Bulletin 62 / Janvier 2021

Août 1740 : Abram ducommun-dit-Tinon fait le récit de sa cure à Plombière-les-Bain.

Archives du canton de Neuchâtel, communiqué par Albert Liechti

Abram, fils de Louis Ducommun-dit-Tinnon et de Judith Huguenin-dit-de-sur-le-Rez[1], naît le 19 janvier 1702 dans une ferme du Valanvron, aux confins de la mairie de la Chaux-de Fonds, proche du Doubs qui marque la frontière avec la Bourgogne. Son père est un paysan aisé, éleveur de bétail, marchand de fer, et l’un de ses frères, Daniel, est tenu pour le meilleur artisan de Suisse pour la construction des grosses horloges destinées aux tours et aux clochers[2]

Le 7 septembre 1743, à Auvernier, sur les bords ensoleillés du lac de Neuchâtel, Abram s’épouse avec la belle Jeanne Marie, fille du lieutenant Frédéric Lardy. Il se fait alors vigneron mais gardera des liens étroits avec le Valanvron et continuera de participer régulièrement aux activités de sa famille[3] Il meurt sans descendance, le 16 janvier 1760, à Auvernier.

Les cahiers intimes qu’Abram appelle « Mon livre qui est mon journal » et qu’il rédige presque chaque jour à partir du premier janvier 1727[4], « après avoir été à la forge et à la chasse », nous renseignent sur ses travaux ordinaires et sur ses divertissements ; sur ses relations avec sa famille, ses amis, ses voisins ; sur son rôle dans la société ; sur le temps qu’il fait, les phénomènes naturels dont il s’étonne et parfois s’inquiète ; les récoltes et les prix du vin et du grain ; de même que sur la religion, la mode, la politique ; et sur les évènements, petits et grands, qui agitent son « bon païs »[5].

Ce sont ces cahiers qui nous ont permis de reconstituer ce témoignage d’un paysan du Valanvron en cure à Plombières-les-Bains, une station thermale de Haute-Saône fondée au IIème siècle par les Romains qui, après avoir canalisé la rivière Augronne, construisirent piscines et étuves pour soigner leurs maladies de peau, leurs rhumatismes, leurs affections digestives ou rénales.

[1] Pour les généalogistes : « Ascendance d’Abram Ducommun-dit-Tinnon, de la 1ère à la 6ème génération. »
   Bulletin de la Société neuchâteloise de généalogie (56), sept. 2017, p. 21.

[2] L’une des horloges de Daniel Ducommun-dit-Tinnon, construite en 1746 pour l’église des Planchettes, est exposée au Musée international de l’horlogerie à la Chaux-de-Fonds.

[3] Sur l’histoire de cette famille, voir Maryse Gaudier. Chronique des Ducommun-dit-Tinnon du Locle et de la Chaux-de-Fonds : des paysans du Valanvron, fondeurs, forgerons, maîtres horlogers, au prix Nobel de la Paix. Genève, 2016. 144 p.

[4] Seules les années 1727, 1728, 1734, 1736, 1739, 1740 nous sont parvenues. Elles sont précieusement conservées à la Bibliothèque de la ville de La Chaux-de-Fonds sous la cote Nb 47.

[5] Maryse Gaudier. « Abram Ducommun-dit-Tinnon : un paysan du Valanvron au temps des Lumières. »  Bulletin de la Société neuchâteloise de généalogie (56), sept. 2017, pp. 13-20.

En 1739-1740, Abram Ducommun-dit-Tinnon n’est pas au mieux de sa forme. A plusieurs reprises, il confesse être obligé de « garder la maison tout le jour, estant mal dispos »[1], de se coucher de bonne heure, voire de rester au lit. Il faut dire qu’au cours des mois qui précèdent sa cure à Plombières-les-Bains, il avait dû se faire « tirer » plusieurs dents dont les racines « qui étaient toutes demeurées » lui avaient causé « grande douleur ». Et que son pied droit, celui qu’il avait brûlé par distraction des années auparavant en soufflant à la forge pour son frère Frédéric, avait recommencé à le faire souffrir.

