Bulletin 48 / Mai 2013

La Justice matrimoniale dans le comté de Neuchâtel de 1800 à 1848

Conférence de Laurent Delacroix
Lundi 12 novembre 2012, à 19h30, au Bistrot de l'Arrosée à Neuchâtel

notes de Françoise Favre

La présidente Anne-Lise Fischer ouvre la séance en saluant les membre présents et en donnant quelques nouvelles de notre société et des activités prévues pour la fin de l’année. Puis elle donne la parole à l’orateur du jour, Laurent Delacroix, qui se présente lui-même.

Romand de Berne, c’est à l’Université de Neuchâtel qu’il fait une licence en lettres qu’il complète ensuite par un master en histoire à l’université de Genève et un diplôme d’enseignant à la HEP-BeJuNe. Il enseigne actuellement le français et l’histoire au Centre Professionnel du Littoral Neuchâtelois.

La conférence de ce soir a pour sujet son mémoire de licence, publié sous le titre « Que donc ce que Dieu a joint, l’homme ne le sépare point » – Justice matrimoniale dans le comté de Neuchâtel de 1800 à 1848″ 1.

Après une brève présentation générale de son travail et quelques précisions sur l’exposé de ce soir, notre orateur entre dans le vif du sujet.

La genèse de la justice matrimoniale

Elle remonte au 16e siècle et au triomphe de la Réforme à Neuchâtel. Il fallait alors suppléer à la justice épiscopale et mettre en place une discipline ecclésiastique. Les réformateurs vont s’y attacher en organisant une justice des moeurs.

Ce processus aboutit à deux réalisations concrètes : d’une part l’appartition de quatre consistoires seigneuriaux, qui sont l’autorité laïque de surveillance des bonnes moeurs, et d’autre part, dans chaque paroisse, la mise en place de consistoires admonitifs, issus de la Vénérable Classe des pasteurs, qui fonctionnent comme « garde-vices » pour réprimander les ouailles et conseiller les couples qui ont des problèmes (ce sont en quelque sorte des conseillers conjugaux avant l’heure !).

La justice matrimoniale va se distinguer et se spécialiser. La cour se compose du maire de Neuchâtel, de trois conseillers d’Etat, de deux pasteurs et de quatre assesseurs. Une composition qui perdurera jusqu’en 1848.

Les promesses de mariage

A ce stade, l’élément clé, c’est la présence ou non d’un enfant. Neuchâtel est réputé pour être une région où les jeunes gens avaient des relations charnelles avant le mariage, et les promesses de mariage avaient donc une grande valeur. La jeune femme qui tombait enceinte après avoir reçu une promesse de mariage et qui se présentait devant le consistoire devait justifier qu’il y avait bien eu promesse de mariage de la part du père de son enfant. Une procédure compliquée…

S’il n’y a pas d’enfant (né ou à naître), la situation était simple : la cour matrimoniale casse la promesse de mariage, ce qui est tout à fait révélateur de l’évolution des moeurs. On voit ainsi que, de plus en plus, les sentiments amoureux sont pris en compte par la jsutice. Si les deux partis ne s’aiment plus et qu’il n’y a pas d’enfant, pourquoi les forcer au mariage ? C’est là une profonde transformation de l’attitude vis-à-vis du mariage, liée à l’évolution socio-économique neuchâteloise dès la seconde moitié du 18e siècle, où l’on voit l’amour devenir la clé de voûte du mariage.

S’il y a un enfant, né ou à naître, le problème est différent et le plus souvent, lorsqu’il y a des preuves irréfutables de promesses de mariage, la justice matrimoniale va obliger l’homme à épouser la jeune fille qu’il a mise enceinte, pour que l’enfant ne soit pas illégitime. Mais le risque que ces couples-là reviennent devant la justice matrimoniale est grand.

Par ailleurs, en arrière-plan, le problème, c’est qu’en cas d’indigence, l’enfant légitime sera à la charge de la commune d’origine du père. Aussi les communes vont-elles s’opposer à cette justice matrimoniale qui veut contraindre le père à épouser la mère de son enfant.

Les divorces

Le divorce est reconnu depuis la Réforme. Les demandes de divorce représentent 29 % des affaires soumises à la justice matrimoniale entre 1800 et 1848, et les séparations de corps et de biens 43 %. Toutefois, le divorce est encore considéré comme un danger pour la société.

Pour pouvoir se présenter devant la justice matrimoniale, il faut d’abord consulter le pasteur en première instance et obtenir de lui une « lettre de renvoi », envoyée au nom du consistoire admonitif de la paroisse concernée. Les pasteurs vont tout mettre en oeuvre pour éviter le divorce en recourant à la conciliation, en tentant de raisonner les deux partis et de les remettre dans le droit chemin.

Une fois obtenue la lettre de renvoi, on peut se présenter devant la justice matrimoniale. Mais le divorce reste « l’ultima ratio », la dernière solution, parce que la femme seule risque de tomber dans l’indigence. Or, en divorçant, elle devient sujette de l’Etat : par son mariage, elle a perdu son origine et par son divorce elle perd l’origine de son mari. En cas d’indigence, elle sera donc à charge de l’Etat (ainsi que ses enfants) et les autorités se plaignent constamment de l’augmentation du nombre de pauvres à leur charge.

Les causes principales du divorce sont l’adultère, la « désertion malicieuse », la folie et le bannissement du conjoint. Mais de nouveaux griefs vont être pris en compte comme la mauvaise conduite, la dilapidation des biens, l’alcoolisme et surtout « l’incompatibilité d’humeur ». Là encore, c’est un révélateur de l’évolution des moeurs et de la valeur du mariage. On sent l’influence des Lumières (Voltaire, Montesquieu), des juristes du droit naturel, mais aussi des « cabinets littéraires » où se réunissent des patriciens qui se mettent à lire des romans libertins. On admet désormais qu’un homme et une femme peuvent divorcer s’ils ne s’aiment plus.

Dans tous les cas, la cour matrimoniale va prononcer le divorce, et en cinquante ans, sur 264 demandes, le divorce sera accordé 148 fois.

La séparation de corps et de biens

C’est une voie privilégiée comme alternative au divorce. C’est une suspension temporaire ou illimitée de la vie conjugale sans remettre en question le lien du mariage (ce qui exclut évidemment la possibilité de remariage). Mais dans ce cas, l’homme a l’obligation d’entretenir sa femme et ses enfants qui, de cette manière, ne tomberont pas à la charge de la communauté.

Dans 80 % des cas, la demande de séparation vient de la femme qui sent bien que c’est une solution favorable pour elle.

Conclusion

Les affaires qui arrivent devant la justice matrimoniale sont bien sûr les cas les plus difficiles, ceux qui ne peuvent pas être réglés à l’amiable entre les époux. Le coût de la procédure de divorce était assez important, tandis que la séparation de corps et de biens coûtait moins. La plupart des demandes traitées proviennent des couches populaires. Dans les familles bourgeoises, où le divorce était mal vu, on s’arrangeait autrement et de manière plus discrète.

Cette étude a certes montré la complication de la justice matrimoniale, mais révèle aussi une justice matrimoniale plus protectrice et plus bienveillante envers les femmes que ne le sera par la suite le code civil napoléonien instauré dans le sillage de la proclamation de la République en 1848.

Enfin, cette étude est un révélateur de l’évolution de la société neuchâteloise en 50 ans.

Notes

1 Editions ALPHIL, Presses Universitaires Suisses – ISBN 978-2-940235-72-8