Bulletin 54 / Août 2016

La généalogie au service de l'histoire des immeubles

par Jacques Kaeslin

Deux vénérables bâtisses de Couvet ont retenu l’attention des historiens au fil des publications consacrées aux monuments et sites de notre canton. Autant l’une que l’autre a gardé le même propriétaire durant près d’un siècle, sans que cela provoque la moindre interrogation chez les auteurs des textes où elles étaient évoquées. Grâce à un travail de recherche généalogique approfondi sur ces deux propriétaires à la longévité particulière, nous pouvons remettre « l’église au milieu du village ».

L’Hôtel de l’Aigle et l’ancien Hôtel de l’Écu de France étaient propriétés de François Petitpierre et d’Antoine Favre, tous deux notables de la Commune de Couvet, pour être exacts tous quatre étaient des notables du village. En effet, chaque maison a eu deux  propriétaires successifs portant les mêmes noms et mêmes prénoms, cas peu ordinaire touchant deux immeubles distants l’un de l’autre d’une centaine de mètres.

Deux François Petitpierre

Parlons d’abord de l’Hôtel de l’Aigle. Le bâtiment d’origine date vraisemblablement du 16ème siècle. Un droit de schild, à l’enseigne de l’Aigle Noire, aurait été octroyé au propriétaire des lieux le 3 mars 1716 déjà, octroi qui n’a jamais été consigné dans les  reconnaissances ou les actes de la Chancellerie. De divers documents consultés, il ressort qu’entre 1735 et 1798, année de son rachat par le lieutenant de justice et notaire Henri François Henriod, l’immeuble était propriété de François Petitpierre.

François Petitpierre, baptisé le 31 janvier 1675 à Môtiers, était fils d’Antoine et petit-fils de Balthazar. Le 1er octobre 1712, il épouse Madeleine Favre, fille d’Antoine et veuve de de Jean Borel. Le couple a eu deux filles, Jeanne Madeleine née en 1714, et Marie Louise, née le 1er décembre 1715. Nous ne savons pas si, à ce moment-là, François Petitpierre est propriétaire de la maison qui aurait obtenu un droit de schild à l’enseigne de l’Aigle Noire. Il est dit chapelier de son état.

Rappelons que Neuchâtel passe sous souveraineté prussienne en 1707, que l’ordre de l’Aigle Noire est un ordre chevaleresque prussien, et que François Petitpierre est assurément issu d’une famille ayant de l’influence à Couvet, il a pour parrain et marraine le couple Blaise Petitpierre et sa femme, chirurgien et instituteur. Si nous n’avons rien de concret au sujet de son père et de son grand-père, nous savons en revanche que les parrains et marraines de ses enfants sont des notables. En effet, l’aînée Jeanne Madeleine a pour parrain M. Roy, maire de la Sagne, pour marraine Madame Petitpierre, épouse du maire des Verrières.

Quant à la cadette Marie Louise, son parrain est Simon Peter, receveur de la recette du Landeron, et sa marraine l’épouse du maire de la Sagne. Marie Louise se marie une première fois le 31 décembre 1735, à Couvet. Elle épouse Henri David, fils du capitaine de milice Abraham Besancenet de Boveresse. C’est l’enregistrement de ce mariage qui nous apprend qu’elle est fille de François Petitpierre de l’Aigle, justicier. Ce couple a eu quatre enfants, tous parrainés par des notables du Val-de-Travers (familles De Roy, Chambrier, Motta, Besancenet et Clerc).

Veuve, Marie Louise Petitpierre se marie une deuxième fois à Couvet le 14 juillet 1749. Elle épouse François Petitpierre, fils de Jean Henri Petitpierre, sans doute né en décembre 1720, originaire de Couvet et bourgeois de Dully/VD. Bien que déjà âgée de trente-quatre ans, Marie Louise Petitpierre donne naissance à sept enfants, de son second mariage avec François Petitpierre, fils de Jean Henri.

Nous n’avons pas l’acte de décès du justicier François Petitpierre, fils d’Antoine et père de Marie Louise. Il est vraisemblablement décédé entre 1753 et 1756, ailleurs qu’à Couvet. L’immeuble de l’Aigle Noire devient propriété de François Petitpierre, fils de Jean Henri, lieutenant puis capitaine de milice. Les informations dont nous disposons à son sujet sont sensiblement plus étoffées que celles trouvées au sujet de son beau-père.

