Bulletin 10 / Février 1998

Des Républicains chez les Borel - Partie 2

Des Républicains chez les Borel, deuxième partie : La femme et les enfants de Jaques Henri Borel

Conférence de Madame Monique Béguin née Borel

Décrivons tout d’abord les sources qui furent utilisées pour cette conférence. En 1994, paraissaient deux biographies concernant le roi Louis Philippe. La première (André Castelot, Louis-Philippe, le méconnu, Paris 1994) ne parle pas de l’attentat perpétré contre celui-ci en 1840. L’autre (Guy Antonetti, Louis Philippe, Paris 1994), somme très détaillée de plus de 1000 pages, cite à plusieurs reprises le nom de l’initiateur de cette tentative, DARMES, mais ne dit rien du rôle de ses comparses. Cet auteur, contacté par notre conférencière, lui indiqua que de nombreuses pièces concernant Charles Aimé BOREL, impliqué dans cet attentat, se trouvaient aux Archives nationales, dans la série des archives de la Chambre des Pairs (sous les cotes CC 772/1, CC 773/3, CC 780/4). Elle se décida à faire le voyage à Paris. En octobre 1996, elle alla avec Monsieur Pierre-Arnold BOREL à la pêche aux documents, pêche qui se révéla vite miraculeuse (enfin presque), car on y découvrit, à côté de pièces de procédure, un ensemble de 20 lettres écrites par divers membres de la famille BOREL. Elles avaient été saisies lors d’une perquisition effectuée en novembre 1840 au domicile de Charles BOREL, frère de l’accusé. Elles concernent la période allant de 1824 à 1840.

Des faits historiques y sont décrits, par exemple les événements de 1831. Le 24 octobre 1831, Horace narre la descente des insurgés sur Neuchâtel dans la nuit du 12 au 13 septembre 1831, leur entrée au château après pourparlers avec POURTALES et cela sans un seul coup de feu. Horace dit qu’ils étaient 250 à 260 en arrivant à Neuchâtel et pour finir 2361 !

Quelques temps plus tard, la situation est moins euphorisante. Le 5 février 1832, Sophie écrit qu’elle et sa mère sont seules à la maison. Ses quatre frères sont exilés: Aimé à Besançon, Horace à Pontarlier, Virgile et Auguste dans le canton de Vaud. La plupart des hommes de la commune sont hors du canton, il n’en reste qu’une dizaine à Couvet. Sophie se plaint qu’elle et la population ont été traitées comme des Turcs et non comme des Chrétiens; en outre, le courrier de sa mère est ouvert.

Dans une lettre du 1 mars 1832, Horace raconte l’arrestation de Frédéric ROESSINGER, un des chefs républicains. Il a été arrêté à 9 heures du soir et conduit du côté de Berlin. Il ne portait ni pantalon, ni habit, ni même, à ce qu’on dit, de souliers, seulement des bas et une robe de chambre. Condamné à mort, sa peine a été commuée en détention à perpétuité. Le village de Couvet a été criblé de balles. Les Prussiens ont dénombré 68 morts dans leurs rangs, dont un certain CUSEROPH, aide de camp de DE PFUEL, venu de Prusse. Par contre, pas une seule victime dans le camp opposé. Horace se plaint de la barbarie des Prussiens et traite son oncle Alexandre et ses cousins (de tendance royaliste) de cochons qui font la chasse aux fuyards libéraux.

Mais ces lettres nous permettent surtout de nous immiscer dans la famille BOREL et de décrire de façon très circonstanciée chacun de ses membres. Lors de notre précédente conférence, nous vous avions parlé de Jaques Henri BOREL, mort jeune à l’âge de 43 ans. Il laisse une veuve, Nanette née YERSIN (1781-1845) et 6 enfants; Charles Frédrich (né en 1804), Alexandre Virgile (1806-1874), Auguste Frédrich (né en 1808), Frédrich Horace (1810-1881), Charles Aimé (1812-1867) et Louise Sophie Clémentine (née en 1815). Nous allons ci-dessous décrire successivement chacun de ces personnages.

