Bulletin 15 / Décembre 2000

Louis Favre Etudiant - Partie 2

Ma vie d'étudiant à Neuchâtel

Louis Favre - étudiant à Neuchâtel entre 1836 et 1840

Deuxième partie

de Louis Favre

Dans le fascicule de l’été 2000 nous avons publié la première partie de ce texte de Louis Favre. Voici la deuxième partie ; la troisième et dernière paraîtra au prochain numéro.

La liberté dont nous jouissons me pesait, je sentais le besoin d’un directeur, ce que n’était pas Monsieur le ministre L’Eplattenier, qui était censé être notre professeur principal. Il avait probablement succédé à Juste Olivier. Il nous donnait l’histoire générale et l’histoire de la littérature qu’il dictait avec une rapidité déconcertante pour les novices, et qu’il entremêlait de quelques brèves explications dites d’une voix sèche en rapport avec sa figure anguleuse et maigre de pasteur ascète. Il devait nous enseigner les Belles lettres, la récitation, la composition, mais il n’avait pas le charme suggestif indispensable pour parler du beau, ni la vigueur de pensée, la chaleur de sentiment qui inspirent l’écrivain et font l’orateur. J’avais la hardiesse de lui comparer le vieux pasteur Dieu de Belle-Fontaine, des Verrières (le père) qui venait parfois prêcher à Boudry pour son cher frère le pasteur et Doyen Wust, et qui remplissait l’église de vibrations de sa voix puissante et de l’harmonie de ses périodes à la Massillon.

Ce cher professeur L’Epattenier, très bon, très affectueux, très frêle, dont on a dit que « la lame avait usé le fourreau », tomba malade et fut remplacé en partie par Monsieur Monvert (et par le prof. Pétavel) qui nous révéla par son exemple et ses conseils la vraie lecture et la vraie récitation, du moins pour les fables, les contes et les morceaux comiques. Je ne l’ai jamais entendu déclamer de tragédie. Il nous enseignait une tenue aisée, une prononciation nette, exempte d’emphase, la simplicité, le naturel, la vérité dans l’expression. Un Français, qui vint à Neuchâtel sur ces entrefaites, Mr. de Roosmalen, élève de Talma, et qui nous donna quelques conférences très fréquentées, nous confirma l’excellence des préceptes de notre professeur.

Depuis longtemps je désirais manifester à notre prof. Agassiz ma reconnaissance pour la bienveillance qu’il me témoignait; je voyais plusieurs de mes camarades obtenir ses louanges en lui apportant des trouvailles qui me rendait jaloux. Il avait presque embrassé un étudiant de la Suisse allemande qui, tirant de son sac un gros os, lui dit: « voici un fossile découvert dans un caillou de grès que j’ai cassé sur le Vully; ce doit être d’une grosse bête. » – « Je le crois bien, répondit Agassiz, c’est un fragment de tibia d’un rhinocéros. » Et nous, de rester muets d’étonnement, on dirait aujourd’hui « épatés »; avait-il eu de la chance, ce confédéré de tomber sur ce fossile; j’eus longtemps sur le coeur ce morceau de rhinocéros.

Enfin, une occasion favorable se présenta de rendre un service à notre cher professeur. Ses recherches sur les mollusques fossiles, dont la plupart ne sont que le moule intérieur de coquilles disparues, l’obligeaient à obtenir le moule intérieur parfait des coquilles vivantes analogues, afin de pouvoir établir une exacte comparaison entre elles. Il s’en ouvrit un jour à mon beau-frère H. Ladame, avec qui il était lié d’une étroite amitié. Celui-ci promit son concours immédiat et demanda des coquilles pour commencer ses essais. Je réclamai comme une grâce qu’on voulût bien accepter mes services, les expériences devant se faire au laboratoire de chimie, où j’exerçais souvent les fonctions de préparateur. Nous eûmes bientôt des coquillages en abondance et de la plus grande beauté. Le plâtre employé d’abord ne donnant que des déceptions, H. Ladame eut l’idée de s’adresser au métal fusible de Darcet, alliage d’étain, de plomb, de bismuth qui fond à une température assez peu élevée pour ne pas endommager ou faire éclater les coquilles. Après divers essais, nous trouvâmes le moyen de les remplir exactement sans leur causer aucune déformation. Mais, ce n’était pas tout de les remplir, il fallait briser la coquille, avec des précautions infinies et, finalement, mettre à nu le moule de métal reproduisant l’intérieur de la coquille dans ses détails les plus délicats. Ce travail de patience me fut confié et j’eus le bonheur de réussir.

