Bulletin 21 / 2003

Panorama Bourbaki à Lucerne

Le panorama Bourbaki à Lucerne

par Eric Nusslé

La France de Napoléon III a déclaré la guerre à la Prusse de Guillaume Ier et de Bismarck. La candidature d’un prince allemand, Léopold de Hohenzollern, au trône d’Espagne et la célèbre « dépêche d’Ems », ont suffi aux Français pour s’engager « d’un coeur léger » dans un conflit qui se soldera par la chute de l’Empire français et la fondation de l’Empire allemand.

La victoire de l’Allemagne sur la France, en automne 1870, laisse toutefois subsister quelques poches de résistance dont Belfort que l’armée de l’Est tente de rallier en longeant notre frontière. Mais les Prussiens l’interceptent à Pontarlier et obligent le général Bourbaki à demander refuge en Suisse.

Né à Pau en 1816, le général Bourbaki, d’origine grecque, a participé aux campagnes d’Algérie et de Crimée avant de commander la garde impériale au début de la guerre franco-prussienne. Enfermé dans Metz sous les ordres de Bazaine, il est chargé par ce dernier d’une mission spéciale en Angleterre. Après cette mission qui n’aboutit pas, Bourbaki reçoit, en décembre 1870, le commandement de l’armée du Sud de la Loire. Début janvier 1871, il est nommé général de l’armée de l’Est qui est disparate, mal entraînée, mal commandée, mal équipée, victime du froid et de la maladie, mal renseignée et mal ravitaillée. Le 28 janvier 1871, le gouvernement provisoire français obtient l’armistice. Entre-temps, l’armée Bourbaki, isolée, talonnée par les Prussiens, est acculée à la frontière suisse. Complètement démoralisé, Bourbaki tente de se suicider en se tirant une balle de revolver dans la tête. Il se rate et ne décédera, de mort naturelle, qu’un quart de siècle plus tard.

L’armée de l’Est conservera le nom de Bourbaki qui passera à l’Histoire et qui deviendra aussi celui du célèbre panorama, bien que ce soit le général Clinchant, nommé comme successeur de Bourbaki, qui signe aux Verrières, avec le général Herzog, la convention accordant à l’armée de l’Est le refuge de La Suisse.

La débâcle des Bourbakis a marqué l’histoire du Jura franco-suisse. Le 1er février 1871, à 5 heures du matin, l’armée de l’Est en déroute est autorisée à entrer dans notre pays par Le Locle, Les Verrières, l’Auberson, Sainte-Croix, Vallorbe et la Vallée de Joux. Pendant deux jours, 87’847 hommes au total dont 2’467 officiers, passent la frontière avec 11’800 chevaux, 285 canons, 1’158 fourgons et 72’000 fusils. Trente mille d’entre eux passeront par les Verrières. Mon trisaïeul, Meinrad Nusslé, déjà citoyen suisse, décrit avec une neutralité toute helvétique cette gigantesque débâcle dans une lettre adressée le 21 février 1871 à ses frères et soeurs demeurés en Allemagne…

« … »

« L’armée Bourbaki a donc pénétré sur le territoire suisse dans le Val de Travers à 7 1/2 heures d’ici [La Chaux-de-Fonds] ; elle a été désarmée et accompagnée dans la direction de Neuchâtel. »

« D’après les informations officielles, il y avait en tout plus de 85’000 hommes de toutes armes et 9’000 chevaux. Sur la place d’armes de Colombier, près Neuchâtel, j’ai vu 230 canons, 24 mitrailleuses et 1’200 fourgons de campagne de toutes sortes et en outre 3’000 chevaux de toutes espèces. Il y avait des soldats appartenant à divers peuples et à divers régiments ; il y avait surtout des cuirassiers et chasseurs à cheval qui sont les meilleures troupes de France. Il y avait aussi beaucoup d’artilleurs, des turcos et des zouaves, des francs-tireurs, etc. Les 9/10 des chevaux étaient amaigris et sans résistance. Beaucoup ont péri le long de la route ; j’en ai vu plusieurs. Leur pelage était hérissé et avait une longueur de 2 à 3 pouces. Il fallait s’approcher pour distinguer les chevaux blancs, gris, bruns ou noirs. Ils se rongeaient la queue ; ils ont même rongé les jantes des roues des canons, ainsi que les marchepieds et les timons des fourgons. »

« Les soldats et les chevaux étaient pêle-mêle, de même que le harnachement. On n’arrivait presque pas à arracher le fourniment des dents des chevaux qui rongeaient les pieux, les poteaux et les jeunes arbres qui se renversaient. »

« Les soldats étaient maigres et faibles comme les chevaux ; les uniformes très usés, déchirés et rapiécés. Ils étaient mornes et découragés, reconnaissants de recevoir un peu de nourriture, de tabac, des bas, des souliers. Les officiers supérieurs étaient encore bien équipés. J’ai vu le général Clinchant à Neuchâtel. Mais en général ils paraissaient assez indifférents aux hommes et aux chevaux. A la Chaux-de-Fonds, il n’y a plus que 30 à 40 Français malades et quelques milices suisses. »

« Je n’ai vu ici qu’une dizaine de Prussiens prisonniers, mais ils sont déjà tous retournés en Allemagne. Un prussien blessé est décédé au Locle où il a été enseveli aujourd’hui. Il était originaire de Breslau et père de famille. Il y a une quinzaine de jours, des francs-tireurs l’attaquèrent, lui et ses camarades, à une demi-heure du Locle lorsqu’ils transportèrent 1’000 fusils pour les livrer à l’armée suisse. Ils ont été attaqués à leur retour bien qu’ils portaient le drapeau blanc (non hissé) ; l’un d’eux fut tué, deux autres reçurent une balle dans le ventre, dont celui que l’on a enseveli aujourd’hui. »

« … »

« A l’extrémité du Val de Travers, la fièvre aphteuse s’est déjà déclarée 4 jours après. La poste va partir, je dois terminer. Je souhaite à tous une bonne santé ; nous allons tous bien, Dieu soit Loué ! »

« Recevez les cordiales salutations de votre frère dévoué,

Meinrad Nüssle »

Sept artistes ont travaillé pendant deux ans à ce panorama, peint sur 1’100 m2 de toile. Son créateur, le peintre Edouard Castres, qui s’est représenté sous l’apparence d’un infirmier, a passé tout l’hiver 1876-1877 aux Verrières, peignant la campagne environnante sous toutes ses formes et esquissant ensuite le tableau entier. Infatigable, il étudie chaque soldat et chaque cheval. Il choisit comme collaborateurs des peintres prestigieux dont le plus connu est sans doute Ferdinand Hodler. Les autres sont Evert van Muyden qui peignit les chevaux, Frédéric Dufaux, Gustave de Beaumont, Henri Hébert et Henri Silvestre. Le tabeau est d’autant plus réaliste qu’Edouard Castres lui-même est venu en Suisse comme soldat sanitaire de l’armée Bourbaki. La Croix-Rouge, fondée en 1863, y figure déjà en bonne place. Après avoir été exposée pendant dix ans à Genève, cette toile a été transférée à Lucerne le 28 août 1889. Elle vient d’être restaurée et fait l’objet d’une nouvelle présentation d’un réalisme saisissant.