Bulletin 38 / Septembre 2009

C’était au temps où la roulotte brinquebalante et le cheval étique étaient un luxe inouï ou comment vivaient les gens errants dans la première moitié du XIXe siècle

par Germain Hausmann

Quand ma grand-mère laissait une assiette vide à table pour les heimatlos, elle ne pensait pas aux apatrides (qui pouvaient avoir métier, domicile et fortune), mais aux gens sans feu ni lieu, aux SDF comme nous les appelons “joliment” actuellement dans notre  jargon « administrativé », les “sans domicile fixe”. Elle voulait suivre les préceptes de sa religion qui lui enjoignait de recevoir les plus pauvres d’entre nous. Et ils ne manquaient pas au dire de ma mère à venir prendre un repas dans cette maison accueillante, car elles ne l’étaient pas toutes. Ils devaient se passer le mot.

Le plus souvent, il s’agissait de vagabonds, de personnages tombés dans l’alcoolisme et la misère à la suite de malheurs, d’une inadéquation rédhibitoire à la société dans laquelle ils vivaient, de marginaux de tout poil et de tout pedigree. Ils avaient pour la plupart de la famille, une commune d’origine et leur vagabondage n’était qu’un destin personnel choisi plus ou moins volontairement. Tout autre était la destinée de ceux qui voyageaient par hérédité, de ces nomades qui de génération en génération passaient d’un coin à l’autre de notre pays en essayant de survivre en effectuant des petits travaux, aiguisage des couteaux et divers travaux de vannerie. Ces “tsiganes”, on dit chez nous “Jénisch”, la plupart de souche helvétique, nomadisaient en Alémanie, aucun groupe n’était issu de nos contrées romandes.

Aussi, lorsque 25 à 30 personnes entrèrent fin avril 1843 dans notre canton, elles firent impression. Ces gens campaient dans les bois des environs d’Enges. Les habitants de cette localité vivaient dans une grande inquiétude, car ils mendiaient par troupes et  faisaient du feu dans les forêts. Le lendemain de leur arrivée, le 5 mai, la Direction de police est avertie. Elle a aussitôt demandé un renfort de six hommes au corps des instructeurs qui, avec les gendarmes dont elle pouvait disposer, ont été envoyés à la recherche de ces pauvres hères.

À neuf heures du soir, le 4 mai, les agents de police sont revenus, ayant pris dans leurs filets trois familles d’heimatlos, composées de 18 individus. Ils les avaient arrêtés dans la Côte de Chaumont au-dessus de Savagnier. Une seule famille, comptant 5 personnes,  avait pris les devants et avait réussi à échapper aux poursuites policières, mais ce n’était que partie remise. Le 5 juin, ces individus sont arrêtés à Savagnier, dans un champ où ils faisaient du feu. Tout ce beau monde a été transféré dans les prisons de la  gendarmerie.

Amenés devant la Direction de la police, ils ont été interrogés. Voilà une occasion rêvée pour connaître comment vivaient ces gens et quelles étaient leurs conditions de vie. Nous allons les laisser parler dans les pages qui vont suivre et décriront par la suite les conséquences de cette affaire. (NB. Les transcriptions ci-dessous ne sont pas toujours fidèles à la lettre, mais l’esprit est toujours respecté)

Voyons tout d’abord quels étaient leur nom. Il y a donc 4 familles : la famille Beck composée de Sebastian Beck, 32 ans, et sa femme Marianne Mayer, 36 ans; la famille Waibel comportant Peter Paul Waibel, 40 ans, son compagne Anne Marie Wächter, environ 30 ans, et leurs six enfants (une fille de 14 ans, un garçon de 11 ans, un garçon de 5 ans, un garçon de 2 ans, une fille de 18 mois et un garçon de 9 semaines); la famille Reichenbach avec le père de famille, Jacob Reichenbach, 60 ans, sa femme Catherine Huseri, 40 ans, et leurs six enfants (un garçon de 15 ans, un autre de 13 ans, un troisième de 11 ans, une fille de 8 ans, une fille de 2 ans et un garçon de 10 mois); la famille de Joseph Siegel, 33 ans qui vit depuis 4 ans avec Marianne Strubi, 28-29 ans, dont il a une petite fille de 2 ans; avec eux vit une fille de Marianne Strubi, âgée de 11 ans et un jeune homme, Joseph Schneider, 20 ans, qui a été recueilli par eux. Il y a donc en tout cinq hommes, quatre femmes et 14 enfants.