De plus, une délicate affaire de famille dont il s’occupe depuis des mois ne lui laisse pas de repos : l’héritage de son oncle David Huguenin. Se voyant vieillir, décidé à ne plus se soucier que de la santé de son âme, l’oncle s’était résolu à renoncer à tous ses biens en faveur du père d’Abram et de ses enfants ; à condition, bien entendu, que ceux-ci le prennent en pension et l’assistent en tout, en fonction de ses besoins et jusqu’à sa mort. D’un caractère ombrageux, méfiant, il revenait sans cesse sur ce qu’il attendait de ses héritiers, multipliant ses exigences : il voulait rester dans sa maison, pouvoir continuer de tirer l’eau de sa citerne et de jouir de son jardin et de ses allées ; il fallait rembourser toutes ses dettes ; lui donner 30 écus par an pour payer les gages de sa servante, et en prévoir plus s’il venait à en avoir besoin d’une seconde ; lui apporter du bois ; le porter en traineau au temple les jours de neige ; s’occuper de sa vache, la nourrir selon les saisons et la mener au pâturage comme lui l’avait toujours fait ; lui trouver de bons médecins et des médicaments ; et finalement le faire enterrer honorablement, selon sa condition, quand l’heure sera venue… Abram qui, de l’avis de tous, avait l’art de mettre tout le monde d’accord et qui était doué pour les écritures, s’était vu confier la mission impossible de raisonner le vieil homme. Il s’y était épuisé, se rendant mille fois chez lui, parlementant encore et encore, assistant le notaire pour modifier, annuler, réécrire ses testaments successifs. En mai 1740, l’affaire est encore loin d’être réglée et il se fait un souci d’encre.

Il s’inquiète aussi pour son frère Louis qui persiste à ignorer les lois du pays en menant son bétail n’importe où et n’importe quand, et qu’il doit sans cesse tirer de ses démêlés avec la justice.  

A partir de juin 1739, le pied d’Abram, « gonflé, rouge, piqueté de points violets », le fait « abominablement souffrir ». En mai 1740, son dos lui fait mal et il a un point de côté qui l’empêche de dormir, sans doute parce qu’il a eu froid sur le traineau, à cause de l’hiver qui n’en finit pas : « Jamais on na vu un moy de mai si rigoureux en neige et en froid ». On n’a pas encore trouvé de morilles, ni entendu chanter la grive et l’alouette et on n’a pu semer le lin.

Alors, il se rend à plusieurs fois chez Pierre Gagnebin, médecin chirurgien à La Ferrière, un village tout proche de La Chaux-de-Fonds, qui le saigne abondamment. Il en profite pour visiter « toutes sortes de curiosités » qui encombrent du bas jusqu’au grenier la maison du docteur[2]. Les saignées ne produisant pas l’effet espéré, il demande à Daniel Amé-Droz d’aller lui cueillir du muguet pour la préparation d’un remède, en échange de transports de bois. En plus de cela, il « prend médecine », ingurgitant force « poudres royalles No 70 » et, comme plusieurs avis valent mieux qu’un, il consulte plusieurs autres médecins : il va « chez Maire Rt. et chez George Cabartier » ; et il parle « a Monsieur Moser, opérateur ». Leur avis est unanime ! « Tous les médecins que jay consulté – écrit Abram le 13 juillet 1740 – m’ont dit que c’était mon profit d’aller aux bains du Vallais ». Il se renseigne. Interroge le docteur Gagnebin. Il retourne à La Côte chez Abram Amé-Droz « pour luy parler des Bains de Bourbon » [Bourbonne-les-Bains] dont on lui a dit le plus grand bien. Il reçoit même une lettre du docteur du Roy de Neuchâtel à ce sujet. A la mi-juillet, il est décidé : il ira aux bains ! Mais pas en Valais. Il préfère se rendre de l’autre côté du Doubs, aux confins de la Haute-Saône, aux thermes de Plombières-les-Bains dont les eaux bouillantes riches en oligo-éléments qui jaillissent du lit de la rivière Augronne guérissent, paraît-il, toutes sortes maladies et, qui plus est, a la réputation d’être un lieu plaisant et distrayant où se côtoient hommes et femmes, riches et pauvres.

