Bulletin 62 / Janvier 2021

Comment comprendre le salaire d'un instituteur ?

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par Yves-Alain Leuba

Pour faire suite à l’article de Fabienne Grandjean sur le village de Buttes, nous avons demandé à un numismate et généalogiste amateur quelques explications concernant les monnaies citées. Voici sa réponse.

Un peu d’histoire

La question de la valeur d’une monnaie à une époque donnée est très difficile à évaluer, parce que le prix des choses varie, et le rapport de valeur des biens entre eux n’est pas fixe non plus. Un cheval ou une chemise ne vaut pas invariablement « x » miches de pains.

Pour ce qui est des valeurs dont on trouve la trace écrite, comme dans le texte précédent, il faut toujours se demander si elles sont exprimées en monnaie de compte (dont on peut décrypter le système) ou par les pièces de monnaie elles-mêmes, que les gens nomment avec ce qu’ils voient dessus. Ainsi le Louis, le Napoléon ou le Carolus portent le nom du monarque qui y figure ; le Teston est désigné ainsi parce qu’on y voit une grosse tête (mais on ne sait plus exactement de qui) ; l’Ecu parce qu’il y a un écu, une armoirie, généralement les trois lys de France que tout le monde reconnaît ; le Florin parce qu’à l’origine c’est une fleur de lys, emblème de Florence ; le Kreuzer parce qu’’il y a une croix sur la pièce ; le Batz, parce qu’il y a un petit ours (du Haut-allemand Bätzli), en l’occurrence celui de Berne, principal émetteur de ces pièces ; etc.

Pour les systèmes de compte, il y a celui dérivant de la livre de Charlemagne, plus tard livre tournois. Une livre comporte 20 sous et chaque sous 12 deniers. Les rois de France frappent des pièces de tant de livres, et puis ils rappellent ces pièces (en moyenne tous les dix ans) et les refondent dans un alliage qui comportent moins d’or ou d’argent, mais avec le même cours forcé. Dans ce

système, un Louis neuf, c’est une pièce du roi de France, la dernière en date d’émission, de moindre aloi que la précédente, mais que les gens sont obligés d’utiliser sur le marché intérieur à la même valeur que la précédente (à l’étranger, bien évidemment, on applique le cours du poids de métal précieux effectif). A force de trafiquer les monnaies, on aboutit dans les régions proches de la France à parler de livres tournois (ou fortes) et de livres faibles, généralement dans un rapport de 1 contre 2,5.

Les territoires relevant du Saint Empire font leurs comptes en Gulden (Florins), basés aussi sur un poids d’or qui s’effrite, et en Thaler fixés sur l’argent (2 Thaler valent en principe 1 Gulden). Pour résumer le Thaler (soit environ 23 grammes d’argent, donc un peu plus gros que la pièce de 5 francs actuelle) se divise en 120 Kreuzer ; 4 Kreuzer valent 1 Batz ; il faut donc 30 Batz pour faire un Thaler.

Tout le XVIIIe siècle vit dans cette joyeuse anarchie, avec une profusion d’anciennes émissions de pièces qui ne sont jamais remises pour refrappe en Louis neuf (les gens ne sont pas fous et gardent leurs anciennes pièces de monnaie !) et dont on se sert aux marges de la France avec parfois une contremarque du cru (on trouve ainsi des écus de France avec un petit ours bernois en surimpression sur le nez de Louis XVI).

La Révolution française

La Révolution remet le système à zéro, du moins en théorie, avec la création du Franc qui pèse 5 grammes brut[1], dont 4,5 grammes d’argent fin. Le franc remplace la livre tournoi dans les comptes avec un cours forcé de 1 pour 1.

