Bulletin 47 / Décembre 2012

Qui est pris qui croyait prendre
L'affaire Frédéric Hilaire Baillod

par Germain Hausmann

J’ai découvert aux Archives de l’État de Neuchâtel, dans la série des Cartons bleues, sous-série des illégitimes, dossier n° 5/15, la petite aventure que je vais vous rapporter, car je pense qu’elle vous amusera :

Cela commence en 1760. Une fille de bonne famille, Susanne Marguerite Baillod, de la famille des détenteurs du fief de Bellevaux, devient enceinte,  mais elle nie sa grossesse, à son entourage d’abord, à elle-même ensuite. Elle subit un de ces accouchements impromptus qui ont défrayé la chronique l’an passé. Ce  n’est pas d’aujourd’hui que ces choses arrivent. 

Actuellement, la naissance d’un enfant sans père est un fait courant, plus personne n’y voit péché, c’est même presque la règle. Autrefois, ce n’était pas le cas. La honte s’abattait sur la famille. L’opprobre collait à la mère indigne ou à l’enfant innocent. Voici quel stratagème inventa la malheureuse fille, ou plus sûrement, sa mère pour se dépêtrer de ce mauvais pas : 

« 22 janvier 1760 [NB. : Ce texte a été écrit dix jours après les faits] : Déclaration de demoiselle Susanne Marguerite Bailliods et de dame Susanne Baillods, sa mère [NB. : Si ces personnes sont qualifiées de demoiselle et de dame, ce n’est par hasard, cela montre qu’elles sont nobles et appartiennent au meilleur monde].

« Je soussignée, Susanne Marguerite Bailliods, déclare qu’ensuite des sollicitations réitérées depuis passé six années de la part de Monsieur d’Ivernois, procureur général, [NB : C’était un oncle par alliance de la future maman, cf. renseignements généalogiques en fin de cette article] suivies de menaces de confondre ma famille si je ne me rendois à ses désirs, j’eu enfin le malheur de m’abandonner a luy dans la salle de sa maison. 

« M’étant plainte a luy à diverses fois que je me croyois enceinte, mais, sur les assurences qu’il me donnoit que les filles étoyent sujettes à bien des révolutions, je devois être trenquille [NB. : L’éducation des filles étant au XVIIIe siècle encore très sommaire, l’orthographe est quelques fois malmenée par la rédactrice de ce texte, ainsi que la grammaire. Nous sentons bien que nous avons ici affaire à un récit oral, plus qu’à un texte écrit]. Ma santé étant délabrée pendant tout l’été, j’ay été obligée de prendre de petits remèdes, me flatant par ce moyen de la rétablir. 

« Jusques à ce que, sur le samedy dousiérne de ce mois, environ trois heures du matin, je me cru ataquée d’une violante colique et ayant appellée ma mère, elle envoya chercher la Suson Brecel pour me donner des lavemens en vue de me soulager. Le premier lavemens n’ayant fait aucun effet, an envoya chercher Monsieur le docteur d’Ivernois qui ordonna des réitérées lavemens pour arrêtter cette mauvaise colliques; et on me fit boire de l’huille et de la camomille. Ensuite, Monsieur le docteur d’lvernois s’en alla et la Suson Brécel qui, après avoir donné le troisième lavement, se retira, croyant cette colique a sa fin. [NB. : Notez bien que ni la mère, ni l' »infirmière », ni le médecin, tous gens d’expérience et de métier, ne voient pas que cette fille est grosse et qu’elle va accoucher. Sans doute, elle ne présentait pas les signes extérieurs de son état et son ventre n’était pas plus rebondi que d’habitude. Quant à la future mère, elle ne semble pas avoir compris sa situation, confortée par l’opinion de son entourage].

[p. 2] « Et, une demy heure après, environ trois heures après midy [NB : soit douze heures après les premières contractions], les douleurs de l’acouchement surviennent. Étant seule dans ma chambre, j’acouchay en poussant un cris aigu qui engaga ma mère à entrer dans l’apartement. Je déclaray alors à ma mère que Monsieur le procureur général en étoit le père; ce qui l’engaga à envoyer ma soeur Anne Marguerite ches Monsieur l’avocat général Gaudot (où il [i.e. le procureur général d’Ivernois] étoit) pour l’informer. Lequel ayant voulu nier le fait, elle fut obligée de le menacer, après quoy il promit de monter. Ce qu’il effectua un moment après, étant dans la dernière consternation. Ensuite, il conseilla de déposer cet enfant dans l’entrée de sa maison et qu’on devoit sonner; qu’il auroit soin de cet enfant et que personne n’en auroit connoissance. Ce qui, ayant été effectué par ma sœur Anne Marguerite, acompagnée de notre servante, conformément à ses ordres environ les huit heures du soir du même jours. [NB. : Au XVIIe siècle, on avait coutume d’amener l’enfant illégitime au domicile de son père pour faire pression sur lui et pour qu’il reconnaisse sa paternité devant témoins et au vu de tous. Au XVIIIe, cette pratique est interdite et fort mal vue, car elle crée du désordre dans l’ordre public. En plus elle court-circuite les tribunaux.

