Bulletin 54 / Août 2016

Quand un vieux livre raconte son histoire...

par Françoise Favre

Appelée à faire du tri et des rangements dans le galetas de la cure du Locle, un vieux livre passe entre mes mains. C’est un grand livre, de format 21 cm x 27 cm et d’environ 3 cm d’épaisseur, intitulé « La Liturgie ou la manière de célébrer le service divin dans les églises de la principauté de Neuchâtel & Vallangin », imprimé chez Jonas Galandre & Compagnie à Neuchâtel en 1738. La reliure de cuir, à peine abîmée, témoigne du soin qu’on a pris de ce livre. Je l’ouvre machinalement, et les inscriptions portées au revers de la couverture aiguisent immédiatement ma curiosité de généalogiste ! Ceci d’autant plus que si l’on s’attend à trouver de telles inscriptions dans une Bible, il est plutôt étonnant d’en trouver dans un livre de liturgie. Et pourtant, l’histoire de ce livre est racontée là, à travers ses propriétaires successifs. On ne saura sans doute jamais comment cette liturgie – qui a voyagé de Couvet à Naples – a fini par atterrir dans ce grenier, ni ce que ses propriétaires ont pu en faire, puisqu’il semble qu’ils étaient négociants, et non pasteurs. Ma curiosité l’emportant, me voilà prise au jeu de reconstituer le puzzle qui contera l’histoire de ce vieux bouquin, aidée dans mes recherches par quelques membres de la SNG. Tout commence le 14 décembre 1742, quand le pasteur Rognon inscrit « Accordée par la Chambre des Messieurs Jean Jaquet & Chambrier Banneret à la veuve de feu Daniel ff Sulpi Borrel ». Juste au dessous, Charles Roessinger, apoticaire à Couvet, a noté : « Hérité de droit de Jean Borel 1799 ». Quelques  recherches aux Archives de l’Etat à Neuchâtel nous apprennent que le 13 novembre 1798 Charles ROESSINGER échange une maison à Neuchâtel (au bas des Chavannes), héritée de sa première femme, contre une maison à Couvet appartenant à Abraham Dubied-Dubois, capitaine (Notaire David François Borel, AP1776-1800, pages 383-385). Une clause particulière l’oblige à réserver un logement pour Jean Borel, fils de Daniel, jusqu’à sa mort, laquelle survient peu après, le 31 décembre 1798, ce qui permet à l’apothicaire de prendre la pleine possession de son bien, liturgie comprise. Il s’empresse alors d’écrire son nom dans le médaillon de la page de garde.

Jean BOREL (1711-1798) est le fils de Daniel BOREL et de Anne Marie BOVET. De toute évidence, il a hérité de la liturgie à la mort de sa mère. Il épouse Suzanne Marie BOREL le 9 février 1754 à Couvet, mais divorce en 1756. Il n’a pas d’enfant et pas d’héritier.

Frédéric « Charles » Casimir ROESSINGER troisième propriétaire de la Liturgie

  • Il est né le 3 février 1753 à Kirchheim Pohland (aujourd’hui Kirchheim-bolanden en Rhénanie Palatinat, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de Mayence), fils de Jean Pierre ROESSINGER et de Marie BRAUN.
  • Il reconnaît à Neuchâtel un fils né le 11 novembre 1793 de Marguerite COUCHOUD, auquel il donne le prénom de Charles.
  • Il épouse le 3 juillet 1794, à Neuchâtel Charlotte BREGUET, née en 1755, fille de David et de Jeanne GREDIER. Ils n’ont pas d’enfant et Charlotte décède le 16 février 1798.
  • Il épouse le 2 juillet 1798, à Couvet en seconde noce Marianne PETITPIERRE-SULPY (1777-1837), fille de Blaise PETITPIERRE-SULPY et de Marie Madelaine BILLON. De cette union vont naitre treize enfants : Julie (1799-1827), Frédéric Louis (1800-1862), Pauline Charlotte (1801-1802), Caroline (1803-1805), Henri Auguste (1804-), François Benjamin (1805–), Charlotte Philippine (1807-1829), Amélie Augustine (1808-1877), Louis Emile (1810-1862), Edouard Pierre Jacob (1812-1885), Sophie Félicie (1813-), Charles Gotthülf (1815-1875), Chrétien Emmanuel (1817-1817).
  • Charles ROESSINGER est décédé le 2 avril 1826 à Couvet.
  • Marianne PETITPIERRE-SULPY est décédée le 18 juillet 1837 à Couvet.