Le franc germinal (appelé aussi franc or) créé en 1803 par Napoléon Bonaparte, toujours avec 4,5 gr d’argent fin, va s’imposer. Mais Napoléon fixe de manière irréfutable par une loi la parité entre l’or et l’argent à 1 unité d’or pour 15,5 unité d’argent.    Ce qui permet de frapper les célèbres pièces d’or Napoléon de 20 francs, puis Louis d’or sous la Restauration, mais qui conservent la même valeur. Ce que la population appellera uniformément et familièrement le jaunet. La Belgique, la Suisse et le Royaume de Piémont-Sardaigne s’alignent sur le

système en produisant leurs propres pièces de 20 francs avec leurs effigies respectives (Helvetia et Vreneli chez nous). Il y aura bien sûr des demis à 10 francs, voire des doubles-Napoléon à 40 francs. L’équivalence monétaire sur le franc germinal perdure légalement jusqu’en 1911.

En 1848, après la Guerre du Sonderbund, la nouvelle constitution, qui fonde la Confédération  suisse, attribue au seul État fédéral la responsabilité de la frappe de la monnaie et impose le franc suisse. Les premières pièces sont frappées dès 1850 et remplacent toutes les différentes monnaies cantonales alors en circulation. Sa valeur initiale est à parité avec le franc germinal. L’ordonnance du 16 janvier 1852 précise que les pièces françaises, italiennes et belges sont équivalentes aux pièces suisses.

Pour leur monnaie divisionnaire, certains cantons vont réutiliser le nom de batz pour une pièce de 10 centimes de franc germinal. Mais les usages ont la vie dure. Ainsi chez nous parlait-on encore jusqu’à peu de pièces de quatre, dix ou cent sous pour dire 20 ct, 50 ct et 5 francs, en se basant (sans le savoir !) sur la livre (1/20 de livre = 1 sou, donc cinq centimes).

[1]Notre pièce de 1 CHF a pesé 5 g jusqu’en 1967, mais depuis, elle est en cupro-nickel, plus léger (4,40 g).

Le salaire de l’instituteur

Donc au XIXe siècle, un Louis d’or, un Napoléon ou un Vreneli, c’est 20 francs, et 6 batz font soixante centimes. A noter qu’aujourd’hui, la valeur d’une pièce de 20 francs-or, qui s’indexe sur le prix du métal jaune, c’est un peu plus de CHF 300.-. Mais ce serait faux de dire que le salaire annuel de 30 louis pour un instituteur avait le pouvoir d’achat de CHF 9000.- de nos francs actuels, parce que la vie de ce temps se monétarise totalement autrement : il n’y a pas d’impôt direct, pas de cotisations d’assurance maladie et la part de l’alimentation dans le budget privé est beaucoup plus élevée que nos 12 % actuels. Bref c’est très difficilement comparable.

La disparité entre le salaire de l’instituteur et celui de l’institutrice nous plonge aussi dans un autre monde, celui où on rémunère les gens en fonction de leur statut social et éventuellement des personnes à leur charge. Ainsi le salaire d’un enfant était environ le quart de celui d’un homme, mais il devait rarement y avoir des enfants instituteurs, encore que… Je conserve toujours le brevet de capacité du second degré délivré à une arrière-arrière-grand-mère Caroline Wyler[1] pour l’exercice de l’enseignement public dans le canton de Neuchâtel. Le brevet est daté de 1860 et Caroline n’a pas encore 17 ans. Elle exercera à la Côte-aux-Fées. On l’y retrouve sur une vieille photographie au milieu d’une floppée de gamins de tous âges. Elle élèvera ensuite sa famille et quand son mari décédera alors que leurs deux derniers enfants sont encore mineurs, ils seront mis légalement sous la tutelle de leur grand frère, qui bien que majeur, ne devait pas être beaucoup plus vieux qu’eux. Et ceci par-dessus la tête de la maman qui faisait pourtant vivre la maisonnée.

[1]Caroline Wyler descend à la fois par sa mère et par sa grand-mère paternelle des STUCKI du Mitteland dont il est question dans le Bulletin 61. Les premiers sont des STUCKI de Münsingen, avec un passage par Morat, les seconds de Grosshöchstetten-Oberhüningen, issus du Statthalter und Chorrichter Michael STUCKI (1674-1749).