Bulletin 28 / Mai 2006

Coton, dentelles et indiennes, d'après la correspondance des trois frères Bovet

par Maurice Evard

Un fonds à la BPUN

Le Fonds Guebhard, plus communément appelé «Papiers Guebhard», est conservé à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel sous la cote MS 2112. Il comprend des documents iconographiques appartenant aux familles Bovet et Guebhard, des papiers officiels, quelques actes notariés concernant un domaine à Serroue (acheté par Laure-Renée Bovet-Borel de son frère Charles-Antoine Borel) et la maison de Sombacour (Colombier), il contient en outre des factures au nombre de 580, classées par année dès 1794 et
surtout de la correspondance (1811 lettres). Il s’agit exclusivement de missives reçues par Jean-Jacques-François Bovet et son épouse, en provenance de plus de trois cents correspondants, de 1794 à 1857. Elles sont classées par expéditeurs et chronologiquement. Elles touchent les sujets les plus divers, mais elles traitent généralement d’affaires car le destinataire est l’un des directeurs de la fabrique d’indiennes de Cortaillod.

Les protagonistes

Jean-Jacques-François Bovet (1771-1852) est fils d’Abram Bovet (1730-1781), de Fleurier, bourgeois de Neuchâtel, et de Suzanne-Esther Vaucher (1742- 1829). Son grand-père paternel se nomme Jean-Jacques (il eut neuf enfants). Ses grands-parents maternels étaient Jean-Jacques Vaucher (1705-1793), capitaine de milice et ancien d’Eglise, et Marie-Marguerite Du Pasquier (1711-1790).

Rappelons que sa mère Suzanne-Esther n’est autre que la sœur de Jean-Jacques-François Vaucher, directeur commercial de l’entreprise de Cortaillod.

Jean-Jacques-François Bovet a une sœur cadette, Louise-Isaline (1779-1828) qui épouse Charles-Louis Stoll, originaire de Stein-am-Rhein, dont le père est venu à Neuchâtel comme pasteur de langue allemande. Elle meurt à 39 ans sans enfant. Quant à son mari, il a tenu les paroisses de Fleurier et d’Engollon où il décède le 1er décembre 1850.

Les deux frères de Jean-Jacques-François travaillent dans le commerce. Pierre-Frédéric (1775-1850) épouse Suzanne-Marie-Esther née Bonhôte (ils n’ont pas de descendance) et Claude-Abram (1773-1857) s’unit à Louise née Bovet, fille de Jean-Jacques Bovet-Paris.

Jean Grellet [1] raconte quelques anecdotes à leur sujet. Ainsi Pierre-Frédéric est décrit comme excellent, débonnaire, gai, religieux et très anti-révolutionnaire, favorable à Louis XVIII. Son métier consiste essentiellement à acheter des toiles pour alimenter
l’entreprise Vaucher Du Pasquier & Cie à Cortaillod (ci-après VDC).

Quant à Claude-Abram, on le nomme le Bovet de Saint-Cloud, du lieu où il aurait été le héros malheureux d’un vol. Gérant de la succursale de VDC de Paris, il aurait enterré la caisse contenant 25’000 francs dans son jardin à l’arrivée des Alliés. Il ne retrouva pas son magot, car naturellement, on l’a vu faire son manège. On le décrit pourtant comme réfléchi, parlant peu, lecteur de journaux, pondéré, économe et sage. On le surnomme Marat à cause de ses idées progressistes. Il revient de Paris en 1814 et continue à travailler pour VDC; en 1819, il entre dans la maison Bovet & Cie jusqu’en 1823. Il habite tantôt à Neuchâtel, tantôt à Colombier.

Quant à Jean-Jacques-François, le personnage principal, il est né le 30 janvier 1771 à Fleurier, il voyage beaucoup pour ses activités professionnelles dès 1797; on lui délivre des passeports pour aller aux foires européennes, telles que Francfort, Lyon, Bolzano, il se rend régulièrement en Italie et en Allemagne.   

Grâce à ses documents officiels, il est possible de le décrire physiquement: d’une taille de 5 pieds & 3 pouces [158 cm], il a des cheveux et des sourcils châtain clair, ses yeux sont bruns, son nez camard; il a une grande bouche, un visage rond marqué de petite vérole ainsi qu’un menton rond en fossette. Telle est la description de 1799. 