a) Leurs origines

Q = Question / R = Réponse

(Sebastian Beck) :

  • Q : D’où il est originaire ? R : Du monde entier, n’ayant point de patrie.
  • Q : Où il est né ? R : Il n’en sait rien. Il n’a jamais connu son père ni sa mère.

(Marianne Mayer)

  • Q : Où est-elle née ? R : A Altdorf canton d’Uri où elle a été baptisée comme heimatlos.
  • Q : D’où étaient son père et sa mère ? R : Sa mère était une heimatlos suisse. Elle suivait les troupes françaises comme vivandière. Il est probable que son père était un soldat.

(Peter Paul Waibel)

  • Q : Où et quand il est né ? R : A Boswil, canton d’Argovie où il a été baptisé en 1803. Il ne peut en préciser la date, car le préfet a toujours défendu qu’on lui délivre son acte de baptême.
  • Q : Quels renseignements il peut donner sur son père et sa mère ? R : Aucun sinon que son père et sa mère étaient heimatlos.

(Anne Marie Wächter)

  • Q : Quel est son âge et son origine ? R : Elle ignore son âge, mais qu’elle doit avoir environ 30 ans. Elle est née dans le grand duché de Bade. Son père et sa mère, son grand-père et sa grand-mère étaient déjà des heimatlos.

(Jacob Reichenbach)

  • Q : Où est-il né ? R : Il est né en Autriche près de Vienne dans un camp militaire.
  • Q : Ce qu’il sait de l’origine de son père et de sa mère ? R : Son grand-père, protestant d’origine, devenu catholique, s’est rendu en Autriche. Il est entré au service militaire et il y est mort. Son père était un enfant de troupe (Les enfants de militaire suivaient la troupe en remplissant des fonctions adaptées à leur âge. Ils étaient souvent tambours). Plus tard il est devenu soldat autrichien et est mort dans une bataille à la prise de Vienne par les Français (sans doute Wagram, 1809). Sa mère était originaire du canton de Saint-Gall,  elle avait épousé son père sous les drapeaux.

(Catherine Huseri)

  • Q : Où elle est née ? R : Elle est née près de Bremgarten dans le canton d’Argovie où elle a été baptisée par un prêtre catholique.
  • Q : ce qu’elle connaît de l’origine de son père et de sa mère ? R. Ils étaient l’un et l’autre heimatlos.

(Joseph Siegel)

  • Q : Où il est né ? R : A Merenschwand, canton d’Argovie, où il a été baptisé dans l’église catholique le 7 juillet 1810.
  • Q : d’où son père et sa mère étaient originaires ? R : Que son père et sa mère ont toute leur vie été heimatlos.

(Marianne Strubi)

  • Q : Où elle est née ? R : Elle n’en sais rien. Elle n’a jamais connu ni son père ni sa mère.
  • Q : Si elle a été baptisée ? R : Elle n’en sait rien.

(Joseph Schneider)

  • Q : Où il est né ? R : A Fatz (?) dans le canton des Grisons où il a été baptisé.
  • Q : Ce qu’il connaît de ses père et mère ? R : Il n’a jamais connu son père et sa mère était heimatlos.

b) Leur éducation

(Sebastian Beck)

Depuis son enfance, il a toujours été avec des mendiants, tantôt avec les uns, tantôt avec les autres. Il a appris des mendiants qui en ont pris soin que sa mère l’avait abandonné dans le canton de Schaffhouse à l’âge d’un an et demi pour suivre des soldats autrichiens.

