Bulletin 14 / Eté 2000

Louis Favre Etudiant - Partie 1

Ma vie d'étudiant à Neuchâtel

Louis Favre - étudiant à Neuchâtel entre 1836 et 1840

Première partie

de Louis Favre

Pierre-Arnold Borel nous offre ce petit bijou de l’histoire; paru dans « La Suisse Libérale des 7, 12, 16 et 25 mars 1901. Un texte de Louis Favre de sa vie d’étudiant entre 1836 et 1840 à Neuchâtel. L’ouvrage nous peint une jolie vignette de l’époque. Vu la longueur du récit, nous allons le publier sur trois numéros. Voici la première partie… 

Messieurs:

Plusieurs d’entre vous m’ont demandé, de préférence à tout autre sujet, de vous raconter les souvenirs de ma vie d’étudiant à Neuchâtel. J’accède de bonne grâce à ce désir, bien que les choses dont j’ai à vous faire part ne soient guère de nature à vous intéresser. La vie était autrement plus simple à mon arrivée à Neuchâtel en 1836, qu’elle ne l’est aujourd’hui; tout était plus étroit, les habitudes, les usages, les idées. La ville elle-même était infiniment plus restreinte, traversée par le Seyon, qui ne l’embellissait pas; elle s’arrêtait à la Balance, au Gor (la Grande Brasserie), à la Porte du Château, à la Tour des Chavannes, à l’entrée de la Grande Promenade. Rien à l’Ecluse, à l’Evole, à la Place d’armes, aux Parcs, aux Fahys, aux Sablons, rien que des vignes au-dessus de la ville; l’eau y manquait, on ne s’y établissait pas; seul un facteur faisait le service de la poste. Les guets de nuit chantaient les heures. Les écoles étaient éparses dans toute la ville, au Trésor, dans les maisons des chanoines, près de la collégiale, même dans l’abattoir des porcs, au bord du lac sur l’emplacement de l’Hôtel Bellevue, où, en 1834, j’ai vu construire et lancer le premier bateau à vapeur en fer, l’Industriel, illustré par Philippe Suchard, son capitaine, pendant plusieurs années.

Je ne parle pas des écoles de jeunes filles, les unes parquées aux Bercles dans les anciens hangars de la raffinerie de sucre du pauvre J. J. Huguenin, c’étaient les gratuites, les écoles de pauvres, les autres, composées de trois classes s’arrangeaient comme elles pouvaient dans les vieilles pièces habitables de l’ancien Hôtel de Ville, à cheval sur le Seyon, avec les boucheries au rez-de-chaussée. Elles y étaient encore en 1849, et j’y ai donné des leçons.

Mais quel changement lorsque, dans le Gymnase tout battant neuf, et qui était considéré chez nous comme une des merveilles du Monde, les garçons prirent possession de salles aux murs blancs, aux vitres claires, surpris de s’asseoir devant de magnifiques pupitres peints en noir, non encore entaillées, ciselés, perforés, lamentables comme ceux qu’ils venaient de quitter et qui avaient subi tous les genres de déprédations. Un élan extraordinaire venait d’être imprimé aux études par l’inauguration des cours scientifiques de mathématiques, de physique, de chimie, d’histoire naturelle, par la réforme de la géographie, par la Création du Musée et par l’observation introduite comme base et point de départ des spéculations de l’esprit.

En 1837, notre ville était encore toute frémissante de la secousse donnée par la première apparition, chez nous, de la Société helvétique des Sciences naturelles et de l’attitude qu’y avait prise son président, le professeur Agassiz. En général, on était effrayé de l’audace de ce jeune homme qui, en proclamant des idées opposées à celles de Léopold de Buch (géologue allemand 1774-1853) et des maîtres de la géologie, avait cassé les vitres et transporté dans la Science la révolution à peine comprimée dans le domaine de la politique. Mais, beaucoup d’excellents esprits riaient de ces terreurs, ils sentaient un vent de jeunesse passer sur leurs têtes, une ère de joyeux épanouissement, de travail et de découverte s’ouvrait devant eux et ils saluaient l’aurore de jours glorieux qui allaient luire sur Neuchâtel.

Mon premier professeur fut Charles Prince, homme d’une haute culture, dont l’abord froid, la figure blême, osseuse et maigre, prévenaient peu en sa faveur, mais qui, dans l’intimité, était un causeur charmant, joignant à l’érudition un enthousiasme sincère pour la poésie et l’idéal. C’est lui qui, le soir, après souper, quand il était chez ses gendres (Perrochet, Breitmeyer) à La Chaux-de-Fonds, s’écriait: « Maintenant, mes amis, nous allons passer une heure avec Horace et nous retremper dans les délices de l’Antiquité ». Chacun devait avoir son exemplaire du divin poète dont il lisait une ode avec âme et la commentait de la façon la plus charmante et la plus imprévue pendant une heure ou deux qui passaient comme dix minutes. L’antithèse d’Horace et de l’horlogère Chaux-de-Fonds où Charles Prince avait professé autrefois, ainsi que Léo Lesquereux, avait pour lui une saveur dont il était friand.