Peu regardant avec le respect des lois et coutumes, il a fait fructifier le bien hérité par mariage et est devenu un important propriétaire terrien au village. L’auberge de l’Aigle Noire est bien fréquentée et il y a plusieurs pensionnaires à demeure. Le soir du 1er janvier 1777, l’imposante bâtisse du capitaine Petitpierre est la proie des flammes. Il est de notoriété publique à Couvet que la famille Petitpierre ne prête aucune attention aux risques de feu. Le désastre n’est une surprise pour personne, même si l’on parle d’acte criminel.

Du premier mariage de Marie Louise Petitpierre est né Jean Louis Besancenet qui sera justicier et notaire, après avoir épousé Marie Louise Motta, fille de justicier de Môtiers. Une sœur de cette dernière, Susanne Marguerite Motta, devint épouse de Henri François Henriod, notaire à Couvet et lieutenant de justice du Val-de-Travers. Le couple Henriod-Motta devient propriétaire de l’immeuble de l’ancienne auberge de l’Aigle Noire en 1798.

Du second mariage de Marie Louise Petitpierre est née Marie Henriette, baptisée le 28 août 1752 à Couvet. Le 28 octobre 1771 au Russey/Doubs, elle épouse Pierre Ordinaire, né le 11 septembre 1741 à Quingey/Doubs, ancien pensionnaire de l’auberge Petitpierre à Couvet dont nous avons raconté l’histoire dans le numéro 49 de notre bulletin .

Le capitaine de milice François Petitpierre de l’Aigle a été enseveli à Couvet le 7 mars 1800, à l’âge de 79 ans, trois mois et quinze jours.

Deux Antoine Favre

Évoquons maintenant le cas de l’ancienne auberge de l’Écu de France de Couvet, restée propriété d’Antoine Favre durant plus d’un siècle ! Dans ce cas aussi, c’est grâce à la recherche généalogique que nous avons pu démêler l’écheveau. Voici ce qu’écrit Jean Courvoisier au sujet de cet immeuble, en page 45 du tome III de son ouvrage sur les monuments d’art et d’histoire du canton de Neuchâtel : « la maison de l’Écu de France porte, bien visible, la date 1690. Elle a sans doute été bâtie par et pour Antoine Favre, maître tailleur de pierre et architecte, sur un fonds maintenu auparavant à l’état de clos. Dès 1696, apparaît la mention où pend pour enseigne l’Écu de France. En 1821, les héritiers d’Antoine Favre, établis à Nantes, durent néanmoins solliciter du Conseil d’État un droit d’auberge en règle, n’ayant pu produire la concession de 1693. »

L’assurance Mobilière de 1810, sous numéro 14, mentionne que l’immeuble est situé à Couvet, qu’il sert à l’habitat, avec grange, écurie, remise et boutique, et qu’il est propriété d’Antoine Favre, ancien d’église. Cette inscription diffère quelque peu de celle portée sur le plan du village de Couvet, dressé en 1780 par le justicier Guyenet, qui indique que le bien-fonds appartient aux frères Antoine Favre, ancien d’église et Pierre François Favre, capitaine de milice. 

Antoine Favre, architecte et tailleur de pierre, serait né vers 1658. Fils de Blaise, lui aussi tailleur de pierre, Antoine Favre faisait partie d’une fratrie de treize enfants. Il était neveu de Jonas Favre (vers 1630-1694), illustre maçon et architecte, à qui l’on doit nombre de bâtiments en Principauté ainsi qu’au-delà de nos frontières. Ayant grandi dans une famille où la pierre n’a plus rien de secret, il est possible qu’Antoine Favre se soit lancé lui-même dans la construction de la vaste maison de l’Écu de France de Couvet, peut-être aussi avec l’aide de son jeune frère Jean François, de quatorze ans son cadet, qui est dit maçon et tailleur de pierre.

En 1696, Antoine Favre est dit propriétaire de la maison où pend l’enseigne de l’Écu de France, auberge offrant le logis à pied et à cheval, aux rouliers cheminant sur la route de France. Uni à Salomé Divernois, on ne lui connaît aucune descendance et l’on ne peut affirmer qu’il ait tenu lui-même l’établissement, qui était à cette époque en concurrence directe avec ses proches voisins, l’Hôtel de l’Aigle Noire et celui du Lion d’Or. Nous avons tout lieu de penser qu’il n’a pas persévéré dans l’exploitation de l’auberge et que celle-ci a été fermée assez rapidement. Antoine Favre figure dans le recensement de la population de Couvet en 1750. Il y est dit architecte, il vit seul et sans famille dans cette maison. Il est décédé presque centenaire, en août 1757 à Couvet.