« Et moy, Susanne Esabeau Schouffelberguer, sa mère, déclare [p. 3] que j’ai sur la fin de la grossesse de ma fille soupconné son état et je ne pu [faire]de moin que que de luy adresser les exortations les plus sérieuses à ma fille qui continuoit cependant de nier jusqu’à ce que le malheureux acouchement est intervenu, atestant la vérité de tous les faits raporté qui ont précédé et suivi l’acouchement. Ensuite de laquelle déclaration, nous prenons la liberté de conjurer Monsieur le maire de faire cesser toutes poursuites ultérieures dans l’objet des recherches tant des couches clandestines que par aport à l’exposition dudit enfant. 

[signé] Susanne Bailliodz née Schouffelberguer 

[signé] Susanne Marguerite Bailliods 

[NB : Tout ce récit a été écrit par la mère, l’écriture de la fille est assez différente comme le montre sa signature]

Mais les deux comploteuses n’avaient pas prévu qu’il y aurait un os. Le père putatif se défend comme un beau diable. Ses relations et son habitude d’évoluer dans les plus hautes sphères de l’Etat lui permettent de se défendre efficacement. Le lendemain de la rédaction du texte ci-dessus, il présente sa défense et balaye d’un coup de plume toutes les assertions de ses accusatrices : 

« Le Conseil d’État m’aiant fait communiquer hyer mardi 22e de ce mois une déclaration sans date signée Susane Bailliods née Schouffelberguer et Susane Margueritte Bailliods, dans laquelle je suis accusé non seulement d’estre le père de l’enfant que ladite Susane Margueritte Bailliods a mis au monde le 12e du courant, mais encore d’avoir doné le conseil de l’exposition de cet enfant dans l’entrée de ma maison le susdit jours 12e du courant. Moi, soussigné, réponds à cette accusation, savoir : 

« Sur le premier chef que, si je voulois discuter la matière a fond, je pourrois faire voir mon inocence sur cet article, en me contantant d’aléguer mon alibi dans le tems que la susdite Susanne Margueritte Bailliods doit être devenue enceinte, attendu qu’il est conu de tout Neufchâtel que je suis parti pour Lyon au commencement du mois d’avril dernier d’où je ne suis revenu que sur la fin du même mois [NB. : L’enfant, né le 12 janvier 1760, aurait donc été conçu 39 semaines auparavant, soit vers le 14 avril]. 

« Mais, sans me servir de cette raison et de bien d’autres qui me justifieroient, je me réduis à emploier contre une imputation aussi calomnieuse le moien que la Loi me fourni et à dire (comme je le fais) que mon accusatrice n’aiant observé aucune des formalités auxquelles la Loi astreint toutes filles qui se sent enceinte, aiant de plus fait des couches clandestines [NB. : La loi impose aux filles enceintes de déclarer leur grossesse et d’accoucher « en public », soit devant témoins, des mères, des femmes du voisinage, des sages-femmes, etc., car on craint qu’en agissant secrètement, les filles mères soient tentées de tuer leur enfant. Pour les pousser à faire de telles déclarations, on empêche celles qui cachent leur grossesse à entamer une procédure de recherche en paternité, donc à demander à celui qu’elle désigne comme père de prendre à sa charge l’éducation de l’enfant] et qui, par cela même, rendent toutes déclarations de sa part indignes de foi et de croiance, je suis dès là innocent et l’accusation formée contre moi est de fait et de droit fausse et callomnieuse, sans que je sois obligé d’y répondre plus outre, attendu que par l’effet de la Loi même, l’accès aux tribunaux seroit refusé à cette fille si elle le demandoit pour faire valoir son accusation. 

« Et, sur le second chef de la susdite déclaration, je répond en m’inscrivant en faux contre tout son contenu qui, de fait et de droit, ne mérite aucune foi [p. 2] cornme étant la suitte d’une accusation de paternité que j’ai établi et prouvé ci-dessus être fausse et calomnieuse et qui tombe d’elle même. 