Note biographique

On ne sait pas à quelle époque Charles est arrivé dans le canton de Neuchâtel (avant 1793).

Il s’installe à Couvet et reçoit le droit d’habitation le 1er juin 1794 ; il ouvre une officine d’apothicaire au centre du village. Quatre ans plus tard, en 1798, alors qu’il vient de se remarier, il échange une maison qu’il possédait à Neuchâtel (provenant de sa première femme) contre une maison à Couvet appartenant à Abraham Dubied-Dubois, capitaine, et jouxtant Henri Olivier Petitpierre). Dans l’intention de demander des lettres de naturalité, il reçoit une attestation de la commune de Couvet en sa faveur. Dans son rapport,
H.F. Henriod témoigne que « ledit Roessinger habite dans ce lieu, il s’y est conduit de manière à mériter l’estime et la considération du public, tant par la régularité de ses mœurs que par ses bons principes & l’ordre qu’il fait régner en sa maison ; ajoutant qu’à  raison de ses connaissances dans son état d’apoticaire & même en médecine, il est très utile dans ce vallon ; la communauté désirant qu’il œuvre assez d’agréments dans ce lieu pour s’y fixer définitivement » (Actes à temps, vol. II, p. 303).

C’est seulement le 7 février 1826, alors qu’il réside à Couvet depuis passé trente et un ans, qu’il est reçu communier de Couvet et naturalisé… juste deux mois avant sa mort.

Monarchiste convaincu, lors du passage du roi de Prusse Frédéric Guillaume III à Couvet, en 1815, il orne la devanture de sa pharmacie d’une guirlande à laquelle sont suspendus dix cœurs de dimensions différentes, avec une inscription indiquant qu’il offrait au roi le cœur de ses dix enfants. Mais les enfants n’épousent pas toujours les idées de leurs parents ! Son fils aîné, Frédéric Louis dit « le Révolutionnaire », médecin, est l’un des meneurs de l’insurrection neuchâteloise de 1831. Arrêté, il est condamné à mort, mais sa peine est commuée en prison à perpétuité par le roi de Prusse. Emprisonné dans la forteresse de Erenbreitstein en Prusse, puis dans celle de Wesel, il est gracié sur l’intervention du gouverneur Ernst von Pfuel. Il est libéré en 1838 et banni de Neuchâtel. Il s’établit comme médecin à Genève en 1841 et il est agrégé à Genève vers 1847. Il est décédé le 31 janvier 1862 à Couvet où il s’était retiré. Deux autres fils, Henri Auguste, pharmacien, et Louis Emile, menuisier, se compromettent également lors de l’insurrection  neuchâteloise de 1831 et quittent le pays de Neuchâtel. Le premier s’établit Mulhouse et le second à Orbe dans le canton de Vaud.

« Les sept fils de Charles ROESSINGER sont à l’origine d’une nombreuse descendance en Suisse, en France, en Italie, en Autriche et aux Etats-Unis. »

(Historique et généalogie de la famille Roessinger, par Jean-Paul Reitzel, dans le Bulletin de la SNG 23/septembre 2004, en ligne sur le site sngenealogie.ch )

Désormais, notre Liturgie restera propriété de la famille ROESSINGER. 

Voyons l’inscription suivante : « hérité de mon père, François Benjamin ROESSINGER, fils du susdit Charles, né à Couvet en Suisse en 1805, mort à Naples le 31 décembre 1875. Naples, 15 août 1878. François Louis ROESSINGER ». 

