Bulletin 53 / Décembre 2015

Reflets historiques tirés du Véritable Messager Boiteux

par Paul Favre

Pour le généalogiste qui souhaite en savoir plus sur le quotidien et les événements que leurs ancêtres ont vécu, le Véritable Messager Boiteux de Neuchâtel est une mine de renseignements ! En voici deux exemples : l’incendie du village de Travers, et le grand hiver 1894-1895, qui nous sont relatés dans le beau langage de la fin du 19e siècle…

Il y a 150 ans, le village de Travers partait en flammes [1]

Le village de Travers a naturellement été construit sur les bords de la grande route, qui se dirige comme la vallée, d’orient en occident. A part un quartier peu considérable situé sur la rive droite de la rivière et une courte rue transversale tendant vers le nord, la plus grande et la plus belle partie du village s’étendait en ligne presque droite des deux côtés de la rue principale. Ça été une des causes de la grandeur du désastre, le feu ayant commencé à l’extrémité du village, du côté nord-est, d’où le vent soufflait avec violence.

Dans la nuit du 12 au 13 septembre 1865, vers une heure du matin, le feu se déclara tout à coup dans les combles d’une haute et belle maison ; une heure après, il s’était déjà étendu jusqu’à l’extrémité occidentale du village, sur les deux rives de l’Areuse. Les témoins oculaires disent que la rapidité du désastre était telle, qu’on ne savait où porter secours ; tout brûlait à la fois, et ceux qui arrivaient pour travailler à éteindre le feu dans un quartier éloigné de leur demeure, la retrouvaient quelques instants après entièrement consumée.

Rien n’a été épargné, que ce qui ne s’est pas trouvé dans la direction d’un vent du nord-est qui soufflait avec la violence d’une tourmente, tantôt en ligne droite, tantôt en tourbillonnant, comme pour hâter et agrandir le dommage. On était au terme d’une sécheresse de plusieurs mois, et un grand nombre de bâtiments avaient encore des toits de bois, sur lesquels tombaient les tisons enflammés qui, attisés par un vent vif, avaient bientôt couvert de feu la maison toute entière. Beaucoup d’habitants ne purent presque rien sauver ; d’autres ne savaient comment sortir de leurs demeures en feu et ils furent cruellement brûlés ; une jeune fille, étrangère au pays, trouva une mort affreuse dans une cave où elle s’était réfugiée.

Il y aurait encore tout un navrant récit à faire des scènes qui ont dû se passer dans une population considérable, arrachée au milieu de la nuit à son sommeil, et qui quittait à la hâte ses demeures envahies par le feu en quelques instants : des vieillards, des malades, des enfants qu’il fallu transporter, à peine vêtus, dans les champs d’alentour, exposés, par une nuit de septembre, au souffle violent de notre vent le plus froid et le plus pénétrant. Quelques détails parvenus jusqu’à nous suffisent pour nous convaincre que les  flammes qui dévoraient le village éclairaient de sinistres lueurs des épisodes bien tristes qui se passaient dans les prés voisins et qui furent ignorés du public.

Il est à peine besoin de dire que, des villages voisins, les secours furent aussi prompts et aussi dévoués que possible, mais le feu marcha si rapidement que ces secours ne purent avoir qu’un effet très limité. Cependant ils n’ont pas été sans résultat, et le château, en particulier, fut préservé par le travail intelligent de pompes des localités voisines et de personnes dévouées qui, placées dans les combles, surveillaient chaque charbon enflammé que le vent apportait. Ces secours furent favorisés par la couverture de tuiles sans  laquelle ce grand bâtiment n’eut pu être sauvé, puisque la flèche du temple, couverte en tavillons, a été consumée, quoique placée beaucoup au-dessus et en dehors du foyer que le château, celui-ci étant entouré de trois côtés de maisons qui ont été entièrement détruites. Si l’église a été épargnée, l’un des spectacles les plus frappants de cette nuit a été la combustion de la flèche si élégante et qui dominait le village d’une façon si pittoresque. On nous a dit qu’elle brûlait lentement, envoyant jusqu’au ciel ses longues flammes semblables à une gigantesque torche funèbre qui éclairait cette lugubre scène, jusqu’à ce qu’elle s’abîmât, jetant une dernière gerbe de feu, au moment où l’œuvre de destruction était presque achevée à ses pieds. Nous apprenons avec plaisir que la flèche va être  reconstruite dans le même style, et sera même un peu plus élevée, les murs qui la soutiennent devant être exhaussés d’environ 15 pieds [ndlr env. 4,5 m].

