Bulletin 34 / Avril 2008

Les Rossel d'Auvernier, un divorce qui mène loin...

par Françoise Favre

Un divorce en 1739...

Dans le Bulletin 29 de septembre 2006 , je racontais comment le hasard m’avait amenée à faire pour le compte de deux correspondants bretons des recherches sur le couple Abram Rossel et Madeleine Richardet, mariés à Auvernier
le 27 février 1728, dont le fils Joseph alias Abraham est allé se marier à Brest en 1754.

La suite de mes recherches m’a mise sur la piste d’une étrange affaire.

Une fiche de la cartothèque des Archives de l’Etat de Neuchâtel (AEN) indiquait « divorce en 1739 » et renvoyait au Manuel de justice Matrimoniale de Neuchâtel pour cette année.

On peut y lire qu’en juillet 1739 « Abram Rossel, d’Auvernier, a demandé d’avoir son divorce d’avec Madelaine Richardet sa femme, vu qu’elle a été flétrie ayant été fouettée par la main du bourreau de Colombier le 29 mai 1731 et bannie de ce pays pour toute sa vie. (…) Ledit Rossel affirme sous serment ne l’avoir point vue et n’en avoir aucune nouvelle dès le temps qu’elle fut bannie ».

La famille de l’ex-épouse, demeurant à Auvernier, ne s’oppose pas au divorce, aussi la chambre de justice matrimoniale accorde-t-elle le divorce audit Rossel, moyennant un émolument de 8 batz, avec la liberté de se remarier… ce qu’il fait le 22 août suivant.

... et un jugement en 1731

Ma curiosité étant excitée, j’ai voulu savoir quel crime avait bien pu commettre Madelaine Richardet pour mériter un châtiment si grand. Je suis donc allée consulter le Manuel de justice de Colombier (dont dépend Auvernier) pour l’année 1731.

On y apprend qu’en novembre 1730, Madelaine Richardet a été surprise à dérober des carottes dans un champ appartenant à Martin Hinche, aux Ruaux-rière-Colombier, et qu’elle en a volé une pleine corbeillée. Pour ce vol, elle est citée 3 fois en justice, mais à chaque fois, elle s’abstient de comparaître. Finalement elle se présente le 7 février 1731, assistée de son mari, Abram Rossel. Elle minimise les faits et affirme n’avoir voulu prendre que les trois carottes qu’elle avait en main au moment où elle a été surprise. Plusieurs témoins
sont appelés à la barre.

Le procès verbal de la comparution n’a rien à envier aux situations embrouillées qui résultent de relations familiales complexes telles qu’on peut en lire aujourd’hui dans nos journaux !

Finalement, Madelaine Richardet « est condamnée à devoir être mise au tourniquet : mais pour une raison qu’ils [les juges] ont par devers eux, elle ne sera point tournée« . La sentence est exécutée le même jour et « ladite Madelaine Richardet a été mise et fermée au tourniquet où ayant été, on l’a sortie et renvoyée chez elle« .

Un peu plus loin, on apprend que Madelaine Richardet est arrêtée le 7 avril 1731, par ordre de Messieurs de la Justice de la Côte, et « qu’elle fut saisie, conduite et incarcérée aux prisons et maisons fortes dans le Château de Colombier« .

Cette fois, lors de l’interrogatoire, elle avoue différents larcins commis l’hiver passé et l’année précédente. Il s’agissait « de vieilles fermantes et de vieux fers : pentures de porte, gonds, verrous, petites serrures, harpes d’un vieux rouet, qu’elle avait pris à dessein de les vendre.« 

Il y a aussi une histoire de dette qu’elle avait envers David Humbert. Elle lui a donné un billet de cautionnement de son oncle Jean Rossel. Mais c’était un faux billet qu’elle a fait écrire par le Sieur secrétaire Perrenoud, et qu’elle fait ensuite signer du nom dudit Jean Rossel par le fils du sautier Braillard… sans en dire un mot à son oncle bien entendu !

Le 26 mai 1731, la chambre de justice, présidée par Monsieur Le Chambrier, Maire [1] de Colombier, fait à nouveau comparaître l’accusée. Il lui est fait « une forte et sérieuse exhortation de donner gloire à Dieu en confessant ses fautes naïvement sans cependant se faire tort« .