Nanette travaille en journée deux ans après le décès de son mari. Malgré cela, sa situation pécuniaire est précaire. Elle est sans cesse à court d’argent. Elle emprunte, elle demande des secours à ses enfants. Heureusement, Virgile, une fois adulte, l’aide financièrement, payant régulièrement son loyer. Dans une de ses lettres, elle parle du décès d’un certain MONTANDON, dont elle dit : « Voilà un aristocrate de moins ». Nanette est donc aussi républicaine que ses fils. Elle mourra à Couvet le 22 juillet 1845.

L’aîné de ses enfants, Charles Frédrich, appelé Charles, né le 15 décembre 1804, a appris le métier de forgeron. En 1824, il s’expatrie en France, il travaille d’abord comme ouvrier-forgeron à Nancy, chez M. PIGNOLET. Depuis 1828, il vit à Paris, d’abord à la rue Vieille du Temple no 97, puis rue de Nancy à la Petite Villette, en 1832 rue d’Orléans-Saint-Marcel n° 25. Enfin, en 1835, il s’établit comme marchand de vin, traiteur et logeur rue de la Goutte d’Or n° 37, commune de La Chapelle-Saint-Denis. Sa femme, ou plutôt sa compagne, se nomme Claire PASSOT, Elle est née en 1805, connaît Charles depuis 1830 et a une fille appelée Anastasie Marie BERTRAND, née d’une autre liaison en 1823. C’est plutôt elle qui s’occupe du commerce, alors que Charles continue à travailler comme forgeron.

Après l’attentat perpétré par DARMES, en conséquence des soupçons qui pèsent sur son frère Charles Aimé, des perquisitions ont été faites à son domicile. Une première le 26 novembre 1840 permet la saisie de 26 pièces actuellement aux Archives nationales à Paris. Une autre fouille, le 19 janvier 1841, se solde par la découverte de deux pistolets trouvés sous le lit et appartenant à Charles Aimé. Charles, sa compagne et sa belle-fille sont appelés à comparaître devant la Cour des Pairs, à plusieurs reprises. Ils sont mis en présence de DARMES qu’ils reconnaissent comme un homme qui est venu se désaltérer chez eux.

En novembre 1840, Charles se plaint de toutes les tracasseries qu’il doit subir. Ses logeurs sont partis dès la première perquisition. Ses comparutions à la Cour des Pairs lui font perdre et son temps et son argent. Nous ne connaissons pas la destinée ultérieure de ce personnage.

Alexandre Virgile, dit Virgile, est né le 11 novembre 1806 et a été baptisé à Môtiers; il épouse le 26 juin 1838 Henriette Thorens, de Concise. En septembre 1824, il apprend le métier de mécanicien. Il envisage de s’établir à son compte après avoir travaillé deux ou trois ans. Il pense en effet reprendre l’atelier de son maître qui se fait vieux. Sa situation financière et celle de sa mère semblent être alors très précaires. Huit ans plus tard, en 1836, changement complet Virgile a beaucoup d’ouvrage, son atelier compte sept ou huit ouvriers. Il cherche à vendre des outils à Paris par l’intermédiaire de ses frères. En août 1839, il a inventé une fraise destinée à arrondir les dentures des roues d’horlogerie. En une minute, il peut traiter une roue de façon tout à fait satisfaisante. Il aimerait passer à Versailles, mais ce projet n’aura pas de suite et il se contente d’envoyer régulièrement outils et montres dans la capitale française. Virgile meurt à Saint-Aubin le 29 mai 1874. C’est le père du fondateur de la fabrique de câbles de Cortaillod et l’ancêtre de notre conférencière (cf. notre bulletin, n° 4-5, décembre 1996, p. 67-76). Madame Béguin a déjà relaté sa vie dans : Pierre-Arnold Borel, Jacqueline Borel, Les descendants de Valcherius Borel, 700 ans d’histoire d’une famille de Couvet, bourgeoise de Neuchâtel, 1291-1991, chez l’auteur, tome IV, p. 50-51).