Le 29 juillet, par un « temps beau et chaud », Abram se met donc en route pour Plombières, descendant le chemin escarpé qui mène du Valanvron au Doubs et à la Bourgogne. Le parcours lui est familier jusqu’à Maîche où il a souvent mené du bétail à la foire, acheté du vin, livré des pendules pour ses frères. Et comme il n’est pas recommandé de s’aventurer seul loin de chez soi, il est accompagné de ses amis J.J. Sandoz, Jean Frédéric du Bois et Daniel Brandt. Les voyageurs traversent la rivière, passent une première nuit à Montécheroux, un village du Doubs où dans quelques années les paysans-horlogers viendront s’approvisionner en pinces pour leurs ateliers. Le lendemain, ils sont en Haute-Saône. Ils traversent Chagey, évitant de justesse les échauffourées que provoquera, un mois plus tard, le 27 août 1740, la prise du temple protestant par les dragons de Louis XV. Ils passent par Etobon et couchent à Clairegoutte dans les Vosges saôniennes. Ils cheminent par Magny, saisis par l’intense activité de ses quatre moulins, de ses innombrables fabriques et de son puits de charbon ; et par Lure à l’histoire mouvementée. Les voilà à Quers, près de Luxeuil-les-Bains, leur dernière étape.

Le premier août, ils arrivent au sommet de l’une des deux montagnes qui surplombent Plombières et descendent à pied, zigzagant entre les sapins, jusqu’au fond de l’étroite vallée graniteuse d’où jaillissent les bienfaisantes sources d’eau chaude. Il fait très beau et ils respirent à fond l’air pur chargé de vapeurs vivifiantes. Au bas de la pente, au pied des rochers, ils découvrent Plombières. C’est un village de quelque huit cents habitants, pour la plupart paysans ou horlogers vivant dans des maisons carrées et grises, le long d’une seule grande rue aux bords marécageux. Tout au bout de la rue, à la sortie du village, se trouve la papeterie fondée au XVIe siècle par un certain François Parisot. Beaumarchais, qui en sera propriétaire de 1780 à 1783, y fera fabriquer le papier destiné à l’impression de l’œuvre complète de Voltaire (édition dite « de Kehl »), et Berlioz le papier à musique sur lequel il écrira son monumental opéra Les Troyens. On y fabriquera aussi le papier du journal « Le Moniteur », imprimé à Paris, organe officiel du gouvernement français. Un hôpital thermal est en construction, signe avant-coureur de l’essor que prendra Plombières quelques années plus tard, avec la restauration des bains et l’arrivée de riches curistes, des membres des familles régnantes d’Europe, d’écrivains, historiens, médecins, musiciens célèbres, de fins diplomates et de fringants militaires. La ville s’embellira alors de rues praticables et d’allées ombragées, et de splendides bâtiments décorés de balcons en fer forgé et de mascarons[3].

Mais on en n’est pas encore là et, pour l’heure, le souci d’Abram et de ses compa­gnons est de trouver à se loger chez l’un des nombreux habitants qui proposent gîte et couvert aux baigneurs. Ils parlementent avec plusieurs d’entre eux et font finalement « marché avec Monsieur L’alman pour le prix de 20 sols par jour sans le vin » (on ne buvait pas que de l’eau à Plombières !).