Il occupe des fonctions officielles dans la communauté, membre de la commission des réquisitions (1813-1814), membre de la commission militaire (1831), membre du Grand Conseil et des Audiences de la Ville. Son influence est grande et son propos très écouté. Il abandonne ses activités professionnelles à la fin de l’année 1830. Il reçoit le diplôme de fidélité du roi de Prusse en 1831, en qualité de vétéran.

Le 3 août 1813, il convole avec Laure-Renée Borel (1785-1864), fille d’Ehrard IV et d’Adrienne-Françoise Thuillier (cette Genevoise a épousé Borel, papetier à Serrières le 6 décembre 1784). Auparavant Laure semblait être promise à Claude-Jean-Jacques Bovet qui se fiança avec Suzette Fels (au grand étonnement de l’intéressée, elle l’écrit d’ailleurs le 20 août 1806 [2]). Jean-Jacques-François et sa femme ont deux filles, Laure (1820-1840) et Louise-Adrienne (1827-1893). En 1847, cette dernière épouse Paul-Louis Guebhard,
un beau et séduisant vaurien, qui n’eut pour elle aucun égard, selon Jean Grellet. D’où l’appellation de ce fonds !

Dans le fonds Guebhard, parmi les 1813 lettres de la correspondance reçue par JJFB se trouvent les 48 missives de Claude-Abram et les 164 de Pierre-Frédéric. Pour la période envisagée, soit de 1794 à 1813, je m’appuie sur 43 lettres du premier nommé et 60 du second.

Les trois frères sont très liés et il se pourrait que le décès de leur père, alors qu’ils avaient 10, 8 et 6 ans, a joué un rôle important dans leur attachement l’un pour l’autre. L’aîné semble avoir de l’ascendant sur les deux autres, c’est le référent, le conseiller, la ressource, surtout pour Pierre-Frédéric, le cadet, qui n’entreprend rien sans l’avis de Jean-Jacques-François. Malheureusement nous n’avons pas de copies des lettres envoyées par Jean-Jacques-François puisque le fonds est constitué des lettres reçues. Mais il est possible d’induire ses réponses grâce aux commentaires du destinataire dans la lettre suivante.

Les activités professionnelles

Jean-Jacques-François réside à Lyon, en 1793 lorsque la ville fut assiégée par les troupes de la Convention. En 1794, il reçoit sa correspondance à Bâle chez Jean-N. Bury, il œuvre dans une maison de commerce. Il revient à Neuchâtel travailler dans la maison Pourtalès & Cie, à l’époque florissante de Jacques-Louis. A la dissolution de ladite maison en 1796, Jean-Jacques-François entre chez Vaucher Du Pasquier & Cie, en qualité d’agent commercial pour l’Italie. En 1809, VDC se scinde en deux : les uns forment Du Pasquier d’Ivernois & Cie alors que Jean-Jacques-François Vaucher père, Henri Du Pasquier père et Jean-Jacques-François Bovet restent sous le sigle VDC, rejoints par d’autres associés dont Claude-Abram Bovet, le frère puîné. Tous ont des liens de parenté (père et fils, oncles et neveux) avec les deux anciens Jean-Jacques-François Vaucher et Henri Du Pasquier. La société faisait façonner les toiles par la manufacture de Fabrique Neuve à Cortaillod.

Claude-Abram Bovet le puîné travaille à Paris pour la maison mère. En 1808, l’oncle Jean-Jacques-François Vaucher envisage d’abandonner la direction de la société à ses neveux; Claude lui demande de rester (Vos avis & votre volonté seront toujours la loi suprême). Il propose une division en deux branches : l’une exploiterait la fabrique avec les marchés allemands et italiens pour les indiennes et autres articles (velours, basin [3], etc.) avec trois quarts des associés. L’autre branche prendrait l’établissement de Paris avec un capital en commandite ou en dépôt de la maison de Neuchâtel. Lors de la scission de 1809, Claude espère devenir responsable de la succursale de Paris. Il craint l’intitulé VDC qui ne faisait pas allusion aux Bovet, il préfère VDBC, mais sa proposition n’est pas retenue. Il demande alors que son engagement dans le capital diminue (il ne prend qu’une action) contre un fixe annuel de 1000 écus qu’il destine à entretenir un cheval et un cabriolet). Claude fait partie de la société jusqu’en 1819, date à laquelle il passe chez Bovet & Cie à Boudry, dont les responsables appartiennent à sa belle-famille, les descendants de Jean-Jacques Bovet-Paris.

