Bulletin 16 / Avril 2001

Louis Favre Etudiant - Partie 3

Ma vie d'étudiant à Neuchâtel

Louis Favre - étudiant à Neuchâtel entre 1836 et 1840

Troisième partie

par Louis Favre

Dans les fascicules de l’été 2000 et de décembre 2000 nous avons publié les première et deuxième parties de ce texte de Louis Favre. Voici la troisième et dernière partie.

Un autre aveu bien pénible et qui coûte à ma vanité est de n’avoir jamais pu assister aux banquets offerts par les étudiants à leurs professeurs, banquets qui se prolongeaient jusqu’après minuit, chose énorme alors. On racontait que le capitaine Breguet chef de la Garde (disons le guet), un grand et bel homme, moustache grise, tournure militaire mais boiteux, crut devoir pénétrer dans l’hôtel du Faucon, le soleil de l’époque, pour adresser un avertissement (l’heure réglementaire étant dépassée et les chants pouvant causer du scandale dans le quartier). Cette apparition et son discours sévère mais drolatique provoquèrent une explosion de gaieté; on entoura le vieux grognard, on l’accabla de caresses, on lui présenta la coupe de la fraternité en l’invitant à y tremper seulement le bord de ses lèvres. Il se raidit d’abord, hérissant les brosses de ses moustaches, se retranchant derrière le devoir, la consigne, la discipline; un sourire de prof. Agassiz consomma sa défaite, on sait que les sourires d’Agassiz étaient irrésistibles; on assit le chef de la Police à la place d’honneur, on porta « à sa santé », on rappela, en termes qui l’émurent, les services qu’il avait rendus à la Cité en protégeant le sommeil des citoyens paisibles, de l’enfance et de l’innocence; tous les verres étaient tendus vers le sien, il but, le malheureux … c’était du 1834!! on devine le reste, le 34 aussi était irrésistible!

Alors, me direz-vous, si vous restiez tellement en dehors de la vie de société, quels étaient vos plaisirs? On n’est pas jeune pour moisir sur des tables de logarithmes ou parmi les cornues d’un laboratoire. Vous avez raison; mais nous n’étions point blasés; comptez-vous pour rien les leçons de nos professeurs, les visites au Musée, les conférences données par des hommes comme Agassiz, Arnold Guyot, DuBois de Montperreux qui revenait de Caucase et nos excursions au Mail, aux Gorges du Seyon qui étaient alors, avant la construction de la route, le lieu le plus charmant du monde, une forêt vierge avec les accidents les plus imprévus; les ingénieurs ont tout gâté. Dans nos excursions fréquentes avec le professeur Agassiz, qui aimait l’école de plein-air, Jules Lerch était le moniteur des jeunes pour la botanique. Il était déjà très fort; on pouvait prévoir ce qu’il est devenu, en voyant sa belle ardeur. Vous ne savez pas ce qu’était le Mail avant les tirs et le Crêt Taconnet avant la gare et la culbute qu’on lui a fait faire; c’étaient des forêts de chênes où nous allions cueillir les primevères, les violettes et les hépatiques au premier printemps. Et, il y avait les trois foires de Neuchâtel qui duraient 8 jours, les Armourins la veille de la foire de novembre; les crues furieuses du Seyon; les travaux de la Trouée; le Cirque Garnier, qui restait des mois entiers, pour des leçons d’équitation auxquelles prenaient part quelques-uns de nos pasteurs, tout était sujet de divertissement. Nous étions souvent invités à Saint-Biaise, chez le pasteur Ladame père; le village avec ses beaux rivages d’avant la Directe, ses grèves où nous faisions toute sorte de découvertes intéressantes, et le ruisseau du Mozon où nous péchions cette petite lamproie, le sucet, ou suce-pierre, l’ammocète branchiale qui est la larve du petromyzon planeri dont Agassiz nous expliquait les étonnantes métamorphoses et le Loclat dont on disait la profondeur incalculable, et La Goulette, et Voëns, et Hauterive où les soeurs et la mère d’Arnold Guyot avaient un pensionnat de demoiselles dont la beauté faisait tourner toutes les têtes. Le vieux pasteur Ladame, doué d’une mémoire prodigieuse, était une encyclopédie vivante; on apprenait beaucoup avec lui, mais il avait un peur maladive des chiens et cela nous a gâté bien des promenades. Ainsi, un jeudi après-midi, accompagné des trois fils de Otz, moi, allions faire une visite à son ami Monsieur Faure, du Locle, qui habitait Le Chanet, au-dessus du Suchier. Nous avions tiré par les bois de Peseux, magnifiques avec leurs grands chênes et leurs blocs erratiques couverts de mousses adorables; un jeune chasseur vint nous saluer de son aimable , sourire, c’était Eugène DuPasquier qui errait dans la forêt, allant à Colombier. Cette rencontre m’avait réjoui, mais, cette impression fut de courte durée, car, arrivées dans la cour de Chasseur, trois chiens, plutôt disposés à jouer qu’à mordre, se précipitèrent au-devant de nous. Le père Ladame poussa un cri terrible, tourna sur ses talons et se mit à fuir, éperdu, sans regarder en arrière; le professeur courant après lui: « Papa, attendez-donc, ce n’est rien! » cherchait à le rassurer, mais il ne voulait rien entendre; Edouard, le proposant, suivait son frère en maugréant et c’était fort drôle de voir leurs longues redingotes noires flotter derrière eux comme des ailes; ils semblaient voler dans les sentiers de la forêt. Nous, les jeunes, ne comprenant rien à cette panique, qui nous gagnait aussi, galopions de notre mieux et ainsi jusqu’au village de Peseux où nous arrivâmes hors d’haleine, le père Ladame presque mort. Il fallut l’aider à gravir l’escalier des « Treize Cantons » où le repos et quelques verres de 1834 contribuèrent à le remettre en équipolence selon l’expression favorite du professeur cherchant à égayer son père après cette inconcevable équipée, qui m’avait appris ce que sont les affres d’une panique.