Antoine Favre ne laisse pas de descendant, le partage de ses biens ne peut que poser un problème au sein de sa nombreuse parenté, de sorte que la liquidation de sa succession ne s’est sans doute pas réalisée à bref délai. Nous n’avons pas trouvé d’acte notarié consacré spécifiquement au partage de ses biens. Par recoupement avec d’autres actes, dressés par des notaires de Couvet, nous pouvons affirmer que l’immeuble de l’auberge de l’Écu de France est devenu propriété de petits-neveux d’Antoine Favre architecte, à savoir Antoine et Pierre François Favre, fils d’Abraham, lui-même fils de Jean François, maçon et tailleur de pierre, frère cadet d’Antoine.

En l’état, la date du transfert de propriété reste un mystère. Il est vraisemblablement survenu en 1774-1775. Un acte dressé par le notaire Jean Henri Berthoud indique, en date du 31 mars 1777, qu’Antoine et Pierre François Favre en sont propriétaires, que le  dernier nommé vend par engagère à leur père Abraham, ancien d’église et assesseur du Vénérable Consistoire seigneurial, sa part du bien-fonds, charge au père d’assurer le paiement des dettes de son fils aîné.

Antoine Favre, né en 1734 à Couvet, était indienneur de son état, métier qu’il a sans doute appris au village à la manufacture d’indiennes Borel Bosset & Guyenet, fermée en 1772. Marié une première fois en 1756 à Yverdon et devenu veuf après neuf ans de mariage, il épouse en secondes noces, le 10 mai 1766 à Couvet, Marguerite Henriette Petitpierre, fille de David, lieutenant de bourgeoisie. Le couple aura sept enfants qui vont quitter jeunes le domicile familial et émigrer en France. Bien qu’il rencontre quelques difficultés financières, peut-être du fait de la fermeture de la manufacture, Antoine Favre est un notable de Couvet où il exerce les fonctions de conseiller et de gouverneur de la communauté, du moins jusqu’à sa révocation par l’assemblée du village, pour avoir outrepassé ses droits et provoqué des frais à la Commune.

Antoine Favre s’était lancé, à titre personnel, dans des travaux d’aménagement en bordure du torrent Le Sucre, jouxtant le bien-fonds de l’Écu de France, modifiant le tracé de la rivière et déstabilisant l’assise du pont voisin, travaux entrepris dans la perspective de la construction de la première distillerie d’absinthe de Couvet pour son locataire, le major Daniel Henri Dubied-Duval. Ses descendants étant tous établis à Nantes où ils prospéraient dans la fabrication d’indiennes destinées au commerce négrier, le couple Favre quitte le village natal dans le courant de 1796 pour rejoindre sa progéniture en Loire Atlantique.

Antoine Favre décède à Nantes le 20 novembre 1803. Sous la raison sociale Favre-Petitpierre & Cie, sa descendance acquit une renommée internationale par la qualité de sa production, amassa une fortune importante et exerça des fonctions de premier plan au sein de l’administration et de l’armée de son pays d’adoption. À Couvet, la maison familiale est assurée dès 1810, année de la mise en place de l’Assurance mobilière. Servant à l’habitat (encore occupée par la famille Dubied), dotée d’une grange, d’une écurie et d’une boutique, elle est inscrite comme étant propriété de l’ancien Antoine Favre.

Ses hoirs ne seront pas en mesure de présenter les documents attestant de l’octroi du droit de schild initial et ne peuvent plus assumer les charges de l’immeuble qui va faire l’objet d’une saisie. Les démarches entreprises pour remettre le bateau à flot aboutissent en 1825 avec l’autorisation d’exploiter une auberge à la même enseigne que dans le passé. Le premier tenancier du nouvel Écu de France a été Isaac Pierre Montandon. Le nom d’Antoine Favre disparaît des registres vers 1830, cédant la place à celui de son fils Charles Gabriel, contrôleur des droits réunis à Angoulême. Après son décès en 1847, le bien-fonds devient propriété de Jacob Brauen, le nouvel aubergiste. L’hôtel ferme ses portes en 1898, l’immeuble sert uniquement à l’habitat et passe en mains de Louis Fritz Flückiger, producteur d’extrait d’absinthe.

L'Hôtel de l'Aigle de nos jours