Auguste Frédrich, dit Auguste, naît le 5 septembre 1808 et apprend le métier de faiseur d’outils. C’est le vilain petit canard de la famille. D’après la correspondance de ses frères et soeur, il ne cause que des chagrins à ses proches : « II se conduit toujours plus mal; il ne peut pas avoir un sol dans sa poche et mange tout; il n’a pas un fil d’habits qui lui appartienne; et encore il nous insulte à l’ordinaire. Il ne cherche pas à travailler; au contraire, pendant qu’il peut manger ici, il est content ».

En 1831, il est emprisonné durant cinq à six semaines à la prison de Neuchâtel, car, étant ivre, il a tenu des propos insultants à rencontre du Roi. Il est relâché, mais subit une mesure de bannissement. Il s’expatrie dans le canton de Vaud. Le 14 février 1832, il est décrété de prise de corps par le Conseil d’Etat : « le nommé Auguste BOREL a participé à l’exécution du complot qui a éclaté en décembre dernier. … En particulier, il a été vu à Plancemont le 17 décembre, prenant part aux fouilles qui s’y faisaient, mêlant à cela des propos menaçants et s’introduisant dans une maison le sabre nud à la main. Et… le 18 décembre, il a été vu à Couvet dans les rangs des insurgés et au nombre de ceux qui se sont emparés des fusils du 4e Département militaire ». En 1833, il est à Naples, sa famille l’apprend par une tierce personne. Horace écrit que lors de son départ, il lui a pris sa bourse et deux montres. Dès 1838, on le retrouve à Paris où il a rejoint ses deux frères, Charles et Charles Aimé.

Frédrich Horace dit Frédéric ou Fritz Horace, est né le 28 juillet 1810. Il est mécanicien et faiseur d’outils. Le 8 janvier 1831, il obtient un passeport pour se rendre à Rome. Il n’y restera pas longtemps, car il participe aux événements de 1831, huit mois plus tard. A la suite de ces faits, il doit s’expatrier à Pontarlier. Il revient assez vite au Vallon et travaille avec Virgile. Mais, en 1833, cette collaboration cesse. Horace ne semble pas avoir de bonnes fréquentations et a même un enfant illégitime. En 1835, il a beaucoup de travail, il emploie trois ouvriers qu’il loge. Au début de l’année 1836, à la suite de la découverte d’un faux en écriture, il se sauve sans doute en Italie, abandonnant sa première femme enceinte et son fils, mais, dès octobre 1836, il est de retour au pays. Après son deuxième mariage, il s’établit aux Seignes-des-Gras au Val de Morteau. En 1872, on le voit à Prêles BE, puis il passe à Chevroux VD où il meurt le 16 décembre 1881. Dans la seconde moitié de sa vie, sa principale occupation semble avoir été la vente de boîtes à musique, dont certaines jouent des airs républicains.

Horace a eu une vie sentimentale assez chargée: le 22 avril 1834, il épouse Rosé Sophie BOREL, qui mourra le 25 décembre 1841. De cette première union, naissent deux fils : François Albert (né le 4 février 1835) et James Henri (né le 4 février 1836). Veuf, Horace se remarie le 21 août 1844 aux Gras avec Sophie Eléonore BARON, fileuse au Grand Mont des Gras, âgée de 33 ans. Bien que majeur civilement (il a 34 ans), Horace reçoit le consentement de sa mère à ses épousailles. Un fils est né avant leur mariage, Léon (né le 1er juillet 1844). Ce dernier, tourneur sur métaux, se mariera aux Gras le 10 janvier 1872 avec Louise Sylvie (Sophie) MAILLE, tailleuse. Ils auront trois filles : Sophie Marie, Maria Alice et Emma Herminie (morte en bas âge). Sophie Eléonore, épouse d’Horace, décède en 1846. Aussi, Horace peut convoler en troisièmes noces le 8 novembre 1849 avec Rosé Henriette PERRUDET, fille de Pierre Frédéric.

Après Horace, naît Charles Aimé. Nous allons évoquer par la suite sa vie aventureuse, mais nous allons d’abord parler de la benjamine, Louise Sophie Clémentine, dite Sophie (née le 28 avril 1815). Elle apprend le métier de tailleuse, mais manque chroniquement de travail. Elle partirait volontiers comme institutrice; cependant, elle ne se sent pas assez instruite. Pourtant, en 1840, elle demande un passeport pour aller enseigner le français en Autriche où l’on perd sa trace.

