Bulletin 35 / Septembre 2008

Qui sont les sorciers et sorcières neuchâtelois

Causerie donnée par Jean-Daniel Morerod le vendredi 25 avril 2008 à 19 h 30 au Café de l'Union à Fontainemelon

23 membres étaient présents et 4 s’étaient excusés.

Anne-Lise Fischer, présidente, ouvre la séance en saluant l’assemblée et présente l’orateur de ce soir, M. Morerod, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Neuchâtel, qui a accepté de venir nous parler des sorcières…

On parlera ici de la sorcellerie criminalisée, celle qui conduit au bûcher des personnes après qu’elles aient avoué avoir pactisé avec le diable.

Il y a eu dans le canton deux grandes vagues de procès en sorcellerie. S’il n’est pas très difficile de trouver une sorcière dans notre arbre généalogique, nous les trouverons plus facilement dans la seconde vague, plus proche de nous et mieux documentée.

De la première vague, qui s’étend de 1430 à 1490, il nous reste une dizaine de procédures (et une quarantaine de noms d’accusés), assez difficile à lire toutefois pour qui n’a pas de bonnes connaissances en paléographie !

Pour la deuxième par contre, qui s’étend de 1560 à 1660 environ, nous avons des centaines et des centaines de procédures dont l’écriture est beaucoup plus proche de la nôtre. Dans une étude publiée en anglais en 1976, le chercheur américain E. William Monter dresse une liste des 330 sorcières du canton de Neuchâtel [1]. On peut presque dire que tout neuchâtelois a une sorcière dans son arbre généalogique ! En effet, c’est un nombre effarant d’habitants de la Principauté qui ont été détruits ou atteints par cette vague de procès. N’importe qui, surtout à la campagne, était menacé. Les comptes-rendus de ces procès précisent l’âge, le domicile, l’état civil des accusés et donnent de nombreux détails qui peuvent intéresser le généalogiste. Le type de sources à consulter est aussi plus
vaste et avec un peu de patience, on pourra retrouver l’histoire de leurs descendants.

Les deux vagues sont séparées par un temps mort, un répit où il ne se passe rien, au moment où l’Europe cherche son identité confessionnelle. La première vague est conduite par l’Inquisition, qui mène un combat contre « l’hérésie », sorte d’armée secrète du diable.  L’inquisiteur est en quelque sorte un « technicien » de la lutte contre l’hérésie. L’Inquisition mène son procès comme elle veut et il n’y a aucun appel possible. Cependant sa faiblesse vient du fait que cette justice est itinérante et que le personnel est peu nombreux. Il s’agit souvent d’un dominicain, seul ou parfois accompagné d’une ou deux personnes, arrivant de Lausanne, le siège de l’évêché.

Lors de la deuxième vague, les procès sont menés par la juridiction locale, bien organisée et bien structurée, ce qui sera sa force et fera son « efficacité ». La juridiction banale permet le recours, exercé par le gouverneur, mais il n’y a jamais de grâce. On n’a aucun cas de condamnée qui n’ait pas été exécutée. Parfois la peine est atténuée (par exemple, la sorcière sera d’abord étranglée puis brûlée). 

Cette chasse au sorcière s’appuie sur une réflexion – qu’on retrouve dans toute l’Europe – sur la sorcellerie ou la magie qui permet de faire telle ou telle chose.

Les procès se ressemblent tous. On fait avouer les mêmes choses, dans les mêmes termes, à tous les accusés, qu’on n’hésite pas à torturer jusqu’à ce qu’ils avouent ce qu’on leur demande et qu’ils « récitent » ce qu’ils ont vu ou fait : « Un jour, j’étais triste, inquiet, seul… le diable m’est apparu et m’a séduit… je lui ai fait allégeance… il m’a donné le moyen (balai, cheval noir…) de participer à un rassemblement secret (secte, sabbat…)… il y avait là nombre de gens que je connaissais… on y mangeait de drôles de viandes… on y faisait l’amour à l’envers comme les animaux… et à la fin j’ai reçu les moyens de faire des choses extraordinaires comme rendre malade les animaux… »

Ces aveux stéréotypés ne nous apprennent absolument rien sur la vie de la sorcière avant l’accusation. Qui choisissait-on pour lui coller un procès en sorcellerie ? Y avait-il dénonciation ? Faut-il parler de boucs émissaires ? Ces condamnations permettaient-elles d’expliquer une vague de malheur dans un quartier ? Les comptes rendus des procès sont muets en la matière et jusqu’ici les historiens se sont usés les griffes sur le pourquoi de ces procès du 17e siècle.

On ne sait pas non plus comment la communauté villageoise vivait le fait de voir mourir sur le bûcher une voisine qu’ils connaissaient depuis toujours.

Il y a toutefois une spécificité neuchâteloise précieuse qui permet aux historiens de mieux comprendre comment les choses se passaient.

Normalement, l’Inquisition n’a conservé dans ses archives que les procès « réussis », c’est-à-dire ceux où l’accusée a « avoué ». Si celle-ci résistait et refusait de « réciter » ce qu’on attendait d’elle, l’inquisiteur déchirait le procès verbal de la procédure qui n’avait pas abouti. 

Or, à Neuchâtel, tout a été conservé, y compris les procédures qui ont tourné court. Et tout a été traduit en français pour le Comte de Neuchâtel, y compris les dénonciations. C’est une chose unique dans toute l’Europe.

En travaillant sur ces documents, on voit le travail réel de l’inquisiteur, qui va désigner les accusés et les faire passer de leur vision des choses à sa propre vision stéréotypée. On peut dire qu’il va « reformater » ce qui lui paraît avoir un caractère « magique » à travers la moulinette de sa propre conception jusqu’à faire réciter à l’accusée la « ritournelle » toujours la même. Ces clichés (balai, sabbat, secte…) sont nés dans la tête des inquisiteurs à partir de leur culture (vieilles croyances) et de vieux débats théologiques.

Reste la question de savoir pourquoi ce sont presque toujours des sorcières (dans 9 cas sur 10). Au début, on s’attaque à des hommes importants, ce sont plutôt des affaires politiques. Plus tard, au 16e siècle, les livres sur les sorcières vont véhiculer des fantasmes liés à la peur de la femme et c’est à partir d’un certain antiféminisme qu’on va surtout s’attaquer aux femmes.

En conclusion, un certain nombre de mystères demeurent encore pour les historiens.

L’interruption des procès au moment des luttes confessionnelles et le répit entre les deux vagues de procès en est un, tout comme le fait que la chasse aux sorcières, qui a eu lieu dans toute l’Europe, s’est faite aussi bien en terres catholiques qu’en terre protestantes.

Mais la plus grande énigme, c’est celle de la fin de cette chasse aux sorcières, qui s’arrête net, presque d’un jour à l’autre ! On brûle des sorcières en masse, et puis brusquement, plus rien ! On passe d’une solide répression à un arrêt brusque, et on ne trouve aucune trace dans les manuels du Conseil d’Etat des raisons de cet arrêt ni de décisions prises à ce sujet.

La dernière sorcière à monter sur le bûcher à Neuchâtel sera Marie Junet [2], qui est brûlée en mai 1667.

Françoise Favre-Martel, secrétaire

Notes

  1. Witchcraft in France and Switzerland, The Borderlands during the Reformation, Ithaca, Cornell University Press, 1976, 232 pages. 
  2. Une de ses descendantes a écrit son histoire : L’ombre de Valangin, le destin de Marie Junet, Claire-Lise Junet, Editions Cabédita