Une autre distraction fort instructive me fut fournie par le Comité de Météorologie, présidé par Monsieur d’Ostervald qui avait décidé la construction de thermomètres et de baromètres de précision pour être remis aux observateurs répartis dans le pays, la plupart étaient des pasteurs dont les instruments de hasard n’étaient point comparables entr’eux et n’offraient aucune garantie d’exactitude.

On fit donc venir de Berne le constructeur Piana qui installa son atelier, sa soufflerie de verre dans le cabinet de physique où je passais tous mes moments de liberté.

Si j’ai quelques notions précises sur les baromètres à mercure, sur les thermomètres à mercure, à alcool, à maxima et à minima, sur leur graduation, la division exacte de leurs échelles, c’est à ces exercices que je les dois. D’ailleurs, les visites fréquentes que faisaient à l’atelier M. d’Ostervald et Arnold Goyot n’étaient pas une mince attraction.

Passerai-je sous silence le nivellement du Chaumont, entrepris par de Joannis et H. Ladame, lorsqu’ils eurent terminé les plans de la trouée de Seyon. Il s’agissait de mesurer directement la hauteur de Signal au-dessus du Môle, qu’on tenait pour absolument inamovible, et d’en vérifier ainsi les chiffres d’altitude obtenus par le baromètre et les travaux géodésiques de M. d’Ostervald à partir de la base qu’il avait mesurée dans le Seeland, non loin d’Aarberg, à une époque où on ne s’attendait pas à voir une base semblable mesurée dans le même lieu par les officiers du génie espagnols, qui vinrent exhiber leur habileté supérieure à celle de nos ingénieurs (ils étaient envoyés par le général Ibanes membre de la Commission internationale de géodésie pour la mesure de la Terre). Ce furent de beaux jours que nous passâmes sur la route de Chaumont, Otz et moi, à tenir les règles graduées pendant que nos géomètres, les plus gais et spirituels compagnons, donnaient leurs coups de niveau avec théodolite de Gambey. Et, quelle joie, en arrivant au Signal, au bout de plusieurs jours, de constater un résultat qui pouvait passer pour définitif, dans les limites admises.