Tout cela avait été tenu secret; nous avions opéré comme autrefois les alchimistes; Agassiz lui-même n’avait pas été introduit dans notre officine, près de nos fourneaux et de nos creusets. Je vois encore la surprise, l’enchantement du grand naturaliste lorsqu’il vit les échantillons brillants étalés devant lui; il les examinait d’un oeil ardent, les palpait, les retournait en poussant des exclamations de joie qui n’appartenaient qu’à lui. « Voilà une découverte qui fera du bruit » s’écria-t-il enfin, en prenant dans les siennes les mains de mon beau-frère, « c’est un grand service rendu à la science, recevez mes félicitations et mes remerciements. » J’eus aussi ma part d’éloges, il me sourit comme il ne l’avait pas fait à l’Allemand du rhinocéros, et je me sentis heureux. Pour le dire en passant, ces moules intérieurs firent du bruit, en effet: de toutes parts on en demandait à Agassiz en si grande quantité qu’il appela un mouleur nommé Stahl qui en fit des reproductions en plâtre; celles-ci, réunies en collections étaient vendues aux Musées ou pour servir à l’enseignement. Ce Stahl, habile, devint plus tard le mouleur en titre attaché au Jardin des Plantes de Paris.

Le pauvre petit laboratoire de chimie d’il y a 65 ans, qui ferait piteuse figure à côté de ceux qu’on a établis dans notre ville de nos jours, était à l’ordre du jour, depuis que la théorie glaciaire avait été lancée dans le monde; il s’agissait de l’appuyer par des faits inattaquables, et ces faits, il fallait les soumettre au contrôle sévère des mathématiques, de la chimie, de la physique. C’est à H. Ladame que ce contrôle était demandé et il était à la hauteur de cette mission; il analysait froidement les faits, écartait ceux qui lui paraissaient contestables, mais démontrait l’importance de ceux qui apportaient une lumière nouvelle. Surtout, il modérait les élans de Desor qui se laissait aller à des outrances dans les théories qu’il énonçait avec l’exaltation et l’imagination d’un méridional (sa famille était originaire du Midi de la France, on écrivait Des Horts = des jardins). J’assistais à ces joutes, où j’ai beaucoup appris et je ne me doutais pas alors qu’un jour viendrait où j’aurais à en parler à des auditeurs qui n’ont vu Desor que grisonnant, calmé par l’âge et les vicissitudes d’une vie agitée.

Vous ne connaissez peut-être pas tous les débuts de Desor à Neuchâtel, où je l’ai vu arriver en pauvre équipage en 1837. Il était, disait-il, à la recherche du célèbre géologue Elie de Beaumont, qu’il croyait venu pour la session de la Société helvétique; il l’aurait prié de s’intéresser à lui; après le grave accident dont il était victime, l’incendie de je ne sais quelle imprimerie de Paris où la traduction française de la Géographie de Ritter, qu’il venait de faire, avait été consumée. Ne trouvant pas Elie de Beaumont, il se rendit à Berne chez les Vogt qu’il connaissait, y rencontra Agassiz et lui exposa sa situation. Agassiz, qui avait toujours besoin d’aides pour ses grands travaux et qui ne doutait de rien, l’engagea immédiatement et, de retour à Neuchâtel, demanda à H. Ladame de l’accepter provisoirement chez lui comme pensionnaire. C’est ainsi que je fus mis en rapports avec cet homme doué de qualités peu ordinaires; malgré la grande différence d’âge, il se prit d’amitié pour moi et toute sa vie, de près comme de loin, des rapports affectueux existèrent entre nous. Qu’avait-il été jusque-là? Je l’ignore, il ne s’en ai jamais ouvert à personne, du moins à ma connaissance, mais il n’était point naturaliste. Il assistait à nos leçons de zoologie, de géologie données par Agassiz; il était assis à côté de nous et prenait des notes avec la plus sérieuse attention. C’était une intelligence ouverte, une nature richement douée, un travailleur acharné, pourvu d’un corps robuste et d’une mémoire surprenante. Il a montré ses qualités d’écrivain dans ses « excursions et séjours dans les glaciers » Neuchâtel 1844, qui eurent un réel succès et qui ont frayé la voie à la littérature alpiniste.