  • Q : Quelle religion il professe ? R : Il n’a jamais reçu aucune instruction religieuse. Il n’a été qu’une seule fois dans une église pendant toute sa vie et cela à l’âge de 10 ans.
  • Q : S’il sait lire et écrire ? R : Il ne connaît pas même une lettre de l’alphabet.
  • Q : S’il parle une autre langue que l’allemand ? R : Non.

(Peter Paul Waibel)

Il n’a reçu aucune instruction religieuse quelconque et ne sait ni lire ni écrire.

(Jacob Reichenbach)

Il a été élevé dans les camps [militaires]. Depuis l’âge de 14 ans, il a servi dans les armées autrichiennes en qualité de tambour jusqu’à l’âge de 22 ans.

  • Q : Quelles circonstances l’ont amené dans ce canton ? R : Il était arrivé dans le canton de Berne où il a fait la rencontre de Sebastian Beck dont il a été question ci-devant. Il l’a suivi pour apprendre auprès de lui à faire des hottes et des paniers afin de pouvoir plus tard enseigner cette industrie à son fils aîné.

(Catherine Huseri)

Elle a perdu sa mère à l’âge de 6 ans.

  • Q : Par qui elle a été élevée ? R : Par d’autres heimatlos qui ont pris soin d’elle et qui l’ont conduite avec eux dans leur vie nomade.

(Marianne Strubi)

Elle a été élevée par d’autres heimatlos, car elle n’a jamais connu ni son père ni sa mère.

(Joseph Schneider)

Sa mère est morte lorsqu’il n’était âgé que de huit ans.

  • Q : Qui a pris soin de lui ? R : Des heimatlos. Il a circulé tantôt avec les uns tantôt avec les autres. Il est heureux lorsqu’il se trouve avec un homme qui peut lui apprendre à gagner quelque chose en travaillant.

c) Leurs métiers

(Sebastian Beck)
Les heimatlos vivent ordinairement plusieurs ensemble. Lorsqu’ils le peuvent, ils font des corbeilles et les vendent, mais leur principale et presque unique ressource est la mendicité. Chaque famille pourvoit à ce qui la concerne. Lorsque la mendicité se fait en commun, ils en partagent entre eux le produit.

(Peter Paul Waibel)
Il fait des paniers, des corbeilles, des vans, des cages pour les oiseaux, de l’amadou.

(Joseph Siegel)
Autant qu’il peut, il s’occupe à faire des corbeilles, des paniers, des chaussons en lisières. En automne et en hiver, il prend des oiseaux. Sa femme avec l’aîné de ses enfants vont mendier.

d) Leur errance

(Sebastian Beck)

  • Q : Dans quels endroits il a passé sa vie ? R : Dans tous les cantons de la Suisse, excepté celui de Genève, mais essentiellement dans les cantons allemands. Une seule fois il a mis le pied hors de la Confédération, ayant été conduit par la gendarmerie bâloise à travers le Rhin dans le Grand Duché de Bade; mais le lendemain, la gendarmerie badoise l’a reconduit sur le territoire suisse.
  • Q : S’il n’a jamais fait un séjour prolongé dans un même endroit ? R : Non, pendant toute sa vie, il n’a pas été plus de trois jour au même lieu.
  • Q : S’il a été fréquemment arrêtés par les gendarmeries des cantons ? R : Il ne s’est encore jamais passé une semaine sans qu’il ait été arrêté plusieurs fois. Il arrive qu’il est arrêté trois à quatre fois par jour, étant rejeté par un canton dans un canton voisin et par celui-ci sur le précédent.

(Marianne Mayer)

  • Q : Où est a passé sa vie ? R : Tantôt ci tantôt là. Elle n’a jamais eu de domicile fixe. Elle a continuellement rôdé et a toujours été rejetée d’un canton sur un autre.