Plusieurs chefs d’accusation sont portés contre elle, et du compte-rendu de l’interrogatoire il ressort qu’elle n’agissait pas seule. Elle avoue plusieurs vols de ferrures (à la sollicitation de sa tante Esabeau Richardet, femme à Jean Henry Rossel, d’Auvernier), le faux billet de cautionnement, le vol « de fleurs à un pêcher qui est dans une vigne de son cousin Jean Jacques Jeannin et c’était pour boire dessus » ; elle reconnaît aussi « que l’année passée, lorsqu’il surent que la Seigneurie voulait leur ôter la vigne qu’ils cultivaient dès longtemps, ils allèrent couper un jeune noyer et un poirier qu’il y avait dans la dite vigne. Son mari les ayant coupés, elle l’aida à porter les branches dehors » et enfin une histoire plus rocambolesque : « ayant entendu un meunier de Serrière qui avait amené de la farine à Auvernier dire qu’il en avait amené pour une Richardet qu’il ne connaissait pas, elle s’avança et dit que c’était elle, et de la farine elle fit son levain. »

Mais elle refuse de confesser tout autre larcin que ceux-là. Aussi Monsieur le Maire demande que la question lui soit appliquée. « Il la fait accrocher à la question et fait semblant de la faire lever. En cette situation il lui a renouvelé toutes les questions sur lesquelles elle a constamment persisté à nier et dire que depuis qu’on la démembrerait membre après membre, on ne lui fera jamais confesser autre chose que ce qu’elle a avoué. »

Sur ce, on la fait reconduire en prison tandis que les juges se retirent pour délibérer.

Monsieur le Maire commence par présenter à Messieurs de la Justice « le grand préjudice qui surviendrait à la société si on ne réprimait pas de semblables actions » et réclame un châtiment sévère, qui serve d’exemple public.

Après avoir examiné les informations reçues et « invoqué le Saint Nom de Dieu qu’Il leur fasse grâce de rendre un jugement juste et équitable« , les juges tiennent conseil. Ils reconnaissent Madelaine Richardet grièvement coupable de larcins « chaque fois que l’occasion s’est présentée ; coupable d’avoir récidivé plusieurs fois et d’en avoir fait métier ; coupable « de ruse » dans l’affaire du faux billet; coupable surtout « d’avoir dérobé des fermantes et serrures employées à la garde des vignes« , c’est-à-dire d’avoir porté atteinte au patrimoine le plus précieux, source de revenus de la communauté.

La sentence tombe et sera exemplaire : pour toutes ses mauvaises actions, Madelaine Richardet sera fouettée par les quatre rues du village et bannie de cet Etat pour toute sa vie, sans pourvoir y rentrer jamais sous peine de mort.

La peine est exécutée le 29 mai 1731 et j’ai retrouvé dans les archives de la Justice la facture du bourreau Jean Henri Cornu ainsi libellée :

« Le 28 mai 1731, j’ai été à Colombier pour faire conduire Madeleine Richardet devant la cour de Justice, 4 £ pour ma journée.
Le 29 mai, pour l’avoir attachée 7 £, pour fustiger 7 £.pour ma journée 4 £, pour mes dépens 4 £ 6, total 21 £ 6 : »

Je n’ai pas trouvé trace dans le manuel de justice de peines qui auraient été infligées aux comparses ou « complices » citées par l’accusée : sa tante Esabeau Richardet et sa tante Marie Richardet, son mari Abram Rossel et Denis Humbert, le serrurier, qui lui achète les ferrures valant 1 batz la livre, les pèse, en compte 3 livres mais ne lui en donne que 2 batz !

Aucune de ces personnes ne semblent avoir été inquiétées !

D'Auvernier à Brest ...

Lors du jugement, Abraham, le fils de Madelaine Richardet et d’Abram Rossel a 2 ans. Je ne l’ai pas trouvé parmi les catéchumènes de Colombier ni d’Auvernier. Il semble donc probable que sa mère l’ait emmené avec elle.

On retrouve Abraham à Brest en 1752, lors d’un baptême où il est parrain et signe Joseph Abraham Rossel. Il est dit « de cette paroisse depuis 2 ans ». 

Quant à Madelaine Richardet, sa trace est totalement perdue. On sait seulement que lorsque son fils se marie, en 1754, elle est déjà décédée (elle aurait eu 46 ans) et que le décès ne figure pas dans les registres de Brest.