Pierre-Frédéric, le cadet, travaille en 1793-94 (il a 18-19 ans) à Bordeaux chez Bise & Verdonnet (encore des Neuchâtelois), tout en menant ses propres affaires en toute discrétion. C’est qu’il est ambitieux le jeune homme :

Sortons de la Lethargie de l’Enfance, opérons sans relâche par et pour nous mêmes ; nous ne sommes pas destinés à demeurer simples commis ; que les louanges et l’approbation que l’on nous donne à juste titre dans les maisons où nous travaillons nous flattent mais ne nous captivent pas, soyons dignes de nos facultés, la Jeunesse s’écoule si promptement, il n’est plus tems de songer à la fortune quand elle n’est pas acquise dans un âge avancé, pas plus qu’à l’amour ainsi mon ami faisons la cour aux belles obtenons-en des faveurs précieuses rendons n[otre] famille opulente & vivons en hommes libres tant que nous y sommes. [4]

Mais revenons à ses ventes personnelles dans le dos de ses employeurs. Il s’en explique dans l’une de ses lettres [5] :

J’ai pris mes arrangemens de maniére à traitter secrettement ces petites Opérations, sans que la maison puisse s’en apercevoir ; au surplus je t’avoue que si elles déplaisaient à mes chefs, je suis très décidé à les continuer & rondement, quelque Perspective brillante que puisse m’offrir ma Position dans n/ maison pour l’avenir ; car je t’avoue que je rougis d’être encore commis quoiqu’avancé ; dans ces circonstances ou un jeune homme actif & qui a des connoissances peut faire de tous côtés de jolies affaires, étant d’ailleurs facilité & pouvant l’être bien davantage comme tu le sais, il est des moments où entrainé par les Prestiges de l’ambition, & sans voir l’avenir je suis prêt à quitter la maison. Que penses-tu de ce que tu appelleras peut-être des Extravagances, après avoir vu cette même maison naître & s’accroître sans moyens, presque sans connoissance de la Part du chef primitif ; il est permis de donner cours à des idées flatteuses, & de faire de beaux Chateaux en Espagne ; Dans certains moments, je voudrois nous voir réunis, séparés des employés subalternes & opérant avec ardeur pour n/ chère mère &… 

Pas étonnant dès lors qu’à l’âge de 19 ans, il fonde une maison de commerce avec François et Henri Emonet, de Boudry, sous les auspices de Verdonnet, dès le 1er janvier 1795. Le capital se monte à 60000 livres, la validité serait de cinq ans et l’activité doit se passer à Paris et à Bordeaux. Ses associés sont mal choisis : ce sont de jeunes gens, l’aîné est un garçon estimable, le jeune n’a rien de bien recommandable, l’un ni l’autre ne sont dans le cas de conduire une maison, mais ils sont entreprenants & actifs de manière que  soumis à nos Directions, j’ai lieu de penser que nous ferons d’excellentes affaires… [6]

L’affaire fera long feu et moins d’un an plus tard, Pierre-Frédéric a reçu une volée de bois vert de son frère aîné ; il qualifie la lettre de désolante, pleine de dureté, de reproches, de froideur, voire de menaces… Il est contraint d’encaisser les remarques. La lettre réponse de Pierre-Frédéric laisse parler son affectivité et ses sentiments, mais il sait qu’il faudra résoudre le problème financier. La correspondance semble cesser pendant quinze mois. 

Au début de janvier 1797, Pierre-Frédéric est à Fleurier, il cherche du travail auprès d’une maison de commerce. Il se rend chez Bugnon l’Aîné Piaget & Cie. Il rencontre Constant Bugnon qui l’engage comme commis du 1er mai 1797 au 31 août 1800 avec pour appointement de 1500 livres la première année (une augmentation de 300 livres en deuxième année est prévue et 200 francs supplémentaires la troisième), la nourriture et le logement sont compris. Au terme de l’engagement, un intérêt peut être offert. Il travaillera à Lyon, puis à Gand. La dentelle occupe de nombreux ouvriers et ouvrières à domicile. Un entrepreneur leur fournit les piquées, le fil et vient rechercher la dentelle terminée qu’il commercialise sur les foires, dans les magasins spécialisés ou par l’intermédiaire d’un voyageur.

Claude, son frère, semble content de le voir continuer chez Bugnon, une maison ancienne & bien famée. Il envoie ce propos à JJF en déplacement à Naples.