(Peter Paul Waibel)

  • Q : Où il a passé sa vie ? R : Elle a été plus errante qu’on ne peut l’imaginer. Dès sa plus tendre enfance, il a été journellement rejeté d’un pays sur un autre. Il a parcouru les vingt-deux cantons de la Suisse et même parfois rejeté sur les états frontaliers, tels que le grand duché de Bade, la France, la Savoie et l’Italie, mais toujours ces États l’ont refoulé sur la Suisse qui est au fond sa véritable patrie. Étant continuellement repoussé d’un canton sur l’autre, il ne peut pas dire d’un jour à l’autre sur quel territoire il se trouvera le lendemain.


(Anne Marie Wächter)
Depuis qu’elle est au monde, elle n’a jamais demeuré dans un même lieu plus de huit jours, excepté lorsqu’elle était en couches. On lui laissait alors tout juste le temps nécessaire pour se rétablir et recommencer la même vie.

(Jacob Reichenbach)
Après avoir reçu son congé militaire, il est venu en Suisse, aux Grisons, où il a fait un séjour de deux ans. Ensuite, il s’est rendu en Italie où il a passé quelques mois, puis il est revenu dans les cantons du Tessin, de Schwyz, d’Uri, etc. Depuis l’année 1817, où l’on a pris en Suisse des mesures contre les heimatlos, il n’a plus pu séjourner nulle part. Il a été continuellement été arrêté et rejeté d’un canton sur un autre.

(Catherine Huseri)
Depuis son enfance, elle n’a jamais passé plus de deux nuits de suite dans un même lieu. Elle a été continuellement repoussée d’un canton sur un autre et reconduite de frontière à frontière sans cependant jamais être sortie de Suisse.

(Joseph Siegel)
Depuis son enfance, il a toujours été repoussé d’un canton sur l’autre. Les cantons où il a été les plus fréquemment sont ceux de Berne, de Bâle, d’Argovie et de Fribourg. Il lui est déjà arrivé de passer toute une année seul avec sa famille. 

(Marianne Strubi)
Elle a continuellement circulé d’un lieu dans un autre, en Suisse, en France, dans le grand duché de Bade et jusqu’en Italie, mais on l’a toujours repoussée sur la Suisse.

d) Leur séjour à Neuchâtel

(Sebastian Beck)
Il a été conduit une fois dans le canton de Neuchâtel par la police bernoise, du côté du Landeron, il y a un an environ. Le même jour, il est déjà retourné de lui-même sur le territoire bernois par un autre endroit. 

(Marianne Mayer)
C’est la première fois qu’elle a été dans le canton de Neuchâtel. En général, elle a toujours parcouru les cantons allemands.

(Peter Paul Waibel)
Il s’y trouve seulement pour la seconde fois.

(Jacob Reichenbach)
C’est la première fois qu’il arrive dans le canton de Neuchâtel.

(Joseph Siegel)
C’est la première fois de sa vie qu’il y vient.

(Marianne Strubi)
C’est la première fois.

e) Leurs délits

(Sebastian Beck)

  • Q : S’il a été puni pour sa vie vagabonde ? R : Il ne l’a jamais été. On s’est toujours borné à le reconduire à la frontière par des chemins détournés.
  • Q : S’il a été fréquemment arrêtés par les gendarmeries des cantons ?
  • Q : Si lui ou ses camarades se sont livrés au vol ? R. : Quant à lui, il n’a jamais volé. À sa connaissance, les autres ne l’ont pas fait. Ils prennent seulement les objets qui leur sont rigoureusement nécessaires, comme du bois pour faire du feu, ou des osiers pour faire leur panier.

(Peter Paul Waibel)
Il n’a jamais subi de jugements criminels, mais il a été fréquemment bâtonné dans les cantons de Lucerne, de Zurich, d’Argovie et de Soleure pour avoir violé la défense qui lui était faite de rentrer dans ces cantons, bien que ce ne soit pas volontairement qu’il ait  enfreint ces défenses. Il a reçu à réitérées fois trois, six et jusqu’à douze coups de bâton. 