En trois heures de temps à peine, 101 maisons ont été consumées, et des coteaux voisins, on ne voyait plus que quelques petits groupes de bâtiments, formant en tout 23 maisons, séparées par les ruines de la presque totalité du village. Les maisons brûlées  appartenaient à 70 propriétaires et étaient habitées par près de 1’000 personnes. Au milieu du jour, toutes ces personnes étaient déjà recueillies, ainsi que la plus grande partie des objets sauvés. En envisageant avec calme la situation, on pouvait être assuré que l’avenir de cette localité ne serait pas compromis d’une façon sérieuse. Plus de 20 maisons, dont quelques unes grandes et belles, subsistaient encore ; mais surtout, on voyait encore debout non seulement l’église et le château, mais aussi la fabrique d’ébauches, fondée par M. P.-E. Jaccottet, et employant 3 à 400 ouvriers.

D’ailleurs le plus grand nombre des incendiés furent recueillis dans les nombreuses maisons des environs et dans le village de Noiraigue.

Le dimanche suivant l’incendie était le jour du jeûne célébré par toutes les églises de la Suisse. L’enceinte du temple avait été gâtée par les efforts même qu’il avait fallu faire pour l’arracher à la flamme qui dévorait sa flèche, et l’on ne pouvait penser s’y réunir déjà pour le culte ; d’ailleurs, on avait dû en faire un dépôt provisoire des innombrables hardes et effets divers qui, de tous les côtés, arrivaient comme premiers témoignages d’intérêt et de sympathie. C’est dans le verger du château, en plein air, que furent transportés la chaire et les bancs du temple, et que fut célébré un jeûne qui rappelait ceux des églises du désert.

La reconstruction a commencé immédiatement et à Nouvel-an déjà, des nouveaux logements étaient habités. La municipalité a acheté le château où ont été logés les services publics municipaux et communaux, les écoles, le pasteur et le régent principal. Une année plus tard 27 maisons sont achevées. La catastrophe produisit un grand mouvement de solidarité, non seulement des villages voisins mais de toute la Suisse, d’Europe et même d’outre-mer. La liste des dons mentionne l’Amérique, l’Asie et les colonies. 

Le long et rude hiver 1894-95 [2]

Si nous n’avons pas de graves calamités à déplorer, il ne faudrait pas en conclure que toutes tribulations ont été épargnées à notre pays. Le bien long et rude hiver que nous avons traversé marquera l’année 1894-1895 d’une façon toute spéciale dans la mémoire de tous. Si de nos jours, avec nos moyens de chauffage perfectionnés, nos demeures plus hygiéniques et surtout les efforts intelligents faits en vue de combattre le chômage, les hivers sont moins à redouter que par le passé, ils n’en sont pas moins une cause d’anxiété pour bien des familles, lorsqu’ils sont aussi rigoureux que celui dont nous consignons ici le souvenir.

Le 30 septembre, le Jura était couvert de neige jusqu’à mi-côte, et bien qu’octobre nous ait encore donné quelques rares beaux jours, le froid a persisté ; à fin novembre, le lac d’Etaillères complètement gelé offrait une glace d’une solidité à toute épreuve. En décembre 1894 et janvier 1895, la température moyenne n’est à la vérité, pas descendue au dessus de la normale pour ces mois, mais le froid a été exceptionnellement persistant, avec de brusques variations du thermomètre. Des tempêtes, de fréquentes bourrasques et des chutes de neige comme on en a rarement vues dans ce siècle, ont apporté de profondes perturbations dans les communications télégraphiques et téléphoniques, entravant la circulation des chemins de fer, bloquant les routes où se produisaient des  accumulations de trois à cinq mètres de hauteur. Le 12 janvier le thermomètre est descendu à -28° à la Chaux-de-Fonds et à -30° à la Brévine ; dans cette dernière localité, elle tombait même à -40° le 29 janvier. Certains jours les chasse-neige, attelés de six et même douze chevaux, circulaient sans discontinuer, mais ils n’avaient que peu de prise, étant soulevés par la neige, de sorte que le chemin se faisait difficilement. A Neuchâtel, des escouades d’ouvriers déblayaient les trottoirs, mais c’était un travail de Pénélope, la neige recommençant toujours à tomber. Dans les districts de la montagne, il y avait environ un mètre de neige en rase campagne, quarante à cinquante centimètres au Val-de-Ruz et au Val-de-Travers, vingt-cinq centimètres dans le vignoble. Le Doubs, les petits lacs et toute la baie de St-Blaise, de Monruz à Marin, offraient de vastes champs de glace aux patineurs.