François Benjamin ROESSINGER dit Franz est né le 6 septembre 1805 à Couvet, fils de Charles ROESSINGER et de Marianne PETITPIERRE-SULPY.
Il épouse le 2 mai 1833 à Naples Sébastienne Antoinette LEPREUX, fille de Claude François LEPREUX et de Adélaïde MARTIN (le mariage est transcrit dans les registres de Couvet). Le couple a quatre enfants, tous nés à Naples : « François Louis » Frédéric (1834-ap.1903), Jules « Henri » (1836-ap.1901), Edouard Joseph (1838) et « Charles » Selim (1853-1880).

Note biographique

On ne sait pas grand chose de lui, mais comme ses frères, il a quitté le canton de Neuchâtel après les évènements de 1831 pour aller s’établir comme négociant à Naples où il réside au moment de son mariage en 1833. La famille garde un lien étroit avec Neuchâtel et la Suisse. Quelques uns de ses descendants ont fait souche en Italie.

Notre livre a donc voyagé ; quittant le Val de Travers et les terres protestantes de Neuchâtel, le voilà en Italie catholique. Trois quarts de siècle se sont écoulés depuis que Charles, l’apothicaire, a rangé le livre dans sa bibliothèque après y avoir écrit son nom. Son fils Benjamin François, négociant, qui en a hérité à la mort de son père n’a pas pris la peine de s’inscrire à la suite des précédents propriétaires, mais c’est lui qui emporte cette liturgie neuchâteloise avec lui, lorsqu’il part à Naples. C’est son fils (le petit-fils de Charles) qui, lorsqu’il hérite à son tour du livre, indique d’où il le tient. Il ajoute encore quelques éléments biographiques le concernant : « né à Naples le 5 mai 1834 – communié à Genève à Pâques de 1850 – marié à Zofingue le 24 Août 1865 avec Constance Catherine BAER, née à Zofingue le 14 novembre 1845 de James Jean Jacques BAER, bourgeois de Zofingue et de sa femme Constance Emilie RACLE, née à La Neuveville ». Suit encore la liste de ses enfants, avec leur date de naissance : « Constance Laure, née le 16 mars 1867 ; Franz Frédéric, né le 8 juillet 1869 et mort le 30 mai 1870 ; Jeanne Henriette Ida Elise née le 19 mars 1872 ; Marthe Marguerite, née et morte le .. avril 1873 ; Blanche née le 31 juillet 1878. » La dernière mention, est d’une autre main et d’une autre écriture : « Antoine, Frédéric, Georges, Henri, né le 28 juin 1884 ». En y regardant de plus près, on constate que l’inscription portée par François Louis est datée du 15 août 1878. Il inscrit donc logiquement les 5 enfants nés jusque là. Lorsqu’en 1884 lui arrive encore un fils, il a oublié le livre, ou tout au moins oublié d’y ajouter la naissance d’Antoine. Est-ce Antoine qui a hérité de cette Liturgie et a ajouté son nom plus tard ? On peut le supposer…

François Louis ROESSINGER est né le 5 mai 1834 à Naples, fils des précédents.
Il épouse le 24 août 1865 à Zofingue Catherine « Constance » BAER. Ils ont six enfants tous nés à Naples.
Il est décédé avant 1903 et sa femme Constance, revient vivre à Zofingue (voir acte de mariage de leurs enfants)

Note biographique

Plusieurs indices témoignent des liens étroit qui unissent les ROESSINGER de Naples avec la Suisse. Ainsi, François Louis, baptisé à la « Chapelle de la Légation de sa Majesté le Roi de Prusse – Communion évangélique allemande [de langue] française de Naples », communie à Genève le dimanche de Pâques 1850. Il demeure à Naples au moment de son mariage où il se trouve au moins jusqu’en 1884.

Antoine Frédéric Georges Henri ROESSINGER, fils du précédent, est né le 28 juin 1884 à Naples.
Il épouse le 25 avril 1907 à Bordeaux Anne Adrienne ARNAUD.

Le livre reste alors muet et nous ne savons rien de son histoire ultérieure. Si ce n’est qu’il a continué de voyager et qu’il est revenu dans le canton de Neuchâtel. Après avoir longtemps dormi dans le grenier de la cure du Locle, il a trouvé sa place – la dernière ? – à la Bibliothèque de la Ville du Locle où l’on prend désormais soin de lui.