(Jacob Reichenbach)
Il n’a jamais été puni pour son vagabondage. On s’est toujours borné à le reconduire aux frontières.

(Joseph Siegel)
Non. Lorsqu’il était arrêté, on s’est toujours borné à le reconduire à la frontière. Il est connu dans presque toute la Suisse et l’on ne peut lui reprocher le moindre vol. Seulement, ils sont obligés de prendre du bois dans les forêts pour faire leur feu et du bois de travail pour leurs ouvrages. En général, on ne leur dit rien pour cela. 

f) Leurs conditions de vie

(Sebastian Beck)

  • Q : Quels sont les endroits où ils logent lorsqu’ils sont en liberté ? R : Ordinairement dans les forêts à une petite distance des habitations. Quelquefois, surtout en hiver, ils logent dans des habitations isolées chez des paysans. Cependant, en hiver, il arrive souvent qu’ils sont obligés d’ôter deux pieds de neige [60 cm] pour se préparer une couche. Quant à la nourriture, ils en ont heureusement toujours eu assez.
  • Q : Si tous les heimatlos vivent en bonne intelligence ? R : Oui. Ils sont déjà assez malheureux d’être hors de la société humaine, sans encore ajouter à leur malheur par la division et les querelles entre eux.

(Peter Paul Waibel)

  • Q : Si lui et sa famille ont quelquefois manqué du nécessaire ? R : Il leur arrive plus souvent d’avoir faim que d’être rassasiés. Pas plus loin qu’hier, ayant été poursuivi par les paysans, ils ont été longtemps sans manger. Ce n’est qu’au moment où les gendarmes les ont arrêtés qu’ils ont pu prendre quelque nourriture. En hiver, ils sont fréquemment appelés à coucher dans les bois au milieu des neiges et sont ainsi exposés au froid et à la faim.

(Catherine Huseri)

  • Q : S’ils ont toujours suffisamment à manger ? R : Non. Il arrive souvent qu’ils n’ont rien à donner à leurs enfants. En particulier, ils ont passé ce dernier hiver bien péniblement.

(Joseph Siegel)
Ils sont presque continuellement dans les bois et sont fréquemment appelés à coucher dans la neige en hiver. Ils reçoivent quelquefois l’hospitalité chez les paysans.

  • Q : S’ils ne vont pas demander l’hospitalité dans les hôpitaux et les lieux destinés à recevoir les pauvres ? R : Non. Ils sont toujours en crainte de la gendarmerie qu’ils fuient autant qu’ils peuvent.

(Marianne Strubi)

  • Q : Comment elle a passé l’hiver dernier ? R : dans les bois. De tout l’hiver, ils n’ont pas été onze nuits sous un toit.

(Joseph Schneider)

  • Q : S’il ne reçoit pas l’hospitalité chez les paysans ? R : De tout l’hiver passé, il n’a pas été dix nuits à l’abri sous un toit. Dans beaucoup d’endroits, les paysans sont punis lorsqu’ils accordent l’hospitalité aux heimatlos.

g) Leur vie matrimoniale

(Sebastian Beck)

  • Q : S’il est marié ? R : Non, vu que, dans sa position, il ne peut obtenir nulle part la bénédiction de son mariage. Il vit depuis cinq ans avec Marianne Meyer comme mari et femme.

(Pierre Paul Waibel)
Oui. Il s’est marié à Rome l’année 1822 devant un prêtre avec Anne Marie Wächter. Il a eu le malheur de perdre son acte de mariage dans le canton du Valais il y a près de deux ans.

(Jacob Reichenbach)
Non. Vu sa position d’heimatlos, il n’aurait pas pu faire bénir son mariage nulle part. Depuis quinze ans, il vit avec Catherine Huseri comme si elle était sa femme.

(Joseph Siegel)
Non. Il vit avec Marianne Strubi comme si elle sa femme depuis quatre ans.