Je dois le dire, c’est Charles Prince qui m’a révélé le Beau dans les lettres et dans la nature, et je lui en garde une profonde reconnaissance; c’est lui, aussi, qui m’a encouragé, dans mes premiers essais de Composition, par des conseils bienveillants et de sages avis. Il aurait pu se moquer de moi dans maintes occasions et me livrer à la risée de mes camarades; il ne l’a point fait, le Ciel lui en tienne compte!

J’arrivais à Boudry à 14 ans, avec un bien mince bagage scientifique et littéraire; je savais mieux manier la fourche, le râteau, travailler au pressoir, garder les vaches, youler avec les pâtiorets mes collègues et allumer des torrées dans les libres prairies des bords de l’Areuse, que parler français ou résoudre une proposition de géométrie. Toute mon habileté rustique et le patois que j’avais entendu jusqu’alors autour de moi dans la bouche des adultes, ne servaient qu’à m’égarer et à me tendre des pièges. Pourtant, j’avais l’habitude du travail, de l’obéissance, de la soumission, du respect et de la confiance à l’égard de mes supérieurs; je savais par coeur mon catéchisme d’Osterwald, demandes et réponses, avec les passages correspondants, beaucoup de psaumes, une grande partie des Evangiles et même du Télémaque, nos livres de lecture à l’école de Boudry.

Pour singulière qu’elle était cette préparation en valait peut-être bien une autre.

Quel changement après une année passée sous la discipline de Monsieur Prince qui nous avait fait lire et analyser Corneille, Racine, un peu de Molière et de Voltaire, apprendre par coeur l’Art poétique de Boileau, enseigné de la rhétorique et la versification. Nous avions assisté aux leçons de Monsieur de Joannis, l’aimable Français qui avait le don de communiquer sa grâce et son élégance à l’algèbre, à la géométrie. Les cours de physique, de chimie d’Henri Ladame avaient bouleversé mes préjugés, mes superstitions de villageois, ma foi aux sortilèges, aux sorcières, à la somnambule de Gorgier. Les fascinantes expositions d’Agassiz nous avaient fait pénétrer dans les mystères de la nature et de la vie. Il nous communiquait l’ardeur joyeuse, l’appétit de connaître qui brûlait en lui et rayonnait et illuminait sa sympathique figure. Les belles heures que celles de cette initiation, de ce passage de la nuit à la lumière, de ce lever de rideau sur le monde éblouissant de la science, des lettres, de trésors accumulés par ceux qui nous ont précédés sur la Terre depuis tant et tant de siècles. Mais quelle consternation lorsqu’il fallut faire connaissance avec les fossiles; ces générations successives d’êtres enfouis dans les étages de la croûte terrestre me déroutaient, elles ne concordaient plus avec les six jours de la Création, ni avec le déluge universel, d’où Noé s’était tiré sain et sauf avec sa famille et les animaux de l’arche, après l’anéantissement des pervers. Ces fossiles malencontreux m’ont fait passer des heures pénibles en de sombres méditations.

Nos autres professeurs étaient, pour la langue allemande, Monsieur Lutringhausen, un érudit, mais un excellent pédagogue, énergique et habile qui nous faisait travailler avec méthode. Le brave père Moritz nous enseignait le dessin, une heure par semaine, mais ne parvenait pas à dominer les turbulents de la seconde classe qu’on associait à nous. Il en était de même de la calligraphie et de la comptabilité avec Monsieur Prince-Wittnauer animé des meilleures intentions et fort capable, mais paralysé par les tours que lui jouaient les farceurs sans retenue.

Pour ceux d’entre vous qui désirez voir des personnages dans le cadre que je viens de vous présenter, voici les noms de quelques-uns de mes camarades: Guillaume de Chambrier, Fritz de Pury, Henri de Pury-Châtelain, Jules Lardy, de Colombier, Touchon, Steiner, Stoll, Ch. Gerster, Riond, Bracher, dans l’ordre français, Victor Reutter, H. Wolfrath, Louis Wolf, H.L. Otz, Jean Henry Lardy; j’ai oublié les autres. Vous connaissez l’histoire de la plupart d’entr’eux. A mon retour de Boudry où j’avais passé le Nouvel An de 1837, je trouvai la ville dans la consternation par la fin tragique de deux étudiants: Gustave Py et Max de Meuron qui avaient trouvé la mort en patinant sur le Marais du Seeland; ils s’étaient égarés dans le brouillard en revenant de Morat, sans pouvoir retrouver leur chemin ni s’orienter. Jules Lerch dit dans une de ses lettres: « Notre auditoire de philosophie est pour longtemps dans la tristesse; ils étaient aimés de tous ceux qui les connaissaient et quel deuil pour leurs parents. Ils sont tombés près d’une hutte de tourbier, non loin d’une des maisons habitées du village d’Anet; c’est là qu’ils ont péri. Je les ai vus dans leur cercueil. Il est certain que Gustave Py a porté Max assez longtemps, qu’il a traversé un fossé non entièrement pris et qu’il a brisé d’une main la glace qui mettait obstacle à son passage, cette main est affreusement mutilée. »