La maison d’Agassiz était une sorte de phalanstère de peintres, de dessinateurs (Dinkel, Weber, Burkhardt, de l’Auberge du Poisson, qui retrouva Agassiz en Amérique et finit ses jours dans sa maison), de secrétaires, d’observateurs, auxquels vint se joindre, en 1838, Cari Vogt, dès qu’il eut reçu le grade de Docteur. C’est lui qui inaugura la fécondation artificielle des oeufs de la palée et étudia d’heure en heure, avec la persévérance et la sagacité qui en ont fait un savant de premier ordre, le développement des oeufs et les phases de l’éclosion de l’alevin. Ces travaux de Vogt furent très utiles à Agassiz qui publia ses « poissons d’eau douce » avec des planches admirables, sortant de la lithographie d’Hercule Nicolet aux Sablons, qui tenait la corde par ses chromos, dont plusieurs étaient la reproduction des aquarelles de Madame Agassiz.

Tout ce monde se remuait comme une colonie de fourmis; ils mangeaient ensemble, travaillaient ensemble, faisaient une besogne énorme, produisant des oeuvres originales qui étonnaient le monde savant. C’était quelque chose d’analogue à ce que j’ai entrevu plus tard chez Elisée Reclus à Clarens et dans son chalet alpestre de Villars sur Ollon, avec cette différence que la comptabilité de son phalanstère était probablement mieux tenue que celle de l’auteur des « Poissons fossiles ».

Encore un mot pour expliquer la fortune imprévue de Desor. Son frère, qui était très bon médecin, vint de Friedrichsdorf le rejoindre ici, et, finalement s’établir à Boudry, où, par son amabilité, il eut l’art d’intéresser à sa personne toutes les demoiselles majeures de la contrée. Il habitait la maison en face de celle de ma mère qui me tenait au courant des manèges dont il était l’objectif Sa santé était précaire, il avait besoin de soins délicats et les douceurs lui arrivaient de partout comme chez le directeur d’un monastère de nonnes. « Tu verras qu’il en épousera une et se mettra les pieds au chaud », me disait ma mère. Ainsi fut fait et il s’allia à une dame de la noble famille de Pierre comme bien vous le savez. Etonnants effets de l’Amour ! Après la mort de ce frère, auquel son épouse avait laissé toute sa fortune, Ed. Desor, revenu d’Amérique sans le sou, fut nanti de la succession et se trouva, lui aussi, les pieds au chaud, dans les souliers, les maisons, les bois, les tourbières, les chalets des de Pierre. Il en a fait un noble usage; que de familles gênées, secourues; que de jeunes gens, aidés dans leurs études!

Un autre personnage, étrange et fantastique: celui-là surgissait de temps à autre, comme une comète, dans ce monde de travailleurs pour annoncer des découvertes ou pour entreprendre des études originales, comme il l’était lui-même; c’est Gressly, le géologue de génie, le sauvage doublé d’un savant, d’un lettré, d’un artiste, d’un poète; ce Soleurois était un enfant de la nature, incapable de se conduire par lui-même et qui avait besoin d’un guide pour mener à bon terme des travaux parfois étonnants. C’est bien à tort qu’on a accusé Desor de l’avoir exploité; je l’ai connu de très près, ainsi que ses autres protecteurs: Célestin Nicolet, C. Vogt qui l’a conduit en Islande et dans l’île de Jan Mayen, le prof. Lang, et surtout M. Alfred Hartmann, l’homme de lettres, un des notables de Soleure; tous ont été unanimes pour rendre hommage à la sollicitude de Desor et à la sage direction qu’il imprimait à l’activité de ce pupille perpétuel.

Parlez-nous donc de votre vie d’étudiant, de vos casquettes, de vos banquets, de vos divertissements, de la Belle-Lettres, de la Zofingue.

Au risque de vous déplaire et d’être taxé de cénobite, de moine froqué, je vous avoue que tout cela tenait assez peu de place dans notre vie, qui était, pour la plupart d’entre nous, une pioche de tous les jours et de toutes les saisons. Notre modeste société d’étudiants avait des réunions dans la salle du Gymnase consacrée au cours de philosophie, dont le nom seul nous pénétrait de respect; elles étaient calmes et décentes; point de ces coups de bâton sur les tables pour réclamer le silence, point de ces hurlements comme j’ai eu l’occasion d’en entendre ailleurs plus tard; on y lisait des travaux préparés avec soin et discutés sérieusement; il y avait des récitations, des improvisations qui nous étaient fort utiles. Nos présidents: Ed. Borel, mort au Brésil, James Barrelet qui fut pasteur à Hambourg, Sauvin, Aug. Knôry, étaient de jeunes hommes distingués dignes de notre déférence. La mode était aux cheveux longs, parfois flottants sur les épaules; la casquette petite et plus étroite dans le haut était verte sans aucun ornement. Je n’ai jamais vu de rubans. Ici, à propos des travaux dont je parle plus haut, je dois ajouter que j’entendis plusieurs compostions de Jules de Pury qui avait beaucoup de talent.

