Bulletin 48 / Mai 2013

Le promeneur solitaire chez le pendulier de Côte Bertin

Puisque nous avons l’occasion d’évoquer Jean-Jacques Rousseau grâce aux textes fournis par Louis Barrelet, je me permets de soumettre cette anecdote que j’ai retrouvée dans mes archives. Elle a été relatée par Eric André Klauser, qui a beaucoup oeuvré pour notre société et qui a laissé un souvenir impérissable à ceux qui ont eu le privilège de le connaître.

Pendant son « exil » à Môtiers, de 1762 à 1765, Rousseau n’est demeuré ni inactif ni sédentaire. Il y a écrit des dizaines de lettres (dont celle dite de la montagne); il y a terminé son Dictionnaire de musique, ainsi que la Vision de Pierre; il y a reçu de nombreux visiteurs; il s’y est initié à la botanique et s’y est querellé avec le pasteur de Montmollin… De ce refuge campagnard, il y aussi entrepris maintes excursions pour découvrir les paysages, la flore et les gens de la région; il est allé à Monlési, à la Robella, au Chasseron, à Champ-du-Moulin, à Pierrenod, au Creux-du-Van, etc.

Si l’on en croit le journal d’un descendant du propriétaire d’alors de cette ferme située au nord-ouest de Couvet au midi de Plancemont, le promeneur solitaire se serait également rendu à Côte Bertin, rencontrant là un de ces « montagnons » dont il admirait tant le savoir-faire : « Chacun réunit à lui seul toutes les professions diverses dans lesquelles se subdivise l’horlogerie, et fait tous ses outils lui-même », écrivait-il en 1758 dans la célèbre lettre à d’Alembert. A cette époque, Côte Bertin appartenait à Abram Borel-Jaquet (1731-1815), pendulier de son état. Né et élevé à Plancemont où il fit son apprentissage d’horloger en même temps que son ami Ferdinand Berthoud (le père de la chronométrie marine), le dit Borel avait acheté à un homonyme cette maison qu’il restaura, agrandit et orna d’un cartouche aux armes de sa famille, confiant à Jean-Jacques Berthoud (frère de Ferdinand) la décoration murale du corridor d’entrée et le préceptorat des huit enfants que lui donna sa femme, née Salomé Borel-Petitjaquet. C’est à ce même J.-J. Berthoud que l’on doit deux dessins d’encre, l’un représentant Abram Borel-Petitjaquet dans son atelier, l’autre l’immortalisant entouré de son épouse et de sa progéniture. La légende du premier de ces portraits précise que l’artisan était « tout paitri d’industrie » et qu’il « établit des compas et divers instruments pour perfectionner par eux l’horlogerie », machines à tailler les roues, tours à burin fixe, outils à planter, tours à fraiser dits aux colonnes, etc.).

Pas étonnant donc que l’auteur des « Rêveries » ait trouvé à Côte Bertin un cadre et une atmosphère à sa convenance. Selon le journal précité, « Jean-Jaques Rousseau fit une longue visite à Abram Borel-Jaquet; il loua beaucoup d’architecture de la maison et parut très intéressé par l’outillage en fabrication dont il se fit expliquer l’emploi. Son costume d’Arménien égaya beaucoup les jeunes. « Il semble que d’autres visites eurent lieu, la première rencontre des deux hommes s’étant sans doute produite, par hasard, un jour d’orage quand, Rousseau, en balade, cherchait un abri. Toujours est-il que, lorsque le différend avec le pasteur môtisan de Montmollin prit une tournure insupportable, le philosophe se vit offrir l’hospitalité de la ferme par Abram; mais il déclina ce geste empressé, alléguant que les Borel avaient beaucoup trop mauvais caractère pour pouvoir cohabiter avec eux !

Quoi qu’il en soit, faute de témoignages directs, il est difficile de savoir quelles sont les parts de légende et de vérité dans cet épisode de rousseauiste de la longue histoire de Côte Bertin.

Tiré du Courrier du Val-de-Travers, jeudi 2 décembre 1993. Eric André Klauser