Je pris aussi part, en qualité d’aide, à la levée du plan de l’ancienne Place d’Armes, jusque-là abandonnée aux lavandières qui tendaient leurs cordes et y séchaient leur linge. Le professeur Ladame avait été chargé par l’administration de la Ville de diviser ce vaste terrain en parcelles pour sols à bâtir.

Une partie des vacances de 1838 fut employée à lever les plans des propriétés de la famille de Rougemont à Saint-Aubin; j’eus l’honneur de coucher dans le lit de Monsieur Frédéric de Rouge mont, le géographe, et dans ses draps; sa mère m’ayant demandé si on devait les changer il n’y avait couché qu’une nuit ; « de grâce, Madame, laissez-les, ils me communiqueront une parcelle du génie de monsieur votre fils », elle rit et me souhaita de beaux rêves.

Ce fut une campagne laborieuse, mais, que la Béroche me parut belle pendant les quinze jours employés à la parcourir et à mesurer vergers, jardins, vignes et champs.

Après le travail sur le terrain, vinrent les calculs de contenances en perches, pieds, pouces, lausannois, perpillotes, par la règle quartale, puis le dessin des plans, le lavis, l’écriture sur de grandes feuilles où je me perdais. C’est là-dessus que j’appris à écrire la moulée à l’encre de Chine selon les principes de notre excellent cartographe M. d’Ostervald.

L’année suivante, H. Ladame reçut, du Conseil d’Etat, la mission de vérifier les plans cadastraux de tout le territoire de Rochefort, dressés par l’arpenteur-géomètre Peseux. Ce fut dur, à cause de la triangulation dont nous couvrîmes l’espace accidenté compris entre Chambrelien et les Grattes, les ruines du Château et l’Engollieu, quelque chose comme une miniature de celle dont Méchain et Delambre avaient couvert la France à la fin du XVIIème siècle pour mesurer un arc du Méridien. L’idée de travailler comme ces deux grands astronomes me faisait braver le soleil du mois d’août, la fatigue des marches et contremarches et, plus tard, les casse-tête du calcul de nos nombreux triangles à coups de logarithmes par la formule fatidique: « les sinus des angles sont entr’eux comme les côtés opposés. »

Mais nous avions un dérivatif pour reposer nos cervelles que ces calculs perpétuels menaçaient de troubler. H. Ladame avait imaginé d’entreprendre des sondages dans noter lac, destinés à déterminer la loi de la diminution de la température à mesure que la onde pénètre plus profond, et le point où l’eau conserve son maximum de densité, et par conséquent, une température constante de 4 degrés centigrades. Il était intéressant de mesurer à la surface 24 à 25 degrés centigrade et de voir diminuer cette température à mesure que nous descendions nos thermomètres à minima dans des couches plus profondes.

Ces données, avec une foule d’autres déduites de longues observations sur la pluie, les vents, les brouillards et tous les phénomènes dont l’atmosphère est le théâtre, devaient servir à H. Ladame à rédiger et à publier un cours complet de météorologie, le premier qui eût paru, lorsque l’ouvrage de (Kaemtz ?) vint lui couper l’herbe sous les pieds. Ce fut un coup auquel il fut très sensible.

Nous ne songions guère, lorsque nous explorions les noir abîmes du lac que, l’automne venu, ils menaceraient d’engloutir l’infatigable professeur dans le naufrage qu’il subit un soir, au large, devant Auvernier, avec le docteur Ferdinand DuBois. Celui-ci possédait une jolie chaloupe que le mauvais temps l’avait contraint de laisser à Cortaillod. Le temps devenu meilleur et le vent favorable, il se mit en route pour chercher son embarcation et invita mon beau-frère à l’accompagner. Ils mirent à la voile et tout alla bien jusqu’à la Pointe du Bied; là, ils furent accueillis par des coups de joran si soudains, venant de Plamboz, qu’ils n’eurent pas le temps d’abaisser les voiles; un assaut plus violent les fit chavirer. Jetés à l’eau, tout ce qu’ils purent faire fut de se hisser sur la quille et d’appeler au secours de toutes leurs forces. La situation n’était pas gaie, la houle devenait forte et couvrait parfois leurs têtes; le ciel était sombre et froid et la nuit se faisait.