« Ajoutant à mon inscription une réquisition formelle que j’adresse au Conseil d’État d’aprofondir cette indigne calomnie en procédant même aux arêts des deux auteurs de la déclaration ci-dessus s’il le juge nécessaire, espérant de la justice du gouvernement qu’il emploiera tous les moiens convenables pour mettre au jour la vérité de ce dont je suis accusé, et qu’il ne souffrira pas qu’un membre de son Corps soit impunément traduit dans le public d’une manière aussi infâme.

« Laquelle présente déclaration, j’ai signé de ma main et remis à Monsieur le conseiller d’État et trésorier général Le Chambrier de Travanet, faisant les fonctions de président, aujourd’huy sous date. 

A Neufchâtel, le 23e janvier 1760. 

[signé] G. P. d’Ivernois 

Manifestement, le mémoire présenté par M. d’Ivernois rencontra l’assentiment général. Ces dames voyaient bien que leur cause était perdue. Elles ne purent qu’adopter l’attitude qui s’imposait, la soumission et les plates excuses. Faute avouée est toujours à moitié pardonnée !!

[NB. : Les deux textes qui suivent ont manifestement été rédigé par un homme de loi, les deux fautives se contentant de signer]

« A Monsieur le président 
et à 
« Messieurs du Conseil d’État

« Messieurs,
La veuve Bailliods née Schouffelberg et Susanne Marguerite Bailliods, sa fille, viennent se jetter aux pieds de Vos Seigneuries, couverts d’une juste confusion et pénétrés de la plus vive douleur. 

« Dans le cruel et malheureux état où elles se trouvent, elles ont pris la liberté de remettre à Monsieur le maire de cette Ville un exposé naïf et fidèle de toutes les circonstances qui ont accompagné et qui ont suivi la grossesse de cette dernière. Cet exposé ne tend nullernent à vouloir se justifier ni à devoir diminuer la faute dans laquelle elle est tombée (qui est digne de votre indignation et de votre sévérité). Mais, Messieurs, les très humbles suppliantes osent recourir à cette tendre miséricorde que l’on voit éclater tous les jours dans vos délibérations. Que Vos Seigneuries se livrent en leur faveur à ces sentimens de clémence qui sont imprimés dans leurs cœurs, qui caractérisent si hautement leur administration et qui font la gloire et l’ornement des magistrats les plus illustres !! s’en remettant au reste absolument à l’arrêt qu’il vous plaira de prononcer et vous priant d’agréer les voeux ardens qu’elles ne cesseront d’adresser au Seigneur pour votre précieuse conservation et pour votre constante prospérité. 

[Signé par] Susanne Bailliodz née Schouffelberguer Susanne

Marguerite Bailliodz »

« A Monsieur 
« le président et à messieurs du Conseil d’État, 

« Messieurs

« La veuve Baillodz née Schouffelberguer et Susane Marguerite Baillodz, sa fille aînée, ayant eu la légéreté de doner par écrit une acusation sans fondement contre Monsieur le procureur général pour le charger d’être le père de l’enfant que dont cette dernière acouchée n’ont point d’expressions assez suffisante pour en marquer leur vif repentir et la profonde douleur dont elles sont accablée. 

« Elles viennent icy, Monsieur le président et Messieurs, en faire le désaveu le plus solenenel [sic], le seul motif qui leur avoit doné ocasion à déclarer cette imputation, c’est la pensée où elles étoient qu’en l’impliquant dans cette affaire, il seroit engagé par là à se servir de son crédit pour faire ses efforts afin de mettre fin à toutes procédures [NB. : Ces raisons semblent peu convaincantes]; mais, remarquant le mauvais effet que cette imputation a produit dans le public et dans le gouvernement, non seulement lesdittes très humbles exposantes, mais toute la famille, se voyent obligé de donner gloire à la vérité, en déclarant qu’il n’y a absolument rien de vray dans cette accusation remise par écri à Monsieur le maire [i.e. l’officier de justice] mardy au soir vingt et deuzième de ce mois.

« La veuve Baillodz, conjointement avec sa fille aînée, ont en outre, Monsieur le président et Messieurs, l’honeur de représenter à Vos Seigneuries qu’ayant pris la liberté respectueuse de solliciter leurs grâce de Sa Majesté, non seulement par raport aux couches clandestines, mais aussy pour l’exposition qui a été faite et pour la légèreté de l’acusation. Elle suplient très humblement le gouvernement de vouloir arêter toutes poursuites ultérieures jusqu’à ce qu’on ay receu réponse de la Cour, afin de ne leur pas causer des fraix qu’elles sont hors d’état de suporter.