Revenons à Charles Aimé; il est né le 14 décembre 1812 et a été baptisé en l’église de Môtiers. En 1829, il apprend le métier de taillandier. Il se mêle aux événements de 1831 et doit se réfugier à l’étranger. Revenu au Val-de-Travers, il se signale dans la nuit du 12 au 13 décembre 1831 pour avoir « assailli la maison d’Auguste BOREL, terrinier, à Couvet et … enfoncé les fenêtres ». Décrété de prise de corps, il est introuvable, car il s’est empressé de quitter le pays. Voici son signalement : 19 ans, taille de 5 pieds 3 pouces, cheveux châtains, front ordinaire, sourcils châtains, yeux roux, nez long, bouche moyenne, menton rond, visage ovale, teint basané. Un document de 1833 (AENeuchâtel, Série Événements 1831-1848, dossier 11/XII) nous apprend qu’il habite maintenant à Lunel dans le Languedoc où quelqu’un de sa famille a un établissement. Toutes nos recherches ne nous ont pas permis de confirmer ce fait. D’après les dires de Charles Aimé, en prenant la fuite, il se réfugie d’abord à Besançon où l’ouvrage fait défaut, puis dans le canton de Vaud. En 1833, il séjourne aux Gras. Enfin, en 1834, il s’installe à Paris, rue Rochechouart n° 47, puis chez son frère Charles, à La Chapelle.

Il se marie civilement le 22 décembre 1838 à Paris avec Anne Séraphine JUIN, fille de Louis Claude, née le 31 janvier 1818, tailleuse d’habit. Leur union est bénie dans l’église de l’Oratoire. Ils vont habiter rue Neuve Coquenard, impasse de l’Ecole n° 5. En se mariant, il contracte des dettes assez lourdes pour acquérir son mobilier. Chaque mois il doit rembourser 50 francs et il lui reste peu de chose pour vivre. Par sa femme, nous savons qu’il a un caractère froid et réservé. D’autres disent qu’il parle peu, qu’il est d’un naturel doux et tranquille. Au début de 1840, une fille dont le prénom est inconnu naît dans son foyer.

A cette époque, il travaille 12 heures par jour chez Madame COLLIER, fabricante de machines. Il gagne 2.50 francs par jour. Le 2 septembre 1840, des « coalitions », des grèves secouent le monde ouvrier. Ce jour-là, Charles Aimé ne travaille que de 6 à 8 heures du matin, puis se rend à ces rassemblements avec les ouvriers mécaniciens. Au cours de cette manifestation, il monte sur un tonneau et harangue la foule, dans un sens modéré, prétendra-t-il par la suite. Le lendemain, il suit les ouvriers qui sèment le trouble devant les ateliers PIHET, envahissent l’usine et débauchent les ouvriers. Un sergent de Ville, grièvement atteint, décédera quelques jours plus tard.

Prenant peur, Charles Aimé modifie son allure. II paraît se cacher, délaisse son emploi, se rend chez son frère Charles à La Chapelle, où il reste huit jours. Puis il quitte Paris. Le 10 septembre, sous le nom de TESSIER, ouvrier charron, il arrive à Ham. Grâce à l’une de ses connaissances, Louis Auguste François RACARIE, mécanicien, il est embauché par le sieur BERNARD. Mais la ville de Ham regorge de forces de police, ce qui n’est pas pour rassurer Charles Aimé.

Quelle est la cause de ce déploiement ? A ce propos, il faut rappeler brièvement un fait historique qui s’est déroulé en France à cette époque : en mai 1840, l’annonce du retour des cendres de Napoléon provoque une vague d’enthousiasme napoléonien, ce qui décide le prince Louis Napoléon, neveu de l’Empereur, d’essayer de rallier à sa cause le 42e régiment de ligne à Boulogne. Le 6 août 1840, la tentative échoue lamentablement et le prince est incarcéré au fort de Ham.