Pour moi, je me souviens le coeur serré, de l’enterrement de ces deux victimes; rien de plus lugubre. C’était tard, la nuit se faisait, la rue de l’Hôpital était noire de monde; on portait à bras les deux cercueils l’un à côté de l’autre; au-devant, marchait seul un des pasteurs de la ville, Monsieur Jaquemot; derrière, s’allongeait, dans l’ombre, sur la neige, le noir cortège des parents, des amis, des étudiants, tous avec le manteau de deuil, des écoliers, tous recueillis et muets dans leur douleur. Nous avons pu lire, dernièrement, dans le beau livre que notre collègue, Monsieur Philippe Godet, a consacré à Albert de Meuron, quel coup terrible cette catastrophe fut pour les deux familles Py et de Meuron.

Le professeur H. Ladame, mon beau-frère, chez qui j’étais en pension avec H.L. Otz, de Cortaillod et James Ladame, d’un an plus jeune que nous, avait soumis à un code sévère nos travaux domestiques. Il nous imposa le dur régime de ses études à l’Ecole polytechnique de Paris; nous devions rédiger tous nos cours et ne jamais partir pour le collège sans être exactement et complètement préparés.

On se levait tôt, mais le soir, à 10 h., il fallait être au lit. Nos veillées d’hiver étaient éclairées par une chandelle placée au milieu d’une petite table de sapin divisée en trois parties mathématiquement égales. Défense de parler, d’empiéter sur le voisin, obligation de moucher la chandelle à tour de rôle. Chaque infraction était punie d’une bourrade acceptée sans souffler mot. C’était réglé. A 10 heures et quelques minutes, le professeur faisait sa ronde, s’informait de nos travaux, nous recommandait de nous coucher, de dire nos prières et nous souhaitait une bonne nuit. Mais souvent nos devoirs: problèmes d’algèbre, de géométrie, allemand, littérature, rédactions, compositions, n’étaient pas terminés. Alors, clandestinement, avec des précautions de braconniers, nous allumions des bouts de chandelles, rapportés de la maison paternelle le dimanche soir et la pioche muette recommençait de plus belle. Parfois, au milieu de la nuit, Otz qui mordait fort aux mathématiques et qui faisait de tête des calculs effrayants, sautait de son lit pour écrire la solution d’un problème qu’il avait trouvée en rêve; la joie de ce succès l’avait éveillé et il se hâtait de l’écrire.

Pas question de flâner. Nous habitions alors à la rue des Moulins, la maison de l’ancien banneret de Meuron (Heimatt). Le propriétaire était au 2eme étage; nous étions au 1er qui avait un balcon. A peine avions-nous le temps de respirer l’air de la rue sur ce balcon ou de faire, entre chien et loup, un tour de môle, la promenade attitrée des jeunes gens, c’est là que les amoureux avaient la joie inexprimable de rencontrer l’objet de leur culte, celle dont la beauté faisait tourner toutes les têtes et palpiter tous les coeurs. Otz et moi qui n’avions pas le loisir d’être amoureux, jetions d’humides regards vers la Montagne de Boudry, la Pointe du Bied, les hauteurs de Cortaillod, où nous devinions la maison paternelle pleine de nos souvenirs d’enfance et des tendresses dont nous étions sevrés. Et nous pensions au samedi soir où, alors, il nous était permis de partir à pied pour nos pénates et de savourer des dimanches délicieux.

En Belles-Lettres, où plusieurs de nos camarades ne passèrent pas, nous trouvâmes, parmi les étudiants de seconde année, Louis Roulet, de Marseille, qui se préparait pour l’Ecole polytechnique; Alphonse de Pury, Louis Junod qui me parut déjà très vieux, Charles Lardy, Mercier, Ferdinand L’Hardy, Gustave Pury, deux frères de Perrot, Fritz Morel fils du colonel, très joli garçon à la chevelure blonde, l’aimable et doux Eugène DuPasquier.

Deuxième partie

La deuxième partie a été publiée dans le Bulletin 15

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Troisième partie

La troisième partie a été publiée dans le Bulletin 16

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