-29;
  • Léon Montandon, « La borne des Trois Evêchés », in Musée neuchâtelois, 1958, 151-153.