Les forces de police sont donc là pour garder ce BONAPARTE, mais Charles Aimé préfère s’éloigner. Accompagné de RACARIE, il quitte la ville à pied et va chercher de l’embauche à Péronne, à Bapaume, à Arras, à Douai, à Saint-Omer, à Ecueil et à Boulogne-sur-Mer (le 3 octobre). Leurs espérances sont partout déçues, car soit le travail manque, soit il est trop mal payé.

A Boulogne, Charles Aimé propose une solution: il aimerait rejoindre Le Havre par mer. Il y a des connaissances et espère bien trouver un emploi. Mais, ce projet ne se réalise pas. A court d’argent après dix jours, Charles Aimé et RACARIE se décident à rentrer à Paris à pied. Le 15 octobre 1840, cette date est très importante, ils atteignent Beauvais en fin de journée. A 21 heures, ils prennent place dans la diligence qui descend à Paris. RACARIE s’est fait inscrire sous son nom, Charles Aimé sous celui de TESSIER. Tous deux arrivent à Paris vers 6 heures du matin, le 16 octobre. Là, ils se séparent.

Charles Aimé se rend en premier lieu chez son frère Charles qui lui apprend qu’un attentat contre Louis-Philippe a été commis la veille. Rappelons que ce Roi a été victime durant son règne de sept tentatives d’assassinat à l’arme à feu, la première en 1832, la dernière en 1846. Le 15 octobre 1840, vers 6 heures du soir, accompagné de la Reine et de S.A.R. Madame Adélaïde, il quitte le palais des Tuileries pour se rendre à Saint-Cloud. Les voitures arrivant à l’angle du jardin, une forte explosion retentit. Un homme vient de tirer en direction du monarque. Son arme trop chargée (5 balles et huit chevrotines) éclate entre ses mains. Blessé, dans un état d’exaltation extrême, il ne s’enfuit pas et est tout de suite arrêté. Il s’agit d’Ennemond Marius DARMES, âgé de 43 ans, un Marseillais demeurant à Paris, rue Paradis Poissonnière n° 41. On trouve sur lui deux pistolets chargés, un poignard, trois clés, 3.70 francs, 3 liards, une brochure intitulée Histoire de la conspiration du général MALLET par DOURILLE et un texte écrit à la main : Qualité de l’homme vraiment moral dont nous reparlerons par la suite.

La justice doit désormais savoir si DARMES a agi seul ou a eu des complices. Il appartient à une société secrète, la Société des communistes ou travailleurs égalitaires, qui organise les travailleurs en « métiers » composé de 7 membres, dont le chef s’appelle « ouvrier ». Quatre métiers composent une « fabrique », quatre fabriques une « division ». La direction suprême appartient à un comité supérieur inconnu des sectionnaires.

Bien que DARMES soutienne avoir agi seul, d’autres membres de cette société sont arrêtés. A part un, ce sont tous des mécaniciens. Au cours de leurs interrogatoires, on leur demande entre autres s’ils connaissent Charles Aimé. Après quelques dénégations, certains reconnaissent le connaître comme un bon ouvrier. Six seront relâchés; deux, jugés le 29 mai 1841, seront déchargés de toute accusation. Seul, DARMES sera condamné à mort et exécuté le 31 mai 1841.

Après une visite auprès de sa femme, Charles Aimé s’est réfugié chez son frère. Il ne sort plus, il passe son temps à lire et évite d’être vu. Craignant d’être poursuivi, il préfère s’éloigner de Paris le 22 ou le 23 octobre. Mais, il ne peut revenir sans autre au pays. Arrivé à Pontarlier, il entreprend les démarches nécessaires pour clarifier sa situation. Il envoie une requête au Conseil d’Etat, dans laquelle il invoque à sa décharge ses huit ans d’exil, le repentir qu’il éprouve et promet de ne plus donner un sujet de plainte. Le 2 décembre 1840, le gouvernement neuchâtelois le libère du décret de prise de corps, à condition qu’il prête en ouverte Justice du Val-de-Travers un nouveau serment au Roi et à l’Etat. Il est convié à se présenter à Môtiers le 17 décembre suivant.