Pour en savoir plus sur cette nouvelle activité, il faut recourir à d’autres sources, comme le fonds Bugnon au Service des Archives de l’Etat. Mme Marie-Louise Montandon l’étudie depuis plusieurs années pour évoquer une épopée parallèle à celle des indiennes : la dentellerie. Grâce à la correspondance, dès 1801, elle m’a fourni des informations sur Pierre-Frédéric Bovet. Celui se trouve rattaché à la succursale de Lyon; à ce titre, il voyage dans le centre et le sud de la France. Il écrit de Marseille (janvier et juin 1801),  d’Avignon (juin 1801). Il fréquente la foire de Beaucaire (août 1801), il se rend à Béziers (septembre 1801), à Carcassonne et à Montpellier (octobre 1801).

Dans ses lettres de 1802, Pierre-Frédéric envisage de s’associer à Bugnon Frères, mais il hésite car accepter le 20 % de l’affaire pour la gestion pénible qui serait la sienne, c’est peu tandis que ces Messrs seroient fort tranquillement à Fleurier à savourer le fruit de mes Peines. Pierre-Frédéric préférerait travailler pour la maison Besson Boiteux de Couvet. Néanmoins, il accepte les offres de Bugnon et une nouvelle société commence à la fin du mois d’octobre 1802 avec la retraite de Piaget. L’oncle Jean-Jacques-François Vaucher trouve un capital de 40000 livres (en fait il sera débiteur de son oncle, de sa mère et de son frère aîné). Il vendra des dentelles neuchâteloises, ainsi que celles de Flandre et du Puy.

En 1803, il fait plusieurs voyages en Flandre (Bruges et Gand) et dans le Midi (Avignon, Marseille, Aix, Toulon). Partout les affaires sont mauvaises, on observe de nombreuses faillites. Il se rend avec Edouard Bugnon à Nîmes, Montpellier, Carcassonne, Toulouse. Les frères Bugnon voyagent aussi isolément, l’un va en Italie, l’autre visite Genève, Bourgoin et Grenoble. La situation politique et militaire est marquée par la rupture du traité de paix de Lunéville entre la France et l’Autriche (1801) et la paix d’Amiens signée avec
l’Espagne en 1802. 

On se rend compte à la lecture de la correspondance que le moindre retard de la marchandise permet à la concurrence de passer la première chez les pratiques. C’est le cas en avril 1804 alors que Bobillier Besson et les Piaget ont devancé Bugnon Frères & Bovet dans le Midi, les ventes s’en ressentent. La lutte est fratricide.

La situation de Pierre-Frédéric change à la suite de la signature d’un nouveau traité en mai 1805, sa part dans la société se monte à 25 %, l’établissement de Lyon est fermé à l’automne. Il va travailler en Flandre pour acheter des dentelles, activité qu’il mène jusqu’en 1813. 

Il entre ensuite dans l’entreprise de VDC, il rejoint ses frères. Il sera chargé des achats de toiles vierges en Suisse orientale. Il opère dans l’Oberland zurichois, le Toggenburg, Winterthur, etc.

Les événements

La correspondance apporte des informations politiques et économiques sur l’actualité. Entre 1794 et 1813, les événements européens se succèdent et touchent parfois à la paix entre Etats, condition nécessaire à l’essor du commerce. Les deux frères, ainsi que d’autres collaborateurs, sont en quelque sorte des antennes pour les directeurs de la maison mère.

Le 8 octobre1797, on peut lire dans une lettre de Claude: Depuis qques tems les affaires de Commerce sont mortes & nous ne faisons presque rien, mais comme cette stagnation provient de la terreur qu’avoit inspiré le réveil subit des Républicains, cela ne durera pas, la modération avec laquelle ils ont agi jusqu’à présent est faite pour calmer toutes les inquiétudes : Paris est fort tranquile, mais les jeunes gens de la requisition sont obligés de se cacher car on en arrête tous les jours. [7]

Claude commente le 20 juin 1799 [2e Messidor de l’an 7] : Les événemens politiques qui viennent d’avoir lieu n’ont pas porté la moindre atteinte à la tranquilité ni aux divertissemens publics ; indépendamment du changement de Directeur que vous connaissez par les Journaux, on assure que celui de tous les Ministres, celui de la Justice excepté, est décidé, on nomme déjà les remplaçans, qui seront Dubois Crancé pour la Guerre, Réal pour la Police etc etc.

Quoique l’Opinion publique se manifeste peu, il est facile de reconnoître qu’elle approuve ces changemens, le Peuple étoit lassé de l’hermaphrodisme de ses Gouverneurs ; il attend plus d’énergie des nouveaux. [8]

Pierre-Frédéric est plus disert, mais il le fait en prenant les précautions d’usage (ou est-ce par conviction ?). Il vit les événements à Bordeaux.