Joseph Abraham épouse Anne Le Dalidec le 2 septembre 1754. Il est mort le 15 mai 1771 à Brest âgé de 41 ans. Sa femme meurt deux mois plus tard, le 30 juillet 1771. Le couple a eu 3 enfants, deux filles mortes en bas âge et un fils, François Marie, qui est à l’origine d’une nombreuse descendance.

... et Cherbourg

C’est en consultant le Dossier particulier Rossel aux AEN que j’ai été mise sur la piste de cette descendance, en tombant sur une intéressante correspondance entre André Dupont, domicilié à St-Lô (Manche) et Monsieur Courvoisier, alors archiviste adjoint à  Neuchâtel.

La lettre d’André Dupont, datée de 1971, commence ainsi : « Chargé de préparer la réédition des œuvres du chansonnier dialectal cherbourgeois Alfred Rossel (1841-1926) [2], et sachant que son patronyme n’était pas normand, j’ai été amené à faire des recherches sur les origines familiales de ce personnage. (…) C’est ainsi que j’ai pu remonter jusqu’au mariage de Joseph Abraham Rossel fils d’Abraham et de Madelaine Richardet, de la communauté d’Auvergne (sic) en Suisse, comté de Neufchatel…« .

Il demande à l’archiviste de bien vouloir faire quelques recherches sur ce couple et obtient la confirmation de l’origine neuchâteloise de la famille Rossel d’Auvernier. A noter que dans sa réponse, M. Courvoisier tait le divorce du couple et la condamnation de Madelaine Richardet…

Quelques semaines plus tard, André Dupont envoie aux AEN une généalogie de la famille Rossel issue de Joseph Abraham, originaire d’Auvernier, accompagnée du texte de la causerie qu’il a donnée devant la Société d’archéologie et d’histoire du département de la Manche le 29 juillet 1971.

Louis Théodore Alfred Rossel est l’arrière arrière petit-fils de Joseph Abraham Rossel. Il est né le 6 mars 1841 à Cherbourg où il passera toute sa vie. Son père, Thomas César Alexandre Rossel était né en 1805 à Anvers, mais la famille s’installe en 1811 à Cherbourg. Depuis plusieurs générations, la famille Rossel est au service de la Marine et elle compte parmi ses membres plusieurs officiers de Marine. Alfred Rossel, lui, occupe un modeste emploi à l’Inscription maritime. Il épouse Marie Alexandrine Groult et le couple n’aura pas d’enfant. Alfred Rossel est décédé le 17 décembre 1926 à Cherbourg.

C’est vers 1872 qu’il commence à composer des chansons pour des fêtes et des sociétés folkloriques régionales. Il écrit ses textes en dialecte normand du Cotentin, celui de la région de Cherbourg. Leur succès est foudroyant et on les chante toujours dans les  assemblées normandes comme dans les fêtes familiales. Aujourd’hui, la plus célèbre de ses chansons « Sus la mé » est considérée comme le véritable « hymne national » du Cotentin.

« Ainsi, écrit André Dumont à Monsieur Courvoisier, lui qui descend patronymiquement d’une famille originaire du canton de Neuchâtel qui a fait un long périple par Brest et Anvers avant de jeter l’ancre à Cherbourg, il fut le premier en Cotentin à utiliser le dialecte normand à des fins littéraires… cela ne saurait être oublié ! (…) Et ce qui n’est pas niable, c’est que Louis Théodore Alfred Rossel ait fait honneur au pays qui avait su, il y a plus de 150 ans, adopter sa famille ». 

Selon l’annuaire du téléphone, il reste encore une demi-douzaine de Rossel en Bretagne et en Normandie, qui sont peut être les lointains descendants d’Abraham Rossel et de Madelaine Richardet d’Auvernier… et quelques autres encore en France, qui ne portent plus le nom de Rossel mais sont tout de même des descendants de ce couple. J’en connais quelques uns, mais… chut ! Je ne dirai rien !

Françoise Favre-Martel

Notes

  1. Dans l’ancien régime, le maire, nommé par le conseil d’Etat, a une fonction judiciaire uniquement et c’est lui qui choisit les justiciers
  2. André Dupont (ed.), Chansons normandes, Coutances, OCEP, 1974