Ils se croyaient abandonnés du Ciel et des hommes et s’attendaient à périr sans secours. Mais, la Providence veillait sur eu; Monsieur de Montmollin, à La Prise, avait remarqué ces voiles que filaient sur Neuchâtel et qui, tout-à-coup, avaient disparu. Il prit sa lunette, vit ces deux hommes en péril, expédia promptement un messager à Auvernier pour appeler à l’aide et indiquer aux sauveteurs le point du lac où étaient les naufragés. Deux bateaux partirent, mais ils eurent beaucoup de peine à les trouver, leur tête dépassait seule la surface houleuse et ils avaient tant crié que la voix leur manquait; ils étaient à bout de force.

Leurs amis d’Auvernier furent admirables; grâce aux soins qu’on leur prodigua, ils purent revenir le même soir, mais dans quel état, pour rassurer leurs familles. Dès lors, leur santé fut compromise, à l’un et à l’autre, pour le reste de leur vie. Et nos angoisses furent telles pendant les longes heures de leur absence, que je pris le lac en aversion.

Mon ami Otz avait quitté les études pour faire ses examens d’arpenteur-géomètre, à la suite desquels il accompagna, avec Henri Lardy, d’Auvernier, M. d’Ostervald dans ses campagnes géodésiques, soit en Suisse, soit dans le pays. Edouard Borel, devenu sourd, se joignit à eux avant de partir pour Rio-Janeiro.

J’étais entré en philosophie et je suivais, tant bien que mal, le cours d’anthropologie de M. Guillebert qui nourrissait moins mon esprit et mon cœur que l’instruction religieuse reçue l’année précédente de M. le pasteur Wust avec qui j’avais fait ma première communion à Boudry. L’obligation de lire nos compositions chez le professeur, qui prenait ses notes à loisir et ne soufflait mot, avant de les lire à l’auditoire, où nous devions entendre sa critique écrite, très serrée, souvent railleuse, outre celles de nos camarades, avait quelque chose de peu encourageant. J’avoue que je fus roulé de la belle façon.

Nos leçons de philosophie avaient une durée de deux heures; le cours changeait peu d’une volée à l’autre; j’avais, en 1839, un cahier écrit par un étudiant de 1822 et la différence était peu sensible. On nous accordait un quart d’heure de repos entre ces deux longes heures, nous en profitions pour organiser, sur la place du Gymnase, des chamailles grandioses, dont Mercier, doué d’une force athlétique, était le conducteur. Malheur à celui qui était au bout de la file, se ses jambes manquaient de souplesse et de rapidité, il roulait dans la poussière aux applaudissements de toute la bande.

Vers la fin de mars 1840, je partais de Boudry, à pied, pour le Locle, où j’allais remplacer M. Gustave Borel; il venait d’être appelé à Neuchâtel pour succéder, dans la seconde classe à l’excellent Jean Laurent Wurflein qui prenait sa retraite et allait finir ses jours à La Chaux-de Fonds. J’avais pour compagnon un jeune Barbier, de Boudry, nommé instituteur au Crêt du Locle et dont la soeur épousa, peu après, le pasteur de la Chaux-du-Milieu, M. Gindraux, âgé de plus de 60 ans. Nous trouvâmes de la neige à la Tourne et aux Joux; il faisait froid, mes pensées étaient grises, j’avais, en perspective, 42 heures de leçons par semaine, une classe de jour, une du soir, et j’avais eu 18 ans le 17 mars. Comment suffire à cette tâche qui m’effrayait? Si je parvins à me tirer d’affaire sans trop d’échecs, je le dus à la protection d’une sainte femme, Madame Andrié, la femme du pasteur, un ange, auquel j’ai voué un culte qui ne s’éteindra qu’avec ma vie.

Première partie

La première partie a été publiée dans le Bulletin 14

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Deuxième partie

La deuxième partie a été publiée dans le Bulletin 15

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