Mais, le 15 décembre, soit deux jours avant cette prestation de serment, l’ambassadeur de France, le comte MORTIER, demande au Conseil d’Etat son extradition, car dès le 27 novembre, un mandat d’arrêt a été lancé contre lui, prévenu de complicité dans l’attentat commis par DARMES. Bien que le traité entre la France et la Suisse ne prévoit pas l’extradition pour un cas pareil, le gouvernement neuchâtelois n’hésite pas et donne son aval à cette sentence.

Sans méfiance, Charles Aimé se présente le 17 à l’audience de la Cour de justice de Môtiers. Il est immédiatement arrêté et incarcéré à Neuchâtel. Le 20 décembre 1840, à minuit, accompagné de deux gendarmes, il est placé dans la malle-poste de Pontarlier où il est remis aux autorités françaises. Deux heures après, il repart pour Besançon. La plus grande partie du voyage, Charles Aimé est rêveur ou assoupi. Par moments, il parle de mécanique.

Après quatre jours passés dans les geôles bisontines, il reprend la route en direction de Paris où il sera incarcéré à la Conciergerie.

Après avoir livré discrètement et rapidement Charles Aimé à la France, le Conseil d’Etat considère que l’incident est clos. En réalité, l’affaire ne fait que commencer. Cette arrestation est illégale à plus d’un titre: tout Neuchâtelois jouit de certains privilèges. Ainsi, dans un délai de 3 jours, toute incarcération doit être soumise à l’appréciation d’une cour de justice, en l’occurrence les Quatre Ministraux. En outre, les bourgeois de Neuchâtel (comme tous les BOREL, Charles Aimé fait partie de cette corporation) doivent être jugés par leur propre cour de justice, soit par le Conseil Etroit dit aussi Conseil des Vingt-Quatre. Charles Aimé n’a bénéficié d’aucune de ces prérogatives. Aussi, les autorités de la Ville de Neuchâtel protestent énergiquement. Pour eux, il ne s’agit pas de défendre un individu dont ils ne soutiennent ni l’action ni les opinions politiques, mais de rétablir leurs droits. L’affaire va durer. Une ordonnance signée à Elbing le 12 juin 1845 et enregistrée par le Conseil d’Etat le 7 juillet mettra fin à quatre ans de conflit et fixera définitivement les conditions d’extradition.

Mais revenons à Charles Aimé. Il croupit dans les cachots de la Conciergerie et ne reçoit qu’un mauvais repas par jour. Du 26 décembre 1840 au 20 février 1841, il va subir neuf interrogatoires. Que lui reproche-t-on ? Tout d’abord, on s’interroge sur ses liens avec DARMES, sur son appartenance à la Société des communistes, enfin sur la fabrication de poudre fulminante. Quant à sa participation au meurtre du sergent de Ville lors des grèves de septembre 1840, deux témoins atténuent fortement les préventions qui pesaient contre lui.

Après trois interrogatoires au cours desquels il nie l’évidence, il fait des aveux lors du quatrième le 13 janvier 1841. Il dit connaître DARMES depuis longtemps. C’est lui qui a remis à l’exalté le règlement de la Société des communistes, ainsi que le texte Qualité de l’homme vraiment moral. II a recopié lui-même ce texte (une analyse graphologique confirmera ce fait). Il le tient d’un certain Antoine Victor PERIES dit Champagne, un communiste qui l’a composé. Il affirme n’avoir eu aucune connaissance des projets de DARMES et n’avoir pas tenu les paroles qu’on lui prête, c’est-à-dire : « Si DARMES m’avait cru, sa carabine n’aurait pas crevé, parce qu’il ne l’aurait pas chargée autant ».

La Cour des Pairs vérifie la véracité des dires de Charles Aimé à propos de son voyage avec RACARIE. A mi-décembre déjà, un rapport du Tribunal de la ville de Beauvais le disculpe. Il a effectivement quitté cette cité le jour de l’attentat, en prenant la diligence pour Paris à 21 heures.