  1. Il emploie le calendrier républicain, établi par la Convention nationale par une loi du 6 octobre 1793, mais commençant théoriquement le jour de la proclamation de la République le 22 septembre 1792.
  2. Il appelle son frère : Citoyen ! tant dans l’adresse postale que dans l’entête intérieure. Il use de formules dans les salutations telles que : Adieu mon cher, sois toujours bon républicain ; il n’y a que la Liberté qui puisse rendre les hommes heureux, faisons le bien soyons toujours droits & honnêtes (…)
    Plutôt la mort que l’Esclavage C’est la devise de PF Bovet.

Rappelons-nous que l’esclavage a été aboli par la Convention en 1794.

Le 7 novembre 1794 [17 brumaire 3], Pierre-Frédéric évoque la ville de Bordeaux :

Bordeaux, cette cité si patriote dont l’esprit est si bon & si conforme aux Principes, qui a souffert avec resignation prés d’un An de Dénuement absolu dont les habitants plus qu’aucuns dans la République ont fait des Dons immenses à la Patrie, dont plusieurs sont morts injustement sans se plaindre, satisfaits de verser leur sang même sur l’Echafaud, lorsqu’il s’agissoit d’assurer le Retour de la tranquillité ; Bordeaux en un mot le Centre des Vertus civiques, tant calomnié par des hommes qui vouloient l’inonder de sang, par des prisons & de vils scélérats. Cette importante ville est enfin reconnue & rentrée dans la loi. Un courrier extraordinaire nous l’apprend, tous les Citoyens se reunissent pour procéder à des Réjouissances publiques. Vive la République, vive la convention nationale qui par sa sagesse & sa Justice nous rend l’honneur et la Vie ; Quel avenir heureux s’offre à mes Regards ; nous allons oubliés sous un Régime bienfaisant les longues horreurs dont des Tigres emprisonnoient notre Existence, les Complices de l’Infernal Lacombe sont enfin jugés, l’un Guillotiné les autres vingt ans de fers. La liberté ou la mort.

P.F. Bovet. [9]

Tous les correspondants de Jean-Jacques-François Bovet écrivent sur les événements. C’est le cas aussi d’Henri Bonhôte qui vit à Paris.

Le 4 avril 1795 [14 Germinal 3], il annonce que

Depuis trois jours les honnêtes Gens luttent contre les Coquins. La Victoire a été longtems indécise cependant dans ce moment le bon parti paroit avoir entiérement le dessus ; Les Jacobins où Royalistes ont fait usage De tous les moyens qu’a pu inventer leur scélérateur pour se remonter, la Convention a été bien près de sa perte & sans l’énergie de qques membres nous aurions vu de nouveau la terreur à l’ordre du Jour & la Guillotine permanente. [10].

Il évoque l’arrestation et le jugement contre Collot Billaud, Barrère, Cambon. Paris est en état de siège. Deux jours plus tard, Bonhôte signale que les assignats ne vaudront bientôt plus rien. Il parle dans plusieurs lettres de la disette, les faubourgs demandent du pain à hauts cris. On craint le pire dont les pillages et la réglementation sur certains produits.

Commercialement ces informations valent leur pesant d’or car on n’enverra pas de marchandises en période troublée, on sait que la vente sera nulle. 

La famille

Orphelins de père, les trois frères prennent grand soin de leur mère, Suzanne-Esther Bovet née Vaucher. Elle possède un petit capital qui fructifie, ainsi que des terres dans le Val-de-Travers. Nombreuses sont les lettres qui évoquent son frère, Jean-Jacques-François Vaucher, directeur à Cortaillod. L’oncle Vaucher est une référence pour les trois frères. Il faut avouer qu’il dirige la plus grande manufacture du pays, qu’il connaît la branche au point qu’on lui demande la rédaction d’un rapport sur le sujet, qu’il adresse au Conseil d’Etat en 1815. [11]

La présence à Bordeaux, à Paris, à Gand ou en Italie des membres de la famille permet l’achat d’objets que l’on ne trouve pas à Neuchâtel. La liste des acquisitions par cette voie est longue : vin, cigares, habits, ameublement, vaisselle, livres, instruments de musique, etc. 