La séance finie, nous retournions à la maison, à nos devoirs; jamais mon ami Otz et moi nous n’avons mis les pieds dans une brasserie ou dans un café. L’éducation que nous avions reçue proscrivait ces excursions pour lesquelles, du reste, nous n’avions aucun goût. Otz et moi, nous aurions cru déchoir en buvant un verre de bière, qui osait faire concurrence à nos bons vins de Boudry et de Cortaillod. Ce liquide amer et noir fabriqué par le père Burgat, à deux pas du Gor, nous était odieux.

De temps à autre, dans nos séances, apparaissait Jules Gerster, le libraire Esope, qui venait nous lire, d’une voix de barde inspiré, des vers d’une belle factures, mais dont l’inspiration était empreinte d’une mélancolie et d’un désenchantement que nous avions peine à concevoir. C’est lui qui, appelé en caserne à Colombier, où il devait obéir, lui fils des Muses, à un infime instructeur, faire des « à gauche », des « à droite », porter le fusil, endosser le sac, disait avec désolation « la vie est amère! ».

Parmi les orateurs, nous aimions à entendre Edouard Besson, dont la voix de basse-taille, sonore et profonde, lui permettait d’aborder la tragédie et la poésie lyrique de grand style. Il y avait aussi l’improvisateur Pradel qui me donnait le frisson. Une invention originale mentionnée dans une lettre de Jules Lerch à sa soeur, datée de 1838, mais que je n’ai jamais vue, est « la pipe de société », faite d’une noix de coco et garnie de six tuyaux correspondants à autant de fumeurs. C’est un beau spectacle, dit-il, que ces six fumeurs graves et pensifs, assis en cercle autour de cette « …vénérable pipe pleine de tabac turc et que nous contemplons dans un silencieux recueillement. Si nous sommes sept, l’un de nous est désigné pour faire la lecture d’un ouvrage intéressant » « Je suis bien aise qu’Eugène DuPasquier t’en ait parlé; tu peux plaisanter sur l’influence morale qu’elle exerce sur nous, mais, sache que, quand nous fumons, si nous n’écoutons pas une lecture, nous discutons une question de philosophie. »

C’est dans cette même année 1838 que s’agitait parmi nous une question que nous rendait perplexes: Accepterions-nous les avances que nous faisait la Zofingue »? Nos prédécesseurs en étaient sortis en 1831 lors des troubles politiques qui bouleversaient notre pays. Pour nous engager à rentrer dans le giron on nous promettait de mettre de côté la politique, mais, à Neuchâtel, la Zofingue avait une réputation fâcheuse de libéralisme, ce qui n’était pas pour déplaire à ceux qui voyaient avec peine une partie des Neuchâtelois comprimée par leurs frères et par les autorités. Le saut fut bientôt accompli de Jules Lerch, en 1838, écrit à sa soeur « …Neuchâtel compte 24 Zofingiens, dont je fais partie en qualité de secrétaire et de vice-président, c’est le moment de broder ma bourse à tabac avec l’écusson de la Suisse, pour quand je serai à l’université… » Il devait partir au mois d’août pour étudier la médecine à Zurich.

On sait que le port de ces couleurs, envisagées comme factieuses, était interdit chez nous.

Combien de temps fûmes-nous Zofingiens? Je ne m’en souviens plus. Il est certain que peu après notre adhésion, qui fut très mal jugée par nos supérieurs, on nous convoqua chez le professeur L’Eplattenier qui s’appliqua à nous persuader que nous avions commis une faute en écoutant les sollicitations des étudiants bernois, zurichois, vaudois surtout; cela nous conduirait indubitablement à des démarches regrettables et à prendre une attitude qui nous convenait pas, étant données les divisions qui désolaient notre pays. Bref, nous agîmes comme les rats de la Fontaine:

Qui, sans pousser plus loin leur prétendu fracas,

Firent une retraite fortunée!

En conscience, voilà tout ce que je me rappelle; mes souvenirs sont très vagues; il me semble pourtant que nous n’étions guère satisfaits de notre compagne. Le plus désappointé était Fritz Morel qui était feu et flamme.

(à suivre)

Première partie

La première partie a été publiée dans le Bulletin 14

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Troisième partie

La troisième partie a été publiée dans le Bulletin 16

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