En continuant d’interroger Charles Aimé, la Cour des Pairs espère obtenir plus de renseignements sur cette Société des communistes. L’accusé reconnaît en avoir fait partie depuis 1840. Il y est entré uniquement par curiosité, n’a prêté aucun serment. S’il est chef de fabrique, c’est qu’on espérait qu’il fasse des recrues dans son quartier. Il n’a participé qu’à une seule réunion qui, selon ses dires, était plutôt une cohue qu’une assemblée politique. Par la suite, il donnera des renseignements sur les appartenances communistes de DARMES, le nom de divers sociétaires, leurs grades. Il connaît certains dépôts d’armes. Il révèle l’existence d’une autre société, dite des Réformistes, bien capable selon lui de fomenter des troubles. Confronté aux individus dont il a donné les noms, il les reconnaît.

Quant à la poudre fulminante, il en connaît le processus de formation. Elle ne fait aucun bruit, mais n’a qu’une faible puissance. On la sert pour la chasse au faisan. Charles Aimé en a fabriqué et l’a essayée chez des amis dont faisait partie ledit PERIES dit Champagne.

Malgré la faiblesse des charges qui pèsent sur lui, Charles Aimé reste en prison jusqu’au début du procès de DARMES, qui se déroulera du 10 au 29 mai. La situation de sa femme, Séraphine, est plus que précaire. En s’enfuyant, Charles Aimé ne lui a laissé que de faibles biens. En plus, il a financé sa fuite par la vente de deux matelas et a dû laisser en gage une commode et deux tables, en garantie de loyers non payés. Le 19 février 1841, elle adresse une demande de secours auprès des membres de la Bourgeoisie de Neuchâtel. Une enquête est alors menée. Martin PASCHOUD, pasteur de l’Eglise protestante de Paris, écrit le 8 mars au banneret MEURON: « la femme et son enfant, âgé de 15 à 18 mois, se trouvent en effet sans aucune ressource; j’ai eu l’occasion de m’occuper de toute la famille avec sollicitude … BOREL est innocent et sera reconnu tel … C’est un homme renouvelé et qui bénit Dieu sincèrement de l’avoir fait passer par le malheur pour le conduire à la repentance et à la sagesse ».

Le 10 mai 1841, lors d’une séance secrète, la Cour des Pairs déclare qu’il n’y a pas de charges suffisantes contre lui. Le jour suivant, elle ordonne sa remise en liberté. Début juin, Charles Aimé revient à Couvet avec sa femme et sa fille. Sitôt de retour, il a le tort de ne pas se tenir tranquille. Dans une lettre, il demande au Conseil d’Etat réparation des préjudices subis. Il mentionne l’altération de sa santé, sa ruine matérielle, les rigueurs qui ont accompagné son arrestation. L’inspecteur des prisons, M. DE MONTMOLLIN, réfute les faits allégués. On connaît l’ordinaire des détenus : de la viande un jour sur deux, mais pain, soupe, légume, café et lait à discrétion. En outre, ils couchent sur une paillasse. Suite à ce rapport, le gouvernement neuchâtelois refuse d’accorder à l’ancien extradé l’indemnité sollicitée.

Le 22 décembre 1841, Charles Aimé envoie un placet au Roi pour obtenir la même grâce. En attendant une réponse, il s’impatiente et profère des injures à rencontre du Souverain. Son humeur querelleuse le pousse à la bagarre. Ivre, il a assailli un autre individu et l’a cruellement maltraité. Tous ces faits sont rapportés au Roi. Un ministre berlinois, fort irrité, invite le Conseil d’Etat à ne pas perdre de vue « ce perturbateur doublement dangereux ». La querelle d’ivrogne de Charles Aimé est déférée à la justice qui décide son arrestation. Mais Charles Aimé a eu le temps de disparaître et s’est réfugié à Sonvilier. Sa femme le rejoint. Là, il va vivre fort tranquillement de son métier de mécanicien. Après 1848, il revient dans le canton. La Ville de Neuchâtel l’emploie comme garde-forestier. Il meurt complètement oublié le 24 mai 1867, en son domicile de la rue des Moulins n° 31. Sa femme, Séraphine, décédera aussi à Neuchâtel le 9 février 1871.

A part cet enfant non nommé né à Paris en 1840, deux filles naissent en son foyer à Sonvilier, Elise Léontine le 16 septembre 1842 (la descendance de cette dernière se fixera en Hongrie), et Julie Ida le 27 janvier 1845.

Première partie

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