« Et pour ce qui concerne la nouriture et l’entretien de l’enfant, laditte veuve Baillodz s’engage icy avec sa famille de s’en charger, en sorte qu’il ne sera pas absolument point ny pour le présent ny pour l’avenir à la charge de la Seigneurie. Promettant en outre de rembourser tous les fraix qui ont été ocasionné pour cet effet.

« Daignez donc, Monsieur le président et Messieurs, recevoir favorablement avec cette bonté et cette clémence que vous acordez aux malheureux cette très humble requette. Daignez en particulier acorder aux très humbles supliantes la faveur qu’elles osent implorer et ce sera pour elles un nouvel engagement à redoubler la ferveur de leurs voeux pour la longue durée de la présieuse conservation et de la prospérité de Vos Seigneuries.

[signé] Susanne Bailliodz née Schouffelberguer 

Susanne Marguerite Bailliod

[p. 2] « Je sousigné déclare que, sur la communication qui m’a été donée de la présente requette, je prent icy l’engagement nécessaire par raport à la nouriture et à l’entretien de l’enfant, me constituant à cet effet caution en la meillieure forme possible, qu’il sera retiré [de chez sa nourrice] dans le courant de la semaine prochaine et que la Seigneurie en sera entièrement déchargée, de même qu’au remboursement des fraix qui auront été ocasionés

[signé] Fredrich Schouffelberguer 

En guise de conclusion, j’ai rassemblé ci-dessous quelques renseignements généalogiques sur les protagonistes de cette affaire. 

L’enfant : Frédéric Hilaire Baillods : fils de demoiselle Susanne Marguerite de Bellevaux, bourgeoise de Neuchâtel, baptisé à Neuchâtel le 16 janvier 1760 (499), exposé à la porte du procureur d’Ivernois le 12 janvier 1760, il obtient des lettres de légitimation le 2 décembre 1799 (Actes de chancellerie n° 28, p. 45-46). Nous ne connaissons rien de son existence ultérieure. 

Les parents : Abraham Baillod de Bellevaux, fils de Daniel, maire de Travers, baptisé à Môtiers le 27 septembre 1696 (13), catéchumène à Bâle en 1714 (Archives d’État de Bâle, Église Française, F 2), membre des 40 le 21 août 1730, maître des clés en 1747, inhumé à Neuchâtel le 23 juin 1759 (82)

épouse à Neuchâtel le 16 août 1726 (32), Suzanne Isabeau SCHOUFFELBERG, née vers 1702, morte à l’âge de 80 ans, inhumée à Neuchâtel le 26 juillet 1782 (223).

Enfants : 

  • Suzanne Marguerite, baptisée à Neuchâtel le 30 janvier 1728 (226), morte à l’âge de 81 ans, inhumée à Môtiers le 23 février 1809 (127), c’est mère de l’enfant naturel dont il est question ci-dessus. 
  • Marie Isabelle, baptisée à Neuchâtel le 10 février 1730 (245), inhumée (?) à Neuchâtel le 29 novembre 1731 (300) 
  • Daniel François, baptisé à Neuchâtel le 4 janvier 1732 (259), mort à l’âge de 84 ans, inhumée à Môtiers le 6 janvier 1816 (143) 
  • Anne Marguerite, jumelle, baptisée à Neuchâtel le 25 juillet 1735 (288), inhumée à Neuchâtel le 12 décembre 1787 (260). 
  • Marie Isabelle, jumelle, baptisée à Neuchâtel le 25 juillet 1735 (288)
  • Marianne, baptisée à Neuchâtel le 27 septembre 1737 (306), son père Abraham enterre un enfant à Neuchâtel le 28 octobre 1737 (6)
  • Louise Charlotte baptisée à Neuchâtel le 30 septembre 1741 (340)

Le père présumé : Guillaume Pierre d’Ivernois, de Môtiers, fils de Joseph, justicier, né à Môtiers le 3 février 1701, baptisé audit lieu le 15 février 1701 (49), marchand à Neuchâtel (1734), puis conseiller d’État et procureur général, mort à l’âge de 74 ans, inhumé à Môtiers le 25 mai 1775 (65), épouse en premières noces à Môtiers le 7 juillet 1725 (22), 

Marie Esabeau BAILLOD, de Môtiers, bourgeoise de Neuchâtel, fille de Daniel, maire de Travers, baptisée à Môtiers le 31 décembre 1698 (32), catéchumène à Môtiers à Noël 1713 (50), morte avant 1742. 

épouse en secondes noces à Môtiers le 7 aout 1742 (22), 

Susanne Marie PÉTER, de Neuchâtel, veuve de Jean Calame, maire des Brenets, inhumée à Môtiers le 19 juillet 1764 (47).