Le 25 janvier, le triangle, traîné par une douzaine de chevaux, a mis six heures pour faire le trajet de Travers à Noiraigue (5 km), et les habitants de nombreuses fermes isolées et des villages entiers, comme Brot-Dessus ou la Brévine, ont été privés de toutes  communications pendant des jours et des semaines. Sur nombre de points il a fallu renoncer à déblayer les routes et on a dû percer des galeries dans la neige pour établir la circulation. Les services postaux étaient interrompus et les sacs aux lettres étaient  transportés à dos d’homme, lorsqu’il y avait la possibilité. Le 25 janvier, la locomotive du train montant à la Chaux-de-Fonds avait déjà au-dessous de Chambrelien à pourfendre des remparts de neige ; mais à la hauteur de Montmollin, c’était une montagne uniforme qui avait comblé les fossés et nivelé les tranchées. Près du passage à niveau de Montmollin, le chasse-neige, parti de nuit du Locle, gisait culbuté les roues en l’air ; cinquante mètres plus bas, on voyait la locomotive du chasse-neige ensevelie sous un blanc linceul. Le chasse-neige, ce lourd wagon, de treize mètres de long, poussé à toute vitesse par la locomotive, a été soulevé par la neige et a fait un véritable saut périlleux, puis il est retombé l’éperon en arrière ! Les portes fracassées, les barreaux de fer arrachés et sa charge de gros moellons projetés de tous côtés ; pendant ce temps, la locomotive déraillée s’enfonçait dans une « menée » jusqu’au haut des lucarnes de devant, dont les vitres se brisèrent sous l’effort de la neige, qui inonda le chauffeur. Par un bonheur inouï,  personne ne fut blessé. Pendant toute la journée, les trains ont du être transbordés ; le train parti à 8 heures du matin de Neuchâtel arrivait à la Chaux-de-Fonds a passé 2 heures ; tout ce spectacle était si nouveau et si imprévu pour les voyageurs, attablés en table
d’hôte improvisée chez un garde barrière, qu’ils ont tous pris leur mésaventure du bon côté.

Au commencement de février, la navigation a dû être interrompue sur le lac de Morat, qui peu à peu s’est pris, et bientôt de lourds camions pouvaient le traverser, la glace atteignait une épaisseur de 30 centimètres. Le 7 février, le lac de Neuchâtel était gelé de  Champittet à Grandson (extrémité ouest du lac) sur une longueur de 600 mètres ; le 21, la baie de l’Evole était recouverte d’une mince couche de glace, ce qui ne s’était pas vu de tout ce rigoureux hiver.

A partir du 15 mars, le dégel commence à se produire lentement, les tas de neige amoncelés dans les rues s’affaissent, et de fréquentes avalanches obstruent les routes et les lignes de chemin de fer. La pluie se met de la partie, gonflant rivières et torrents. Fin mars, le Doubs était particulièrement beau dans les gorges de Moron, et la chute se déversait en deux cascades bien distinctes, phénomène qui ne se produit pas souvent.

Ce long hiver de près de cinq mois, qui eut pour épilogue un retour de froid et de neige au milieu de mai, a malheureusement fait quelques victimes, personnes égarées dans les neiges et retrouvées gelées, jeunes gens noyés s’aventurant sur des glaces peu fermes. On peut cependant s’étonner de n’avoir pas un plus grand nombre d’accidents à déplorer. 

Notes

  1. Le Véritable messager boiteux de Neuchâtel, 1867, p.32 ss.
  2. Le Véritable messager boiteux de Neuchâtel, 1896 p. 41-43