Dès le 2 août, la cure commence. Abram boit « 5 verres le matin d’eau chaude ». Le 3, il en boit 7 et attend le médecin toute la journée « pour luy parler le soir. Il s’appelle Mr Richard ». Celui-ci lui prescrit « médecine no 27.7 » et le saigne « au jarret du côté droit dans le bain ». Il prend aussi « du sel d’Angleterre avec de l’eau ». Jusqu’au 25 août, il boit 9 verres d’eau puis 11, 12, 16, 20…, battant de loin le score de Montaigne qui, venu pour soigner sa gravelle, se targuait d’en avoir bu jusqu’à 9. Mais c’était en 1580 !  Abram, lui, s’arrête à 25, avant de revenir à 20, 16, 12, 11, 8, 7, 5… Ses journées se ressemblent toutes : il prend son eau, se fait saigner, dîne à 11 heure, puis il va au bain et à l’étuve, tombant plusieurs fois « en défaillance et faiblesse ayant bien sué». Il passe l’après-midi avec J.J. Sandoz, « ne faisant rien d’autre que de nous promener jusqu’à la papeterie ». De retour chez leur logeur, Abram note tout dans son Journal, sans oublier le temps qu’il fait « à Plombières et non celuy qui s’est passé à Valanvron », précise-t-il. Or, voilà qu’à partir du 10 août, le temps devient « fâcheux » ; il pleut toute la journée, si bien qu’on ne peut plus lui donner la douche en plein air. Abram commence de s’ennuyer ; le Valanvron, sa famille et peut-être aussi le bon vin d’Auvernier lui manquent ! Il l’ignore, mais Voltaire qui avait séjourné une première fois à Plombières en juillet 1729 s’y était ennuyé avant lui, faisant dans une lettre à Bernard Pallu, intendant de Nevers, une description du lieu plutôt sinistre :

 

« Du fond de cet antre pierreux,

Entre deux montagnes cornues,

Sous un ciel noir et pluvieux,

Où les tonnerres orageux

Sont portés sur d’épaisses nues,

Près d’un bain chaud toujours crotté…

De ces lieux, où l’ennui foisonne,

J’ose encore écrire à Paris ».

 

Une description dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle contraste avec toutes les autres, ce qui ne nous étonne pas de Voltaire… Mais revenons à Abram ! Le 26 août, après avoir « beu encore 7 verres d’eau et aller à l’étuve pour la dernière fois », les voyageurs paient leur hôte « et tout ce qu’il faut boire avec le maître des bains » pour le remercier de ses bons services. Et le lendemain, ils quittent joyeusement Plombières et reprennent la route, s’arrêtant pour la nuit à Luxeuil-les-Bains, une ville où l’art de la dentelle et de la broderie commence de se développer. Le 27, ils couchent à Clairegoutte, au milieu des forêts, le 28 dans le comté de Montbéliard à Audincourt, et le 29 à Maîche. Le lendemain, ils repassent par La Ferrière près du pavillon des Gagnebin où de nombreux visiteurs et des savants venus de partout se pressent pour admirer les curiosités.

Enfin, on arrive « chez nous », note Abram avec un certain soulagement. Au début septembre, il écrit dans son Journal : « Jai gardé la maison tout le jour ayant un point au côté gauche qui me fait mal » et le 16 : « Je m’ait fait saigner par Mr Gagnebin… je suis quasy tombé en sincope ».

Après sa cure mémorable à Plombières-les-Bains, la vie ordinaire d’Abram Dcommun-dit-Tinnon a repris son cours au Valanvron.

[1] Les passages en italiques sont tirés du Journal d’Abram.

[2] Le cabinet de curiosités des Gagnebin, créé par Abraham, le fils ainé du chirurgien, naturaliste, botaniste, géologue, diffuseur de l’esprit et des sciences des Lumières dans les Montagnes, est à l’origine des musées de Neuchâtel.

[3] Sur l’histoire de Plombières, voir les deux fascicules de Nicole Nappée (historienne-guide-conférencière) : Il était une fois Plombières-les-Bains : son histoire au fil des siècles des Romains à nos jours. Chez l’auteure, 2017 ; et Il était une fois Plombières-les-Bains : de la police de Neptune aux plaisirs de Vénus. Epinal, Impr. Flash et Fricotel, 2019. 33 p. Voir aussi Florian Reiber : Etudes et observations sur Plombières-les-Bains ; scènes de la vie des eaux. 2e éd. Plombières, chez l’auteur, 1855. 114 p.