(Marianne Strubi)

  • Q : Si avant d’être avec Joseph Siegel, elle a suivi d’autres hommes ? R : Non. Elle a eu une fille il y a onze ans qui est toujours avec elle.

h) Leur santé

(Peter Paul Waibel)
sa vie errante ruine sa santé.

(Jacob Reichenbach)
Il a reçu plusieurs blessures à la bataille de Leipzig. Il en porte encore les traces. Il a été estropié au point de ne pouvoir marcher que difficilement.

(Catherine Huseri)
Son mari et un de leurs enfants ont souvent été malades. Malgré cela, ils ont dû souvent coucher en plain air dans les forêts.

(Joseph Siegel)

  • Q : S’ils boivent de l’eau-de-vie entre eux et s’ils en donnent à leurs enfants ? R : Cela n’arrive pas souvent, mais cependant quelquefois. Quant aux enfants, ils n’en donnent pas aux tout petits, mais bien aux autres.

(Joseph Schneider)

  • Q : Où il a perdu son œil droit ? R : C’est suite à un accident.

i) Leur mort

(Sebastian Beck)

  • Q : S’il a eu des enfants ? R : Il en a eu deux qui sont décédés. L’un est mort-né, l’autre est mort à l’âge de 6 mois. Ils ont été enterrés dans des cimetières au canton de Berne.

(Marianne Mayer)

  • Q : ce que sa mère est devenue. R : Elle est morte dans un village du canton de Soleure, dans une écurie où elle avait reçu l’hospitalité. Elle a été enterrée dans le cimetière de l’endroit.

(Peter Paul Waibel)
Son père est mort en 1817 au couvent de Fahr où il était de passage. Sa mère est morte au couvent d’Einsiedeln où elle était aussi de passage.

(Joseph Siegel)
Son père, qui a été toute sa vie heimatlos, est mort lorsqu’il n’avait que six mois.

(Joseph Schneider)
Sa mère qui était heimatlos est morte lorsqu’il n’était âgé que de huit ans.

j) Leur désir de se fixer

(Peter Paul Waibel)
Il ne demanderait pas mieux que d’avoir un asile pour y travailler de ses mains et y gagner sa vie et celle de sa famille, vu que la vie errante lui est fort pénible, mais il doit se soumettre à sa triste condition.

(Jacob Reichenbach, le militaire déclassé)

  • Q : Si la vie de vagabondage a des attraits pour lui ? R : Non. Il est âgé et infirme. Tout son bonheur serait d’avoir un lieu pour s’y fixer, pour gagner sa vie et celle de sa famille, de pouvoir envoyer ses enfants aux écoles afin de leur donner quelque instruction.

k) le nombre des heimatlos errants

(Sebastian Beck)
Autant qu’il peut en juger, il doit y en avoir environ huit cents.

  • Q : S’ils se trouvent souvent réunis en grand nombre ? R : Cela varie; certaines fois, on les dirige d’un même côté et ils se rencontrent ensemble jusqu’à trente, quarante ou même cinquante personnes.

(Peter Paul Waibel)
Il a ouï dire qu’il y en avait huit cent septante.

(Jacob Reichenbach)
Il a ouï dire qu’il y en avait environ huit cents. Il sait cependant qu’il y en a plusieurs qui se font passer pour heimatlos quoiqu’ils ne le soient pas, en particulier les ressortissants de la commune d’Arth au canton de Schwyz. Ils peuvent ainsi se livrer plus facilement au vagabondage et vivre en concubinage avec les femmes sans être exposés à être reconduits dans leur commune d’origine où ils recevraient des châtiments.