Les cancans sont nombreux et l’on s’empresse de raconter les amourettes des uns et des autres, les idylles, les mariages. Les Bovet semblent plus intéressés par les affaires que par la création d’une famille. Pierre-Frédéric l’écrit souvent à son frère aîné.

Jean-Jacques-François se marie en 1813 à 42 ans avec Laure-Renée Borel, fille d’Erhard, papetier à Serrières.

Claude-Abram épouse Louise Bovet (fille de Jean-Jacques Bovet-Paris) à 38 ans en 1811.

Pierre-Frédéric épouse en 1821 à 46 ans Suzanne-Marie-Henriette Bonhôte.

Conclusions

La correspondance apporte souvent des détails inédits sur des faits mal connus. Le Fonds Guebhard évoque notamment la création d’un débouché de VDC en Autriche à Neunkirchen en 1819. Il s’agissait de maintenir une ouverture dans le Royaume lombard-vénitien et dans certaines villes italiennes, victimes de mesures protectionnistes prises par l’Empire d’Autriche-Hongrie. Jusqu’à ce jour, on n’en connaissait pas les détails. Vous les trouverez dans l’exposition : Toiles peintes neuchâteloises, techniques, commerce et délocalisation, mais surtout dans la NRN [12].

  1. L’histoire de trois frères Bovet montre qu’à l’époque des liens de parenté sont un ciment pour mener à bien des affaires. Jean-Jacques-François, fort de l’expérience de ses voyages à l’étranger et de sa présence aux foires européennes, Claude-Abram, instruit de la vente dans un magasin dans une ville comme Paris, Pierre-Frédéric, commerçant dans le secteur des dentelles à Lyon et à Gand, devenu acheteur officiel de toiles brutes en Suisse orientale, forment le noyau dur de l’entreprise.
  2. Malgré l’esprit de famille, on ne fait pas de concessions, pas de « passe-droit ». Pierre-Frédéric devra prouver ses compétences avant d’être engagé chez VDC. Le simple fait d’être le frère, le fils ou le neveu n’apporte pas assurément la sécurité de l’emploi.
  3. Au-delà de cette famille, on constate qu’il y a une foule de Neuchâtelois engagés dans la production et la vente de dentelles ou de tissus d’indiennes à travers l’Europe. On songe ici sur ces quelques années aux Charrère, Bugnon, Piaget, Landry, Borel, Dubois, Besson-Boiteux, Courvoisier, Henriod, Berthoud à Lyon, Petitpierre, Petitjean, Terrisse et Carbonnier à Paris, à l’indienneur Mellier près de Bordeaux, aux frères Emonet à Bordeaux et Paris, à Guyenet à Hambourg, etc. La liste est loin d’être exhaustive.
  4. Les Neuchâtelois se retrouvent aussi dans les Etats allemands, en Italie, en Autriche, en Espagne, au Portugal, voire en Amérique. L’histoire détaillée de cette diaspora reste à étudier.
  5. Les branches textiles comme les filatures, les ateliers de broderie, les manufactures d’indiennes, les ateliers de dentelles, la passementerie forment une grande famille et les vendeurs s’approvisionnent de tous les articles disponibles à plusieurs maisons de commerce. Il faut rompre avec l’idée qu’une manufacture avait un circuit exclusif d’écoulement d’un seul produit. Le tissu commercial est très complexe.
  6. L’étude de cette complexité promet de beaux jours de recherche aux jeunes historiens, pour peu qu’ils acceptent les contraintes d’une quête de longue durée, protéiforme, foisonnante et parfois malaisée.

Notes

  1. Grellet, Jean, Chronologie de la famille Bovet…, AEN, manuscrit, 1885. Un fascicule fut publié
    en 2003 par la Caisse de famille Bovet.
  2. Bovet, Pierre, Un siècle de l’histoire de Grandchamp, 1965, p.24
  3. basin, étoffe croisée, dont la chaîne est en fil et la trame de coton.
  4. MS 2112, 205, n° 3, Bordeaux le 20e Vendémiaire de l’an 3e [11 octobre 1794]
  5. MS 2112, 205, n° 7, Bordeaux le 17e Brumaire de l’an 3 [7 novembre 1794]
  6. MS 2112, 205, n° 12, Bordeaux le 4e Ventose de l’an 3 [22 février 1795]
  7. MS 2112, 195, n° 10
  8. MS 2112, 195, n° 15
  9. MS 2112, 205, n° 6
  10. MS 2112, 171, n° 2
  11. NRN 89-90, p.23-25
  12. op. cit. p. 27-58