Cet interrogatoire a été fait par la Direction de police pour le Conseil d’Etat qui pourra se faire une idée de tout ce qu’a d’horrible la condition des heimatlos. Ces gens sont ballottés d’un canton à l’autre, vivent sur la frontière jusqu’à ce qu’ils trouvent une  opportunité pour s’enfoncer plus avant dans les territoires cantonaux. Pour ces gens, le concordat du 3 août 1819 est inopérant, car ils n’ont eu de toute leur vie aucun domicile régulier de plus de huit jours dans un canton quelconque. Ils ne peuvent être attribués à aucun canton. Les membres de la direction de police pousse le Conseil d’Etat à prendre contact avec les autorités fédérales (bien faibles à l’époque) pour régler définitivement ce problème. C’est ce à quoi il s’emploie dans un mémorandum qu’il adresse aux autres  cantons le 25 mai 1843: Au lieu d’y rédiger un tableau sombre sur leurs conditions de vie, nous préférons les laisser parler eux-mêmes. Nous avons fait subir un interrogatoire détaillé à ceux qui se sont présentés sur notre territoire et nous croyons que l’exposé naïf qu’ils ont fait de leur situation et qui semble malheureusement trop véridique sera plus propre à faire impression sur vous. C’est le document que nous avons en partie retranscrit ci-dessus (Cartons bleus, AC 522/44, Heimatlos, portefeuille 2, dossiers 3 et 4).

Cette démarche eut un résultat inattendu. Les heimatlos ici décrits ont été reconnus par les autorités thurgoviennes. Un tribunal montra la fausseté de certaines de leurs déclarations. Ainsi, Sebastian Beck s’appelle en fait Müller. C’est un fieffé coquin, un orphelin  en rupture de ban; Jacob Reichenbach un repris de justice. S’il boite, ce n’est pas suite à une glorieuse blessure reçue lors de la bataille de Leipzig, mais il subit ce handicap après s’être cassé la jambe lors d’une tentative d’évasion de la prison où il était détenu, fait  d’armes nettement moins prestigieux. Bref, tous ces heimatlos avaient des communes d’origine et ont préféré une vie errante à une vie ordrée. Cela relativise leurs discours, mais ne change rien à leur condition de vie misérable (surtout pour des enfants, ou des  bébés de quelques mois) qui, elle, semble être bien réelle.

Neuchâtel n’avait aucune envie de se charger de ces gens. Vendredi passé (5 mai), dit un rapport, une de ces familles a été conduite du côté de Lignières où elle est entrée dans le canton de Berne de manière discrète. La deuxième a été conduite vers La Neuveville,  mais a été repoussée immédiatement par la gendarmerie bernoise avec deux autres familles dont le canton de Neuchâtel n’avait pas encore dû s’occuper. Ni une ni deux. Ces trois familles ont été immédiatement embarquées au Landeron pour être déposées  discrètement du côté de Lüscherz. Quant aux deux familles restantes (14 personnes) qui ont séjourné à l’hôpital pour rétablir leur santé, elle ont été transportées ce matin 8 juin à travers le lac avec ordre de les débarquer dans un lieu isolé, l’une désirait se rendre dans le canton de Vaud, l’autre à Fribourg. Mais la Direction de police vient d’apprendre que les polices vaudoises et fribourgeoises sont informées que Neuchâtel détient des heimatlos. Dans la crainte qu’ils soient dirigés sur leurs territoires, elles ont donné des  ordres pour faire visiter tous les bateaux. Il est à craindre qu’elles nous soient ramenées.

Comme vous le voyez, ces heimatlos étaient bien encombrants. Les cantons cherchaient à “refiler en douce” ces gens à son voisin, alors que l’autre partie prenaient toutes les dispositions pour qu’il n’en soit rien. En l’occurrence, la méthode réussit, puisque aucune  personne errante se trouvait sur le territoire neuchâtelois en 1848, lorsque la jeune Confédération helvétique prit enfin des dispositions pour donner à tous les Suisses une commune d’origine. Dans la Constitution fédérale, l’article 80, litt. B, est ainsi conçu : Les  heimatlos et Suisses sans commune sont incorporées dans les communes et le 3 décembre 1850, est promulguée une loi fédérale.

Nous décrirons dans d’autres articles comment le canton de Neuchâtel régla le problème de ses propres apatrides, gens tranquilles, domiciliés et ne posant pas de problèmes sociaux particuliers.